Comment voit-on l’autre ? Regards croisés
[…]
Jacques — Ce bref exposé sur la colonisation amène à s'interroger sur la méconnaissance réciproque et l'incompréhension qui caractérisent les rapports entre Français et Africains. Comment ces deux peuples qui se côtoient si intimement depuis le XVIe siècle, qui se sont mêlés et emmêlés dans tant de circonstances heureuses et malheureuses de l'histoire, sont-ils si ignorants l'un de l'autre, si éloignés mentalement, si étrangers ? Faut-il y voir une des conséquences de cette « assimilation » manquée ?
Tid — Il faudrait refaire l'histoire de la colonisation. Plutôt que d'une assimilation manquée, il s'agirait en ce cas d'une rencontre manquée.
Mais si l'on pousse cette question dans ses limites, elle ouvre un champ d'interrogation et de réflexion plus vaste, qui va au-delà du simple cas de la France et de l'Afrique et introduit au thème plus général des relations humaines et de la communication.
Pour ce qui concerne les peuples et les nations, point n'est besoin d'aller si loin jusqu'en Afrique. Penses-tu que les Anglais et les Français qui se côtoient depuis les temps les plus reculés et qui ne sont séparés que par un minuscule détroit se connaissent davantage, se comprennent mieux, sans parler des Allemands ? N'as-tu jamais lu de traités des relations entre Français et Anglais ou de la vision que les Allemands ont des Français et l'inverse, c'est-à-dire les Anglais et les Allemands dans le regard des Français ? Et que dire des Belges ? Tu y découvrirais des modèles achevés d'incompréhension, de stéréotypes.
On pourrait en dire de même entre Anglais et Irlandais, que dis-je, entre Franciliens et Bretons ou entre Parisiens et Auvergnats, au XIXe siècle notamment.
Jacques — En effet, il existe tout un florilège en la matière. J'ai effectivement connu des traités sur les relations entre Français et Anglais, mais aussi entre Allemands et Français, une véritable anthologie du genre. J'en relèverai simplement quelques extraits significatifs pris au hasard, concernant d'abord la vision française des Anglais et la vision anglaise des Français.
Dans la vision française des Anglais au XIXe siècle, on peut noter cette idée répandue par le très sérieux Taine selon laquelle les « Anglais ont de grandes dents et de grands pieds ». L'explication de ces traits physiques résidant dans les aspects physiques et naturels du pays : froid, qui impose une nourriture carnée développant les mâchoires et la pratique des exercices physiques.
(Revue Historique n° 515. Problèmes de la communication franco-britannique aux XIXe et XXe siècles. François Crouzet)
François Crouzet constate en outre que, entre peuple français et peuple anglais, il est des visions moins anecdotiques et moins légères. L'une assimilait ainsi le Français « soit à l'enfant, soit à la femme et réservait aux Anglais masculinité et virilité... Aux Français également le caractère poids plume, le manque de sérieux d'un homme-pantin, gesticulant, bavard et querelleur... »
François Crouzet note aussi que le regard que les Anglais portaient sur les Français pouvait être influencé par celui qu'ils portaient sur les Allemands à la même époque. Ainsi, au XIXe siècle et dans l'entre-deux-guerres, « à l'égard de l'Allemagne, la germanophilie avait la francophobie pour contrepoids ». D'où cette vision de Carlyle, « opposant l'Allemagne noble, patiente, profonde, pieuse, solide, tendre, loyale, à la France capricieuse, superficielle, vaine et turbulente ».
Winston Churchill ne déclarait-il pas lui-même en 1941 sous forme de regret que : « le Tout-puissant, dans son infinie sagesse, n'a pas jugé bon de créer les Français à l'image des Anglais ».
Tid — Cette vision anglaise des Français ressemble à s'y méprendre à des jugements que j'ai lus ailleurs portés par les Français des colonies d'Afrique sur leurs sujets indigènes.
Jacques _ Ce bref tableau, fort incomplet, pourrait être enrichi par la vision allemande des Français incarnée dans les propos du célèbre poète national allemand Goethe (jugé le plus francophile des Allemands).
