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18 novembre 2023 6 18 /11 /novembre /2023 08:59

 

LA SAGESSE DE BOUDDHA

 

 

Quelques pensées

 

 

 

> Un bref aperçu de sa vie

Bouddha (L’Éveillé), de son vrai nom, Siddhartha Gautama, serait né au 6e siècle avant J.C, à Lumbini (Népal actuel).

Son père, le roi Suddhodana, gouvernait le royaume des Sakya ; sa mère était la reine Maya, morte peu après sa naissance.

Selon les textes bouddhistes, à sa naissance, une prophétie annonçait qu’il deviendrait soit un roi puissant, soit un grand maître spirituel.

Il est instruit et éduqué dans le respect de l'hindouisme, loin de la souffrance et de la misère qui existent à l’extérieur du palais familial.

À 16 ans il épousa la jeune princesse Yasodhara qui lui donna un fils.

Siddhartha vivait dans le luxe du palais paternel jusqu'à son expérience avec les Quatre Signes (un homme âgé, un homme malade, un homme mort, un ascète religieux). Il comprit que tous ceux qu’il aimait, tout ce qu’il avait, disparaîtrait un jour car tout le monde est soumis à l’âge, la maladie, la mort. Mais il remarqua que l’ascète, bien que condamné aussi, restait serein. Celui-ci lui expliqua qu’il suivait le chemin de la réflexion spirituelle et du détachement, qu’il était donc indifférent à la perte.

Il prit aussi conscience de la misère dans laquelle vivait le peuple et une nuit, après avoir enfilé la robe d'un ascète, il quitta le palais. Il se tourna vers l’ascétisme et avec l’aide de grands maîtres, il pratiqua l’austérité et se concentra sur la méditation.

À 35 ans, s’asseyant sous un figuier, il promit de ne pas en partir avant d’avoir atteint la vérité ultime.

Il reconnut que la souffrance venait du fait de l’attachement des hommes à ce qu’ils sont, possèdent… alors que la vie n’est qu’évolution, transformation.

Il est le fondateur de la philosophie religieuse du bouddhisme.

Après une vie d’ascète et d’errance, Siddhartha Gautama, connu sous le nom de Bouddha, mourut vers 480 av J.C, à un âge très avancé.

 

 

>Très belle introduction de Marc de Smedt à son livre « Paroles du Bouddha ».

« Siddharta Gautama, qui sera appelé plus tard le Bouddha, l'Éveillé, est né il y a 2500 ans environ dans le nord de l'Inde, tout près de l'actuelle frontière du Népal, à Lumbini. On dit que son père était un roi : les fouilles archéologiques dans la région ont permis de découvrir que c'était en tout cas un seigneur, une sorte de chef de clan, celui des Shakyas. Il naquit donc dans une famille puissante, les Gautama, aux moyens d'existence nettement supérieurs à ceux du commun. La légende nous dit aussi que son père, soucieux d'une prédiction faite par un ermite au moment de la naissance de son fils, annonçant que celui-ci serait soit un grand roi, soit un grand sage, fit tout pour que cela soit évidemment la première partie de la prophétie qui se réalise. Le jeune prince Siddharta reçut donc une éducation guerrière et intellectuelle poussée, et son père fit tout pour lui éviter soucis et ennui. Danseuses, chasses, précepteurs, serviteurs l'occupent donc à plein temps. On le marie aussi à la jolie Yasodhara, fille d'un clan voisin qui lui donnera un fils. Mais tout cela ne fait pas son bonheur : il est en effet tourmenté et déprimé par l'existence de la maladie, de la misère, de la vieillesse et de la mort qui lui « ôtent toute fierté au sujet de cette vie que je menais » et dont il ressent la futilité. Alors, une nuit, il quitte le palais et sa famille, il s'enfuit loin de la vie facile pour chercher la vérité et essayer de comprendre le sens de l'existence. Il a trente ans. Il coupe sa longue chevelure, quitte ses vêtements luxueux pour une simple tunique et part suivre l'enseignement des sages du temps. Durant des années il pratique des techniques de yoga, il jeûne, il écoute des philosophies, mais sans apaiser sa soif de comprendre. Alors il décide de s'enfermer dans une grotte et d'y méditer jusqu'à découvrir le pourquoi des choses. Il y reste jusqu'à devenir une sorte de squelette halluciné qui se nourrit d'une graine par jour. Sans résultat. Dans un sursaut il sort de sa grotte pour ne pas y mourir comme un chien dans un trou, il se traîne jusqu'à un arbre où il s'adosse entre les racines pour, au moins, finir en plein jour. Et là, il entend un maître de musique s'installer avec ses élèves dans un bosquet proche. Le maître dit : « Pour qu'un luth fasse de la bonne musique, il faut qu'il soit bien accordé ; si les cordes sont trop lâches, le son est mou, si les cordes sont trop tendues, le son est discordant. Il faut trouver l'accord juste. » A ces paroles, Gautama a une véritable illumination. Il réalise qu'elles s'appliquent à son cas : prince, il menait une existence trop molle, déliquescente, et, vagabond errant, il mène une vie inutile qui le conduit aux portes de la déchéance, pour rien. Il comprend que la vérité est dans l'équilibre des forces et découvre ainsi le premier principe de ce qui deviendra le bouddhisme : la voie du juste milieu. Le corps et l'être doivent être harmonieusement accordés pour donner un juste mouvement et être utiles aux autres. Une nouvelle vie commençait pour lui : tout en reprenant vigueur il se recueillera encore longuement avant de se décider à enseigner ceux qui le désiraient dans ce qu'il a appelé le Noble Chemin, composé de huit préceptes qui peuvent nous servir encore aujourd'hui : la vision correcte, la parole correcte, l'action correcte, la vie correcte, l'effort correct, l'attention correcte et la méditation correcte. Il mourut à quatre-vingts ans : une nouvelle philosophie était née. Elle ne suscita jamais de guerres. » (Marc de Smedt, Paroles de Bouddha, Albin Michel, Carnets de sagesse.)

