Comment fabrique-t-on des clandestins ?
Encore l'immigration ? Oui, mais "clandestins" et sans papiers
Il ne sera question ici que d'une réflexion sur la "fabrique" de clandestins, de ce qui produit objectivement un clandestin. Il ne sera question ni de chiffres, ni de statistiques d'immigrés irréguliers (toujours hypothétiques et sujet à caution). Ne seront pas non plus évoqués le parcours des clandestins, leurs illusions, leur échec ou leur réussite, pas plus que les raisons historiques, politiques et économiques qui poussent des personnes à prendre le chemin de l'exil. Partir, c'est mourir un peu, écrivait Roland Dorgelès. Mais partir peut être aussi le moyen de renaître, de revivre, partir pour mieux revenir, bref, partir pour être.
La chronologie des faits est bien connue en France, de 1945 à 2000. Au lendemain de la 2e Guerre mondiale (comme au lendemain de la 1ère), les besoins de bras étrangers pour reconstruire le pays dicte aux autorités l'ouverture des frontières pour recruter massivement la main- d'oeuvre étrangère. Les Trente glorieuses (1945-1974) constituent à cet égard la période faste où immigrés et autochtones ont communié dans la conviction d'être utiles les- uns aux autres, dans la "fraternité" des besoins réciproques.
Seuls étaient refusés les étrangers catalogués dangereux pour l'ordre publique (politique et social). [Même si un tri pas toujours avoué privilégiait les populations européennes voisines : Italiens, Belges, Allemands puis Espagnols, Portugais, Yougoslaves, Roumains, Polonais. Une catégorie de travailleurs devait être limitée, sauf cas de nécessité majeure : Maghrébins et Subsahariens]. De fait, les refus systématiques furent rares, tous les bras étant alors utiles.
Incontestablement ce fut le temps des entrées massives. Le général de Gaulle officialisa cette orientation dans le fameux mémorandum "Impératif migratoire" lancé dès 1945, lequel comportait trois volets :
- Immigration massive dans un cadre régulier et contrôlé.
- Monopole de l'Etat dans le recrutement.
- Insertion facilitée des étrangers dans la société française.
L'Office national de l'immigration (ONI), organisme officiel, créé à cette fin, devait constituer l'instrument de la mise en oeuvre de la politique migratoire de l'Etat.
Des clandestins légaux ?
Mais apparut rapidement le décalage entre la politique officielle du gouvernement et les besoins sans cesse croissants des acteurs économiques, ces derniers exigeant toujours plus que les normes fixées par le gouvernement et son incapacité à satisfaire la demande. Le patronat passait outre les directives de l'ONI en argumentant ainsi :
"Notre pays a besoin de main-d'oeuvre à bas prix, laissons entrer le plus grand nombre possible de personnes, il sera toujours temps après de fermer les portes et de renvoyer les surnuméraires...".
En 1956-1957, l'immigration clandestine s'intensifia pour deux raisons principales :
- Les besoins toujours plus grands de travailleurs étrangers liés à la modernisation industrielle, en temps de surchauffe économique.
- Les incidences de la guerre d'Algérie.
L'ONI ne suivant plus le rythme, les immigrés prirent l'habitude de se rendre sur place pour se faire embaucher, le gouvernement fermant les yeux. Cela ne contrariait en rien la politique migratoire officielle qui préconisait "le recours à l'immigration comme moyen de stimuler la croissance". Cette politique fut confirmée par le rapport général de la Commission de la main-d'oeuvre du IIIe Plan (1958-1951), stipulant :
"Le recours à l'immigration doit être considéré non pas comme un palliatif qui permettrait de résoudre quelques crises passagères, mais comme un apport continu indispensable à l'accomplissement des besoins du IIIe Plan". (Revue française du travail, avril-juin 1958).
Le Premier ministre Georges Pompidou, encourageait sans réserve cette position ainsi que l'initiative des étrangers d'entrer dans le pays pour se faire embaucher, passant par-dessus textes et règlements. Il déclarait ainsi en 1963 devant l'Assemblée nationale :
"L'immigration est un moyen de créer une certaine détente sur le marché du travail et de résister à la pression sociale".
Le ministre des Affaires sociales, Jean-Marcel Jeanneney, confirmait en 1966 :
"L'immigration clandestine, elle-même, n'est pas inutile car, si l'on s'en tenait à l'application stricte des règlements et accords internationaux, nous manquerions de main-d'oeuvre".
L'immigration clandestine légalisée ?
Cette double tendance, celle de l'immigration légale massive et celle de l'immigration clandestine non moins massive, fut désormais la règle, se créant ainsi dans le pays une culture de la clandestinité en matière d'immigration.
1974 : le couperet !
Chocs pétroliers et crise économique aidant, une circulaire du 5 juillet 1974 annonça la suspension de l'immigration et la fermeture des frontières. Soit !
Mais cette mesure ne fut accompagnée d'aucune pédagogie de l'immigration en direction des pays pourvoyeurs, ni même à l'intérieur de l'Hexagone. Sauf la chasse aux illégaux et une politique de fermeté et de reconduite à la frontière.