Pour Goethe, « aimable, vif, intelligent, cultivé, éminemment sociable et courtois, doué d'un sens pratique avisé et ne perdant jamais le contact avec la réalité, clair par son esprit et dans sa façon de présenter ses idées, ingénieux à les vulgariser, le Français a tous les défauts de ses qualités. Léger, frivole, superficiel, inconstant, hanté jusqu'à la manie par le souci de plaire, n'agissant jamais par désintéressement, donnant le pas à l'agrément sur la vérité, à la forme sur le fond, à la convention sur la nature, dépourvu d'idéalisme, toujours ballotté entre les idées ou les partis extrêmes, infatué de lui-même et de sa culture, incapable d'estimer ce qui n'est pas lui, méfiant et dédaigneux à l'égard de tout ce qui est étranger, esclave de son Paris, de ses traditions nationales... » (Goethe et la France. Hippolyte Loiseau)
Son compatriote et contemporain Lessing, dans sa Dramaturgie, s'élève contre « la duplicité française, qui sait cacher les grimaces les plus haineuses derrière le masque souriant de la politesse ».
Mais, Goethe dans son jugement, semble justifier plus loin le qualificatif defrancophile qui lui fut attribué toute sa vie lorsqu'il s'exclame :
« Comment aurais-je pu écrire des chants de haine, sans haine !
Comment, alors que civilisation et barbarie sont pour moi si importantes, aurais-je pu haïr une nation qui est au nombre des plus civilisées de la terre, et à qui je dois une si grande part de ma propre culture ? »
Et même le français (c'est-à-dire la langue française) qu’il qualifie en d'autres circonstances de langue de la perfidie par excellence, se trouve paré de grâce et de vertus quand il déclare :
« Les Français ont la langue de leur esprit et de leur tempérament ; leur langue est claire et logique comme leur esprit, faite pour les rapports sociaux, comme ils le sont eux-mêmes. Elle est gracieuse, polie, souple. Elle est par excellence le langage des cours et des gens du monde, la langue la plus commode pour les relations sociales, la langue des précautions oratoires et de la diplomatie. Le français est la langue la plus propre à la vulgarisation scientifique... »
Il est intéressant de noter que quelques années plus tôt, le même auteur affirmait : « la langue française semble avoir été créée pour exprimer ce qu'il y a de plus superficiel dans le superficiel, le français est la langue du vice et de la perfidie, la langue des réticences, des demi-vérités, du mensonge, dont la grande diffusion dans le monde s'explique, justement, parce que, entre toutes les langues, elle est la plus commode pour déguiser sa pensée, la plus commode par exemple, à l'amant préparant une trahison... ». Il fait dire ainsi à l'un de ses personnages dans sa pièce Wilhelm Meister « Dès qu'un amant a recours au français vis-à-vis de sa belle, c'est la preuve qu'il songe à la quitter. »
Tid — En somme, ces regards que tente de porter Goethe, cette vision d'un peuple et de son caractère révèlent la complexité de ce genre d'exercice, la difficulté à cerner avec objectivité, à juger avec équité l'âme de tout un peuple. Comment caractériser, juger toute une nation à travers les propos et les gestes d'un seul individu sous prétexte qu'il appartient à cette nation ? C'est comme le trop fameux stéréotype du gentleman anglais à fine moustache, melon et parapluie, ou le Français à l'éternel béret et baguette de pain sous le bras...
Jacques — Vision partiale et partielle.
Tid — Oui. Mais toutes ces représentations, tous ces stéréotypes qui caractérisent la vision française des Anglais et la vision anglaise des Français ou encore la vision allemande des Français ont, depuis le XIXe siècle, subi une évolution certaine, des retouches plus ou moins sensibles, contrairement à la vision que les Européens en général ont de l'Afrique et des Africains. Cette vision semble s’être figée, défiant le temps.
Si l'Europe et l'Afrique n'appartiennent pas au même tronc commun de culture, elles appartiennent au tronc commun de l'humanité.
Dans cette vision que les peuples ont les uns des autres, dans ces regards croisés, chaque peuple se sert de l'autre comme d'un miroir, attendant de lui qu'il lui renvoie sa propre image en positif. Ainsi quand les Anglais disent des Français qu'ils sont hypocrites, c'est par rapport à l'image qu'ils se donnent ou qu'ils entendent qu'on leur donne, celle de la franchise et de la transparence. De même lorsque les Allemands trouvent les Français légers, superficiels, indisciplinés, c'est parce qu'ils se décernent à eux-mêmes le brevet de sérieux, de pondération et de civisme.
Lorsqu'à leur tour les Français voient les Allemands lourds, patauds, ils entendent se faire renvoyer à leur avantage, l'image de la finesse, de la politesse, celle de la délicatesse de mœurs, c'est-à-dire de l'urbanité exquise.
Ainsi, en même temps que l'autre renforce l'image qu'il souhaite se donner à lui-même, il lui faut un repoussoir qui le rassure.
Jacques — Il faut à chacun son repoussoir pour être.
- Tid- A chacun son miroir.