 

 

>Quelques pensées de Bouddha

 

« Toute conquête engendre la haine, car le vaincu demeure dans la misère. Celui qui se tient paisible, ayant abandonné toute idée de victoire ou de défaite, se maintient heureux. »

 

 

« Un homme peut bien dépouiller autrui, autant qu’il convient à se fins : mais dépouillé à son tour par autrui, tout dépouillé qu’il est, il le dépouille encore.

Tant que le fruit n’a pas mûri, le sot s’imagine : « Voici mon heure, voici mon occasion ! » Mais quand son acte a porté ses fruits, tout se gâte pour lui. Le tueur se fait tuer à son tour ; le vainqueur trouve quelqu’un pour le vaincre ; l’insulteur se fait insulter, le persécuteur a des tracas.

Ainsi par l’évolution de l’acte qui dépouille il est dépouillé à son tour. »

 

 

 

« Actuellement, ô brahmane, les gens sont enflammés de désirs illégitimes, accablés par leurs appétits dépravés, obsédés par de fausses doctrines. Étant ainsi, ils saisissent des glaives acérés et s’ôtent la vie les uns au autres, et beaucoup périssent. De plus, sur ces gens enflammés, accablés, obsédés, la pluie ne tombe pas régulièrement. Il est difficile d’avoir de quoi manger. Les récoltes sont médiocres, frappées de la moisissure, mal venues. Ainsi, beaucoup périssent. Telle est la raison, telle est la cause de l’apparente perte et croissance de l’humanité. Voilà pourquoi les villages ne sont plus des villages, les bourgs ne sont plus des bourgs, les villes ne sont plus des villes, et les régions campagnardes sont dépeuplées. »

 

 

« Faciles à voir sont les fautes d’autrui : celles de soi sont difficiles à voir. En vérité les fautes des autres, nous les passons au van comme la balle du grain, mais celles du soi nous les couvrons comme le rusé joueur cache le coup qui le ferait perdre. »

 

 

« Le temps est un grand maître, le malheur, c’est qu’il tue ses élèves. »

 

 

« Chaque matin nous renaissons à nouveau. Ce que nous faisons aujourd’hui est ce qui importe le plus. »

 

 

« Ne demeure pas dans le passé, ne rêve pas du futur, concentre ton esprit sur le moment présent. »

 

 

« Accepte de qui est, laisse aller ce qui était, aie confiance en ce qui sera. »

 

 

« Quand vous adorez une fleur, vous l’arrachez, mais quand vous aimez une fleur, vous l’arrosez tous les jours. Celui qui comprend cela, comprend la vie. »

 

Marc Smedt 

> Marc de Smedt

Né le 21 octobre 1946, est un écrivain et un journalise français, spécialiste des techniques de méditation et des sagesses du monde. Il est aussi éditeur.

Il dirige et codirige plusieurs collections chez Albin Michel : Carnets de sagesse, Paroles de, Espaces libres, Spiritualités Vivantes.

Il dirige aussi les Éditions du Relié.

Il est également Directeur de rédaction et de publication du magazine Nouvelles Clés (devenu Clés et qui a cessé son activité en 2016) qui est spécialisé dans l’exploration des traditions spirituelles qui peuvent aider chacun à faire le point sur les différentes sagesses, mais aussi sur la santé du corps et de l’esprit, sur l’écologie au sens large.

De 1970 à 1981, il a suivi l’enseignement du maître zen Taisen Deshimaru.

Il est membre du jury du prix Alexandra—David-Néel/Lama-Yongden.

 

 

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2 octobre 2023 1 02 /10 /octobre /2023 16:13

FACE AUX ALÉAS DE LA VIE

 

Le livre de Bertrand Piccard Changer d’Altitude a été préfacé par Matthieu Ricard. Dans cette préface il nous montre que l’on peut être heureux face aux aléas de la vie.

Chacun se fait son propre bonheur ou malheur.

Depuis des années, des décennies, je dis toujours à mon épouse, quand il y a des difficultés, ceci :

« Imagine que tu voles au-dessus de notre monde et que tu regardes tous ces êtres humains qui s’agitent dans tous les sens, comme des fourmis. Tu relativises, tu vois que les problèmes sont minuscules dans ce grand Univers. Reste zen, prends les choses comme elles viennent. Soyons juste heureux de vire, le reste n’a pas beaucoup d’importance. »

****

Bertrand Piccard nous donne aussi une leçon de vie dans son ouvrage « Changer d’altitude »

Bertrand Piccard

****

*Brève biographie de Bertrand Piccard

Bertrand Piccard est né en 1958 à Lausanne (Suisse). Il est psychiatre, mais aussi explorateur et environnementaliste suisse.

Il est le fils de l’océanographe Jacques Piccard qui a exploré les fonds marins et petit-fils du physicien Auguste Piccard qui, lui, a exploré la stratosphère.

Dans les années 1960 il vit en Floride où son père travaille dans le groupe du programme Apollo. Grâce à un ami de la famille, Wernher von Braun, il assiste au décollage de certaines fusées.

Tout en étudiant la psychiatrie, il devient pionnier du vol libre et ULM en Europe. Il s’essaie aussi au vol en montgolfière, en parapente, deltaplane (champion d’Europe de 1985). Il est vainqueur de la 1ere course transatlantique en ballon (1992).

Avec André Borschberg, il développe et pilote en alternance l’avion Solar Impulse. Ils réalisent le tour du monde en 2016.

Son épouse, Michèle Piccard, avec laquelle il a eu trois filles, participe au service de communication de Solar Impulse.

Il est fait chevalier de l’ordre de Saint-Charles (2012) et promu au rang d’officier de la Légion d’honneur (2017).

****

*Quelques ouvrages

  • Une trace dans le ciel
  • Quand le vent souffle dans le sens de ton chemin
  • Changer d’altitude, quelques solutions pour mieux vivre sa vie
  • Réaliste, soyons logiques autant qu’écologiques.

Bertrand Piccard « est persuadé que l’esprit de pionner ne se limite pas à l’exploration du monde extérieur, mais que c’est avant tout dans notre vie de tous les jours qu’il nous faut le développer. » (Bertrand Piccard, Changer d’Altitude, Pocket).