D'où les difficultés du moment à juguler les flux migratoires et les énormes dépenses consenties pour y faire face. Pour quel résultat ! Le décalage existe toujours entre les objectifs politiques déclarés et la réalité des besoins en main-d'oeuvre. Si bien qu'en 2012 il y a plus d'immigrés clandestins détenteurs d'emploi que dans les années 80 ou 90.
Paradoxe ?
La première des explications c'est que les migrations sont inévitables et utiles et que les immigrés, même clandestins, sont des indésirables utiles, voire indispensables. L'actualité en administre la preuve au quotidien. Le livre du sociologue Nicolas Jounin fourmille d'exemples illustrant ce conflit d'intérêt entre la doctrine officielle de "l'immigration zéro" et les besoins d'entreprises en travailleurs clandestins.
Ce sociologue, maître de conférence à l'université Paris VIII, s'est immergé, de 2001 à 2004, dans le secteur du bâtiment comme travailleur manuel, et a pu ainsi observer de l'intérieur les pratiques sur plusieurs chantiers. Il répond ainsi aux questions d'un journaliste :
"- Pourquoi les entreprises du bâtiment ont-elles recours à la main-d'oeuvre en situation irrégulière ?
- Parce qu'elles ne peuvent pas s'en passer. Les étrangers - en situation irrégulière (certains ont des titres de séjour d'un an qui les rendent à peu près aussi vulnérables) - occupent des postes dévalorisés comme manoeuvres ou ferrailleurs. Les manoeuvres sont plutôt originaires d'Afrique noire, les ferrailleurs du Maghreb. Ce sont des métiers très durs. Les étrangers acceptent des conditions de travail que d'autres refuseraient. Si ces métiers sont pénibles, ils sont plus rémunérateurs que le nettoyage ou la sécurité, autres secteurs dans lesquels on trouve des sans-papiers [...]. Le recours aux sans-papiers a permis aux entreprises de faire l'économie d'une réflexion sur le moyen de retenir et fidéliser leurs salariés. Elles savent qu'elles finiront toujours par trouver des bras".
Aujourd'hui, une catégorie de main-d'oeuvre étangère, les "nounous" et autres travailleurs sociaux, le "service à personnes" en général, occupent des emplois dont l'utilité n'échappe à personne. Cette catégorie de travailleurs, illégaux pour la plupart, croît d'année en année.
Comment ces personnes en situation irrégulière peuvent-elles occuper ces emplois ?
"En théorie, l'employeur est censé demander le titre de séjour de son employé. Mais, dans les faits, il lui est "techniquement possible" de salarier une personne en situation irrégulière, confirmait M. Francis Etienne, directeur de l'immigration au Ministère de l'immigration et de l'identitié nationale (juillet 2010)."
Le conflit existe donc toujours entre règlementation et réalité des besoins, regard de l'Etat et intérêt des entrepreneurs, notamment dans certaines catégories de métiers.
Et si la fermeture des frontières et le durcissement des lois produisait les clandestins ?
Il existait un système de noria bien établi, entré dans les traditions depuis la fin des années 40. Par exemple l'ethnie soninké (Mauritanie, Sénégal, Mali) qui voyait les générations se succéder sur la route entre leur pays et la France.
« Il s'agissait alors d'une migration temporaire et pendulaire, par rotation. Les aînés qui partaient pour quelques années rentraient au pays pour être remplacés par les plus jeunes. Le jeune frère était ainsi assuré de prendre la relève de l'aîné qui après trois ou quatre ans passés en France, rentrait définitivement, se mariait (s'il était célibataire) et occupait sa place dans la société, auréolé de son passé de migrant. Si cette relève ne pouvait être assurée parce que la famille ne comptait qu'un garçon, ce dernier était astreint à plusieurs séjours successifs jusqu'à un âge avancé.
Ce système de rotation qui assurait la mobilité des travailleurs africains entre le pays d'accueil et le pays d'origine se fige aujourd'hui, les frontières étant désormais fermées à ce genre de mouvement. Ceux qui réussissent néanmoins à franchir la barrière par des voies détournées pour se retrouver en France entendent y rester de peur de ne plus pouvoir y revenir s'ils rentraient chez eux au bout de deux ou trois ans. Et les plus jeunes, les cadets qui, traditionnellement étaient appelés à assurer naturellement la relève, se heurtant aux mêmes barrières érigées à l'entrée de l'Europe, tentent le tout pour le tout pour les franchir au moyen de la clandestinité ou de trafics plus ou moins avouables, notamment de faux papiers. Car que faire lorsque la porte est fermée et qu'on veut entrer ? Entrer par la fenêtre ! On est alors clandestin. » (Tidiane Diakité, L’immigration n’est pas une histoire sans paroles, Les Oiseaux de Papier)
La fermeture des frontières, en brisant cette noria traditionnelle, véritable instrument de régulation naturelle de l'immigration, a transformé des migrants réguliers en clandestins sans papiers, fantômes invisibles mais utiles.
(A suivre)