 

*Préface de son livre écrite par Matthieu Ricard

« Bertrand Piccard nous a habitués à admirer la manière dont il a su, à force d'imagination, de créativité, de persévérance et de courage, transmuer ses rêves en réalité. Avec Changer d'altitude, il nous offre le fruit de réflexions sur son expérience vécue. Ce partage est présenté avec une ingénuité rafraîchissante qui ne vise pas à théoriser sur la meilleure manière de planifier le cours de notre destinée, mais à dégager les leçons de vie qui lui ont paru les plus fécondes, sans jamais perdre de vue l'aspect pragmatique de leur mise en œuvre.

Bertrand nous rappelle notamment que vouloir que le présent soit autre chose que ce qu'il est constitue l'une des plus grandes causes de frustration dans l'existence. C'est aussi la plus inutile. Chaque jour, nous nous trouvons à la croisée de chemins qui sont également le nouveau point de départ d'un futur souvent imprévisible dont nous pouvons cependant être l'architecte inspiré. La peur de l'inconnu s'estompe si nous disposons des ressources intérieures nous permettant de faire face aux aléas de la vie. Pour ce faire, écrit Bertrand, nous devons nous libérer du joug des idées préconçues, puisque : « Nous devenons la plupart du temps prisonniers non pas des vents de la vie, mais de notre propre façon de penser et de comprendre l'existence. »

Notre esprit peut être notre meilleur ami comme notre pire ennemi, et la qualité de chaque instant qui passe est étroitement liée à notre façon d'interpréter le monde. Quoi qu'il arrive, nous avons la possibilité de faire différemment l'expérience des choses et de transformer la façon dont nous traduisons les circonstances extérieures en bien-être ou en mal-être.

Bertrand s'insurge contre la quête « de la maîtrise et du contrôle, de la réponse à toutes les questions, de la construction de certitudes rassurantes ou d'explications toutes faites ». De fait, notre contrôle des conditions extérieures est limité, éphémère, et le plus souvent illusoire. Pour influentes que soient ces conditions, le mal-être et le bien-être sont essentiellement des expériences vécues. Il convient donc de nous demander quelles sont les conditions intérieures qui vont miner notre joie de vivre et quelles sont celles qui vont la nourrir. Changer notre vision du monde n'implique pas pour autant un optimisme naïf pas plus qu'une euphorie factice destinée à neutraliser I’adversité.

« La vie, écrit Bertrand, est remplie de ces situations que nous ne pouvons pas changer et, pourtant, nous avons appris à les refuser plutôt qu'à les utiliser à notre avantage. [...] L'idéogramme qui correspond au mot "crise" en chinois nous y encourage. Il est composé de deux parties, la première signifiant le risque et le danger, alors que la seconde exprime la notion d'action à entreprendre, d'opportunité à saisir. » Les obstacles qui se dressent sur notre chemin ne sont pas désirables en eux-mêmes, mais peuvent devenir des catalyseurs de transformation si l'on sait les utiliser à bon escient. Ne pas être déstabilisés par les revers de fortune ne signifie pas qu'ils ne nous affectent pas ou que nous les ayons éliminés à jamais, mais qu'ils n'entravent plus notre chemin de vie. Il est important de ne pas laisser l'anxiété et le découragement envahir notre esprit. Shantideva, sage bouddhiste du VIIe, siècle, nous le rappelle : « S'il y a un remède, à quoi bon le mécontentement ? S'il n'y a pas de remède, à quoi bon le mécontentement ? »

Il en va de même pour la souffrance. Bertrand cite une enquête réalisée auprès de personnes souffrant d'un cancer et auxquelles on a demandé : « Est-ce que le cancer a eu de quelque façon que ce soit une influence positive sur votre vie ou sur votre sentiment d'exister ? Si oui, laquelle ? » « Environ la moitié des malades, note-t-il, ont répondu par l'affirmative, en citant comme principaux aspects positifs une vie plus intense et plus consciente, davantage de compréhension envers autrui, une meilleure relation avec le conjoint et un plus grand épanouissement intérieur et relationnel. »

Selon la voie bouddhiste, la souffrance n'est en aucun cas souhaitable. Cela ne signifie pas que l'on ne puisse pas en faire usage, lorsqu'elle est inévitable, pour progresser humainement et spirituellement. Comme l'explique souvent le Dalaï-Lama : « Une profonde souffrance peut nous ouvrir l'esprit et le cœur, et nous ouvrir aux autres. » La souffrance peut être un extraordinaire enseignement, à même de nous faire prendre conscience du caractère superficiel de nombre de nos préoccupations habituelles, du passage irréversible du temps, de notre propre fragilité, et surtout de ce qui compte vraiment au plus profond de nous-mêmes.

La façon dont nous vivons ces vagues de souffrance dépend donc considérablement de notre propre attitude. Ainsi vaut-il toujours mieux se familiariser et se préparer aux souffrances que l'on est susceptibles de rencontrer et dont certaines sont inévitables, telles la maladie, la vieillesse et la mort, plutôt que d’être pris au dépourvu et de sombrer dans la détresse. Une douleur physique ou morale peut être intense sans pour autant détruire notre vision positive de I’existence. Une fois que nous avons acquis une certaine paix intérieure, il est plus facile de préserver notre force d’âme ou de la retrouver rapidement, même si, extérieurement, nous nous trouvons confrontés à des circonstances particulièrement difficiles.

Cette paix de l'esprit nous viendrait-elle simplement parce que nous la désirons ? C'est peu probable. On ne gagne pas sa vie seulement en le souhaitant. De même, la paix est un trésor de l'esprit qui ne s’acquiert pas sans efforts. Si nous nous laissons submerger par nos problèmes personnels, aussi tragiques soient-ils, nous ne faisons qu'accroître nos difficultés et devenons également un fardeau pour ceux qui nous entourent. Toutes les apparences prendront un caractère hostile, nous nous révolterons amèrement contre notre sort au point de douter du sens même de l'existence. Aussi est-il essentiel d'acquérir une certaine paix intérieure, de sorte que, sans diminuer en aucune façon notre sensibilité, notre amour et notre altruisme, nous sachions nous relier aux profondeurs de notre être.

Bertrand consacre également une partie de son ouvrage à la manière de résoudre ou d'éviter les conflits, en adoptant le point de vue de I’autre, en faisant preuve d'ouverture et de compréhension, en souhaitant trouver une solution mutuellement acceptable et en se gardant à tout prix de creuser plus profondément le fossé qui sépare deux points de vue. Un proverbe oriental dit que l'on ne peut applaudir d'une seule main. De même est-il difficile de se disputer avec une personne qui ne souhaite absolument pas entrer dans une stratégie de confrontation. La bienveillance et le calme intérieur sont les meilleurs moyens de désamorcer les conflits naissants.

Pour Bertrand : « La liberté, la vraie, ne consiste pas à pouvoir tout faire, mais à pouvoir tout penser. À penser dans toutes les directions et à tous les niveaux à la fois, sans aucune restriction. » On pourrait aussi évoquer le Mahatma Gandhi qui affirma « La liberté extérieure que nous atteindrons dépend du degré de liberté intérieure que nous aurons acquis. Si telle est la juste compréhension de la liberté, notre effort principal doit être consacré à accomplir un changement en nous-mêmes. »

Dans les années soixante-dix, un Tibétain vint trouver un sage âgé, auquel je rendais moi-même visite, près de Darjeeling, en Inde. Il entreprit de lui raconter ses malheurs passés, puis continua par une énumération de tout ce qu'il redoutait du futur. Pendant ce temps, le sage faisait tranquillement rôtir des pommes de terre sur un petit brasero posé devant lui. Au bout d'un moment, il dit au visiteur plaintif : « A quoi bon tant te tourmenter pour ce qui n'existe plus et pour ce qui n'existe pas encore ? » Interloqué, le visiteur se tut et resta un bon moment en silence auprès du maître, qui lui tendait de temps à autre quelques bonnes patates croustillantes.

La liberté intérieure permet de savourer la simplicité limpide du moment présent, libre du passé et affranchi du futur. Se libérer de l'envahissement des souvenirs du passé ne signifie pas que l'on soit incapables de tirer des enseignements utiles des expériences vécues.

S’affranchir de I ‘appréhension à l'égard du futur n’implique pas que l'on soit incapables d'aborder l’avenir avec lucidité, mais que l'on ne se laisse pas entraîner dans des tourments inutiles.

Une telle liberté a une composante de clarté, de transparence et de joie que la prolifération habituelle des ruminations et des fantasmes interdit. Elle permet d’accepter les choses avec sérénité sans pour autant tomber dans la passivité ou la faiblesse. C'est aussi une manière d'utiliser toutes les circonstances de la vie, favorables ou adverses, comme facteurs de transformation personnelle, d'éviter d'être distraits ou arrogants lorsque les circonstances sont favorables, ou déprimés quand elles se font contraires. Ainsi, sans nous départir de notre force d'âme et de notre paix intérieure, nous serons constamment disponibles pour œuvrer au bien d’autrui et au service de nobles causes qui donnent un sens à chaque instant qui passe. »

Matthieu Ricard

****

*Brève biographie de Matthieu Ricard

Matthieu Ricard, né en 1946 à Aix-les-Bains, est un essayiste et photographe français. Docteur en génétique, il devient moine bouddhiste tibétain et réside surtout au monastère de Shéchèn au Népal.

Il est le fils de la peintre française Yahne Le Toumelin et du philosophe, essayiste, journaliste et académicien Jean-François Revel (de son vrai nom Jean-François Ricard)

Par ailleurs, il est aussi le neveu du navigateur Jacques-Yves Le Toumelin, le frère de la poétesse et écrivaine, Ève Ricard et le demi-frère du haut fonctionnaire Nicolas Revel.

Matthieu Ricard fait ses études au lycée Janson-de-Sailly à Paris.

Très tôt il se passionne pour la photo : « Je souhaite utiliser la photographie comme une source d'espoir, pour redonner confiance dans la nature humaine et raviver notre émerveillement devant les splendeurs de la nature ». Il expose et publie ses photographies. 

Très jeune, il découvre la spiritualité à travers l’œuvre de René Guénon. Il cherche à passer de la théorie à la pratique.

Il voyage en Inde et rencontre des maîtres spirituels tibétains, notamment le maître Kangyour Rinpoché.

Après sa thèse en génétique cellulaire à l’Institut Pasteur, il s’établit dans l’Himalaya (1972). Il y médite, étudie et pratique le bouddhisme tibétain.

En 2017 il vivait dans un petit ermitage en montagne en alternance avec sa vie au monastère.

Il devient moine en 1979, et en 1980 il rencontre pour la première fois le dalaï-lama grâce à Dilgo Khyentsé Rinpoché

« Quand j'ai quitté l'Institut Pasteur en 1972, j'avais de côté l'équivalent de six mois de salaire au CNRS, ce qui m'a permis de vivre quinze ans sur place. Durant ces années, j'ai vécu avec 30 euros par mois, ne faisant rien d'autre que méditer ». (Matthieu Ricard)

 

 

 

Ricard traduit le tibétain en français et en anglais et depuis 1989 il est l’interprète en français du dalaï-lama.

En 2000 il fonde l’association humanitaire Karuna Shechen et fait partie du Mind and Life Institute, une association qui facilite les rencontres entre la science et le bouddhisme.

Il collabore avec des institutions de différents pays : Etats-Unis (université du Wisconsin-Madison, Université de Princeton, Université Berkeley en Californie), Allemagne (Institut Max Planck de Leipzig), Belgique (Centre de Recherche du cyclotron à Liège), France (INSERM de Lyon et Caen).

Matthieu Ricard, végétarien, s’est aussi engagé pour la protection de la nature et des animaux.

****

*Quelques-uns de ses ouvrages

  • Solitudes
  • Carnets d’un moine errant
  • Le moine et le philosophe
  • L’art de la méditation
  • Cerveau et méditation
  • Quand la mort éclaire la vie
  • Paroles du Dalaï-Lama

 

Matthieu Ricard collabore à la création du site Treasury of Lives, une encyclopédie biographique en ligne.

Il consacre l’intégralité de ses droits d’auteurs à plus de 200 projets humanitaires au Tibet, en Inde et au Népal.

 

 

 

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7 février 2023 2 07 /02 /février /2023 15:04

 

LA FEMME, L’HOMME, L’AMOUR

DE

L’OCCIDENT ANCIEN À NOS JOURS

QUELLE PLACE, QUEL ORDRE DANS LA SOCIÉTÉ ? (2)

 

 

Éternel débat

 

***

 

« Le poète a toujours raison,
qui voit plus haut que l'horizon
Et le futur est son royaume
Face à notre génération, je déclare avec Aragon
La femme est l'avenir de l'homme
… » (Jean Ferrat)

 

***

 

**Qui ? Pourquoi ? Comment ?

Peut-on parler de l’histoire du rôle de la femme dans le couple et dans la société, de nos jours, sans évoquer ce que fut le débat des Anciens sur cette épineuse question ?

La Femme est-elle inférieure, supérieure ou égale à l’homme ?

 

***

 

« Je ne réclame aucune faveur pour les femmes, tout ce que je demande à nos frères, c’est qu’ils retirent leur pied de notre nuque ».( Ruth Bader Ginsburg)

 

***

 

 « La femme est l’avenir de l’homme » dit Jean Ferrat, dans sa chanson, s’inspirant de Louis Aragon, lequel a écrit dans son poème « Le Fou d’Elsa » :

 

« L'avenir de l'homme est la femme.

Elle est la couleur de son âme.

Elle est sa rumeur et son bruit.

Et sans elle, il n'est qu'un blasphème. »

 

Cette affirmation est-elle valable pour tous et de tout temps ?

Et l’ère des sorcières ?

 

????

**Hommes-Femmes. Forces ou faiblesses ?

 

Et les sentiments dans tout cela ? Et l'Amour ?

 

Heureusement qu'ils existent. Ils constituent l'exception à la règle. Et quand l’Amour paraît, sur son chemin et face à lui, il n'y a plus ni riche, ni beau, ni intelligent, ni laid, ni impur, il n'y a que l'Amour. Et c'est cela précisément qui fait sa noblesse.

Par rapport à ce thème sécuritaire, comme il vient d'être souligné, on a souvent soutenu que la femme était incapable de garder le secret. Ce préjugé ou cette conviction qui a cours dans nombre de civilisations dans le monde ne peut à mon sens se justifier que par rapport à ce besoin de sécurité.

 

Quel rapport entre les deux, me direz-vous ?

 

Justement, lorsqu'on garde un secret et qu'on est tenu de le garder pour longtemps ou pour toujours, cela représente une sorte d'inconfort moral, soit parce que ce secret est celui d'une faute commise, auquel cas on est soumis aux coups répétés de la conscience, soit parce que c'est le secret d'un événement heureux qui procure une joie immense et alors, on brûle du désir de le communiquer à autrui. Dans l'un et l'autre cas, le secret se révèle lourd à porter.

Alors, la femme avoue ou divulgue, ce qui met fin à l'inconfort, voire à l'insécurité. C’est sans doute un aspect paradoxal chez celle-ci, qui est par ailleurs la première à s’enflammer en principe, en dénonçant l'injustice à l'égard des plus faibles. Cela explique bien des actions dans l'histoire. Notamment le fait que très souvent, on voit les femmes à la tête des révolutions, non pour casser ou brûler, mais pour pacifier, en rétablissant les équilibres nécessaires au moyen de la justice et l'équité.

 

 

Ainsi le 5 octobre 1789, des femmes au nombre de six à sept mille, parties du faubourg Saint-Antoine et du quartier des Halles à Paris, décidèrent une marche mémorable sur Versailles, réclamant du pain à Louis XVI. Manque de pain, donc inconfort et insécurité.

 

Le 23 février 1917, la Marche des femmes russes à Saint-Pétersbourg — qui constitua du coup l'acte de naissance de la révolution russe — avait pour motivation première de réclamer au Tsar Nicolas II, « la paix et du pain », mais aussi des libertés, donc la fin de l'autocratie. Leur marche par sa détermination et sa spontanéité finit par entraîner le courage et l'action des hommes. De même que lorsque les hommes se terraient, lâches et tremblants, on a vu dans certains pays d'Afrique des femmes sortir, dignes de spontanéité et de courage, affronter mains nues, les balles et braver les brutalités des sbires du pouvoir. Ce fut déjà le cas au Sénégal lors de la très longue et très dure grève des cheminots du chemin de fer « Dakar-Niger » qui s'est déroulée du 10 octobre 1947 au 19 mars 1948. A l'annonce de l'échec des négociations entre la délégation des cheminots africains et la direction française du chemin de fer, bravant les militaires et forçant les barrages au péril de leur vie, les femmes organisèrent spontanément une longue et éprouvante marche sur Dakar (de Thiès à Dakar : distance d'environ cinquante kilomètres), destinée à obtenir le règlement pacifique et honorable du conflit.

De même, pour protester contre l'arrestation arbitraire et l'emprisonnement massif des dirigeants du tout jeune « Parti Démocratique de Côte d'Ivoire » (section du R.D.A. : Rassemblement Démocratique Africain, fondé en 1946 à Bamako) décidés par les autorités coloniales le 5 février 1949, les femmes organisèrent une marche fameuse (restée dans les annales d'histoire du pays) sur la capitale du territoire Grand-Bassam pour réclamer la libération de leurs hommes ainsi que la paix.

 

 

Plus récemment encore, dans l'histoire de l'Afrique indépendante, les femmes surent en maintes occasions faire preuve de la même détermination et de la même inclination dans l'action en faveur de la paix et de la justice.

De même, la volonté des femmes du Caucase du Sud (volonté contrariée par le gouvernement russe) de manifester (sous forme de rassemblements et de défilés), en faveur de l'arrêt de la guerre et de la paix en Tchétchénie, répond aux mêmes impératifs et aux mêmes penchants naturels. Pourquoi ? Tout simplement parce que leurs maris, arrêtés ou fusillés, elles perdaient tout soutien, toute source de confort moral et de sécurité. Il ne s'agit pas que de la sécurité matérielle mais morale et psychologique. Et surtout de cette propension naturelle à la paix et à la justice. Pour toutes ces raisons, la femme a souvent été par ailleurs un précieux auxiliaire de la police ou de la justice, indépendamment de son pouvoir naturel de séduction parce que prompte à avouer et dénoncer.

Bien sûr, certains hommes sont également incapables de garder un secret comme il est des femmes capables de garder des secrets.

 

***

 

 « Vous avez brisé le sceptre du despotisme […] et tous les jours vous souffrez que treize millions d’esclaves portent les fers de treize millions de despotes ! » (Requête des dames à l’Assemblée nationale)

 

 

Alors faut-il brûler la femme ? Bien sûr que non ! Il faut l'encenser, l'aduler, l'adorer.

Il est un autre aspect pour lequel il serait dans l'intérêt de l'Humanité que ce prochain siècle soit celui de la femme. Qui voit-on dans la rue, défiler, protester et manifester pour réclamer la paix ? Lorsque la violence s'installe dans un pays ou une région, la fraction de la société qui s'élève contre cette violence, crie fort et manifeste pour le retour de la paix, ce sont les femmes. Presque toujours dans l'histoire, l'initiative de ces mouvements de protestation en faveur de la paix s'inscrit au crédit de la femme. C'est ainsi que le 28 mars 1915, des femmes représentantes des partis socialistes de sept pays d'Europe : Allemagne, Angleterre, France, Italie, Pays-Bas, Russie et Suisse se rencontrèrent à Berne pour élaborer une résolution définitive condamnant la guerre et faire pression sur leurs gouvernements respectifs.

 

 

« La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. » (Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne)

**La Femme plus anti-guerre que L’homme ?

 

Il arrive aussi souvent que les hommes suivent. Mais ce sont les femmes parfois spontanément, en tout cas sincèrement (pense-t-on avec foi) qui ouvrent la marche.

Ce fut le cas, ici en Corse, là en Algérie ou ailleurs, en Bosnie, ces défilés en faveur de la paix démontrent avec éclat que l'injustice qui consiste à éloigner les femmes des rênes de la direction des pays pour les maintenir en marge de la vie politique constitue un crime contre la paix. Faire accéder les femmes au pouvoir, ce serait aussi faire changer les hommes. Les femmes au pouvoir, c'est la paix dans le monde.

A ce propos, « Madame Emma Bonino, commissaire européen chargée de l'aide humanitaire, envoyée spéciale de l'Union Européenne en Yougoslavie, puis au Zaïre lors de la crise rwandaise de 1996, incarne le mieux l'idée que je me fais de la femme responsable, de la femme aux commandes de l'action politique. En l'observant à l'œuvre, au milieu d'un monde hostile et sourd, j'ai admiré en elle le naturel, allié à la conviction et à la détermination dans l'action, la justesse de ton alliée à la justesse de vue, le courage allié au sens de la justice et guidé par la générosité. Bref, le devoir dans sa plénitude, l'action au strict service de l'humain, sans démagogie ni faux-fuyants.

Bien entendu, parmi les femmes dirigeantes de leur pays, il peut y avoir des exceptions. La guerre des Malouines ainsi que l'action politique de celle qui en fut la principale protagoniste (la Première ministre britannique de l’époque), administrent la preuve qu'il peut aussi y avoir des femmes-faucons, des femmes-fauves, ou tout simplement des femmes politiques qui font moins bien ou qui font autant que les hommes pour la préservation de la paix et la sauvegarde de la justice sociale. Les « Belle Irène » cela existe aussi. Au-delà, c'est la place de la femme dans nos sociétés qui demeure la question essentielle. » 

 

  •  

 

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28 janvier 2023 6 28 /01 /janvier /2023 10:52

 

LA FEMME, L’HOMME, L’AMOUR

DE

L’OCCIDENT ANCIEN À NOS JOURS

QUELLE PLACE, QUEL ORDRE DANS LA SOCIÉTÉ ? (1)

 

 

Éternel débat

 

????

 

**Qui ? Pourquoi ? Comment ?

Peut-on parler de l’histoire du rôle de la femme dans le couple et dans la société, de nos jours, sans évoquer ce que fut le débat des Anciens sur cette épineuse question ?

La Femme est-elle inférieure, supérieure ou égale à l’homme ?

 

***

 

« Le poète a toujours raison,

qui voit plus haut que l'horizon
Et le futur est son royaume
Face à notre génération, je déclare avec Aragon
La femme est l'avenir de l'homme…
 »
(Jean Ferrat)

 

***

 

« La femme est l’avenir de l’homme » dit Jean Ferrat, dans sa chanson, s’inspirant de Louis Aragon, lequel a écrit dans son poème « Le Fou d’Elsa » :

 

« L'avenir de l'homme est la femme.

Elle est la couleur de son âme.

Elle est sa rumeur et son bruit.

Et sans elle, il n'est qu'un blasphème. »

 

Cette affirmation est-elle valable pour tous et de tout temps ?

Et l’ère des sorcières ?

 

***

 

« Je ne réclame aucune faveur pour les femmes, tout ce que je demande à nos frères, c’est qu’ils retirent leur pied de notre nuque ».( Ruth Bader Ginsburg)

 

***

La vision de la vie et du monde imprimée par le XXe siècle finissant est une vision comptable, la vision statistique de l'existence humaine faite d'additions et de soustractions, vision mesurée, chronométrée à la seconde, au millième de seconde. C'est la vision du travail productif calculé, asservissant l'homme y compris dans sa vie privée, dans son intimité.

Dans ce siècle qui s'achève — siècle cartésien et siècle des utopies — et pour le XXIe siècle débutant, que souhaiter pour les Fils de la Terre ? Doit-on espérer un nouveau Messie ? L'Église, depuis longtemps atone est à présent aphone. La science a déjà donné : il y a longtemps qu'on l'a vue à l'œuvre.

Et l'homme ? Ce vingtième siècle finissant compte plus de pantalons que d'hommes.

Et la Femme ? Pour paraphraser Malraux, je pense que le XXIe siècle sera celui de la Femme ou ne sera pas.

Puisse ce siècle futur nous faire la grâce d'une vision plus humaniste, adoucie par le rêve, la poésie, l'amour fraternel et universel. Formons le vœu que le XXIe siècle soit celui de la Femme enfin ! Que ce siècle libère l'homme, réinvente, réhabilite et sanctifie l'Amour en le débarrassant des relents mercantilistes imposés par l'esprit du XXe siècle. « L’avenir de l’homme est la femme » a dit le poète Aragon. Puisse-t-elle le devenir plus que jamais.

 

 

L'Amour, c'est un très grand mot, sans doute le plus beau et le plus noble. C'est un concept aux contours infinis. Comment parler d'amour sans parler de la femme ? Comment parler de la femme sans évoquer le sexe. Comment parler d'amour sans l'allusion au mariage, à l’homme, à la famille ?...

Sujet inépuisable et délicat, l'amour est aussi un mystère absolu. C'est sans doute l'une des rares permanences de la création, donc éternelle et universelle. J'entends amour physique comme amour sublimé, car l'amour conjugue le corps et l'esprit. Il est la communion de la beauté du corps et de la splendeur de l'esprit. Mais il peut aussi y avoir amour sans corps et amour sans esprit. Sans entrer plus loin dans ces subtilités, un souvenir se présente à moi qui constitue en soi un symbole.

Lors de mes débuts en tant qu’enseignant, je me trouvais à une heure printanière et matinale dans une classe, face à des élèves de sixième. Soudain, alors que j'étais en pleine explication au tableau, je constatai que mes élèves avaient tous le regard rivé du côté de la cour et étaient subitement devenus sourds, aveugles et muets à mes questions. J'ai donc suivi instinctivement la direction de leur regard et qu'ai-je vu ? Un chien et une chienne en pleins ébats sur la pelouse de la cour, sur laquelle donnaient toutes les fenêtres basses de la salle. Quel spectacle ! J'étais à la fois partagé par celui du dehors et par celui offert par ces petites têtes blondes (garçons et filles) concentrées sur un objet unique, et rouges jusqu'aux oreilles.

Mais le plus important se passait sans doute dans ma tête car je me suis mis à délibérer sur la conduite à tenir. Fallait-il priver les enfants de ce spectacle et les obliger à suivre une leçon qui, du coup, perdait peut-être pour eux tout intérêt, au risque de provoquer chez eux une auto culpabilisation d'avoir bravé un « interdit », de s'être livrés à une jouissance non prévue et non autorisée, d'avoir volé un bref instant d'un bonheur qui ne leur était pas dû ?

Ma conscience de pédagogue, prise à défaut, se révoltait à cette idée. Alors, j'ai tout de suite pensé à rentabiliser didactiquement cet instant, à en faire une sorte de séance d'éducation active ou d'éveil. Mais, sur quelle substance ? En accord avec quelle partie du programme d'histoire-géographie ou d'éducation civique de sixième ? Avec quels objectifs et quelle méthode d'évaluation en conformité avec les Instructions officielles des Autorités de l'Éducation Nationale ?

Tiens, l'éducation sexuelle ! Seulement, j'ai aussitôt pris conscience de mes insuffisances, des failles de ma propre formation en la matière. Rien dans les programmes ni dans ma formation d'enseignant ne mentionne cette éducation sexuelle. Or, devant des élèves de sixième, face à une matière humaine aussi délicate que fragile, on ne dit pas n'importe quoi, on n'emploie pas n'importe quel mot n'importe comment. On pense au présent et au futur, aux acquis des élèves, et surtout aux conséquences de toute action et de tout propos. En la circonstance, l'adéquation du propos à l'objectif, ainsi qu'à la formation et à l'éducation doit être parfaite. Ce fut alors à mon tour de baisser les yeux et de me culpabiliser sur mes lacunes car je me sentais incapable de trouver le mot juste adapté à la circonstance. Pour qu'une intervention de ma part en guise d'initiation ou d'éducation puisse atteindre son but, il aurait fallu qu'elle passionne ces enfants au moins autant, sinon davantage que le spectacle que le hasard leur offrait sans frais ni contrainte.

Pris par ces réflexions, je voulus tout de même réagir sans la moindre certitude que la solution que j'allais adopter serait la bonne ; peut-être était-elle d'ailleurs la plus maladroite qui soit. Brusquement, je tirai les rideaux des fenêtres et m'adressant aux enfants je leur dis :

« Je ferme, non pas parce que je vous reproche de regarder dehors, mais parce que j'ai envie qu'on termine la leçon déjà commencée car la fin de l'heure approche ».

Les élèves obtempérèrent sans discussion mais visiblement contrariés. Cette maladresse fut à son comble lorsque, un quart d'heure environ après, pensant que ces « acteurs » inespérés étaient partis, j'entrouvris un pan de rideau afin de m'en assurer (car les rideaux tirés, nous étions obligés d'allumer les lampes, ce qui en cette journée de printemps où nous bénéficiions de rayons de soleil généreux, faisait plutôt triste à côté de la lumière naturelle, sans parler du gaspillage d'énergie). Constatant que le couple de chiens était toujours là, en pleine action, je refermai d'un geste brusque le rideau. L'effet que cela fit dans la classe sur mes jeunes auditeurs fut délirant. Il aurait fallu voir ces petits garçons et filles se tordre de rire ! soulevés par une hilarité tout à fait inhabituelle, eux que j'avais jusqu'à présent connus si timides... Décidément, cette fois, le coup était manqué pour de bon. Il fallut en prendre son parti.

Enfin la sonnerie de midi retentit. Les élèves partis, je ne fus pas pour autant délivré de mes tourments et de mes réflexions. Je méditai alors, tête basse, derrière mon bureau sur mon incapacité à faire face de manière positive à cette situation.

- S'il s'était agi d'enfants d'une grande ville (la commune où j'exerçais compte quelque huit mille habitants), de Paris, placés dans les mêmes conditions, auraient-ils réagi différemment que ces enfants ?

  • S'il s'était agi de petits Anglais du même âge, d'une petite commune du Yorkshire ou d'une grande ville comme Londres, auraient-ils eu une attitude différente ?
  • S'il s'était agi de petits Russes, de petits Chinois, de petits Africains d'une commune rurale ou d'une grande ville, auraient-ils eu une autre réaction ?

Autre question :

  • Si au lieu d'un chien et d'une chienne nous avions eu affaire à des humains, à un homme et une femme, tous ces enfants, d'ici, de là ou d'ailleurs réagiraient-ils autrement ?
  • Si à la place de petits garçons et de petites filles de dix - douze ans nous avions de jeunes adultes de vingt - trente ans, des personnes plus âgées, de quarante à quatre vingt-dix ans, regarderaient-ils ces chiens et ces humains ? Rougiraient-ils comme mes petits élèves de sixième ? Mais aussi :
  • Si au lieu de petits enfants de cette fin de vingtième siècle nous avions dans la même classe, dans les mêmes circonstances, de petits contemporains de Confucius, de Jules César, de Louis XIV, de Soundiata, de Samory, de Béhanzin ou de petits Européens, de petits Chinois ou de petits Africains de l'an 5020 ? Le fil conducteur de tout cela étant le même phénomène : l'Amour. Quel mystère ! Ainsi donc l'Amour, en tout temps et en tout lieu, fait subir sa loi, aux humains : le faire, le dire, en vivre, en mourir.

L’amour est mystère, quelles que soient sa forme et sa nature.

Peut-on le définir ? Qu'est-ce que l'Amour ?

Et  qu'est-ce qui distingue l'amour de l'amitié ?

 

***

 

Seul l'amour peut garder quelqu'un vivant. (Oscar Wilde)

 

***

L'Amour, c'est la rencontre de l'âme et du corps. L'Amitié, c'est la rencontre de l'âme et de l'âme. Il faut aussi de l'émotion qui est l'expression sensible et visible de l'amour, c'est-à-dire de la vie. Le propre de l'amour c'est d'irradier le corps et l'esprit de vie, c'est de permettre de s'émerveiller des différences. La griserie de l'amour n'a rien de comparable avec celle du pouvoir. L'amour en soi est plénitude, il se suffit à lui-même ; il est complet en soi au contraire du pouvoir qui n'est jamais plénitude, qui n'est jamais complet en soi. Le pouvoir une fois atteint, celui qui s'y installe vise autre chose, il a d'autres soifs, soif d'autres choses, ce peut-être, justement soif d'amour et de tendresse. Mais l'amour et le pouvoir coexistent mal car l'amour entre deux êtres, pour mériter son nom et sa dignité, exige l'égalité, le partenariat dans son sens le plus noble alors que le pouvoir pour être, doit dominer.

Bien entendu toute réflexion sur l'amour et sa nature implique une allusion à la femme, mais aussi à l'homme, aux différences qui ne se situent pas uniquement au niveau du sexe.

Et à ce propos quelle place ce dernier occupe-t-il en Amour ?

 

 

Depuis Saint-Augustin (vers 450 après J.C.), le sexe, c'est le péché, vu de l'Église. C'est le péché originel. Mais au-delà du sexe, en comparaison de l'homme et de la femme, cette dernière me semble plus proche de la vérité que l'homme, plus lumineuse, plus céleste donc plus proche de la nature. Sa constitution anatomique et sa physiologie en fournissent une confirmation. Ses règles mensuelles, ses grossesses... mais aussi le fait qu'elle donne naissance à un petit être qui a été pendant neuf mois une partie de son propre corps, de sa chair et dont elle suit les premiers pas et l'évolution jour après jour, lui confère un mode de fonctionnement, un temps (ou calendrier) plus proche de la vraie nature avec ses cycles.

La mère et la terre sont les manifestations d'un même principe, « d'un même mystère, celui de la germination, de la fécondité et de la vie », donc de la nature. Aussi la femme est-elle plus proche de la réalité des choses et de la vie que l'homme. A cela s'ajoute un certain acquis provenant de la société et de l'éducation. Sans dresser un tableau de l'éducation comparée du jeune garçon et de la jeune fille dans nos sociétés occidentales depuis l'Antiquité et le Moyen Age, on peut simplement se référer à deux traits de la vie quotidienne. Cette habitude entre autres de distinguer le petit garçon de la petite fille dès l'âge de deux à trois ans par ces termes

- Ne pleure pas, tu es un garçon ; un garçon ne pleure pas ; tu n'es pas une petite fille. Allons, voyons !

Ce qui a pour conséquence que dans sa vie future, l'homme passera son temps à cacher et à se cacher, à masquer ses émotions, ses sentiments, les plus pénibles comme les plus heureux, s'éloignant ainsi de l'état de nature vérité. L'homme cache et se cache.

 

 

 

Pour extrapoler à un niveau plus terre à terre, je verrai cette différence jusque dans l'habillement.

Entre l'homme et la femme, il y a ceci : lorsqu'un homme veut séduire une femme, il a recours à tout ce qui cache le mieux sa nature physique.

 

Quant à la femme, pour séduire l'homme de ses rêves ou les hommes en général, elle accorde la primauté au naturel (au sens premier du terme), aux dépens des accoutrements qui sont autant de masques. Elle a recours à la minijupe qui donne l'avantage aux mollets et aux genoux. La consigne expresse dictée à la jupe, fut-elle mini, maxi ou fendue, c'est de garantir aux jambes absolue liberté et naturel, liberté d'expression aux mollets et chevilles, liberté de mouvement aux jambes et hanche.

La chaussure sera choisie en fonction de son aptitude à laisser apparaître les chevilles, et la robe est appréciée pour ce quelle laisse aux épaules leur liberté de s'exposer à l’air libre et aux regards, le décolleté faisant loi. Sauf dans les pays où l’on contraint la femme à se couvrir des orteils aux cheveux.

 

Je me suis toujours demandé quelles étaient les principales motivations de l'homme dans l'existence. Autrement dit, qu'est-ce qui met les humains en mouvement sur terre ? Je sais que Freud met le sexe au centre de tout. Mais quoi d'autre ? Je vois aussi un besoin sécuritaire, inné en chaque individu, homme et femme. C'est ce besoin de sécurité qui explique pour une bonne part les formidables mouvements des peuples à travers toutes les périodes de l'histoire. C'est incontestablement l’un des moteurs du monde. Mais il est encore plus fort semble-t-il chez l'individu pris isolément et tout particulièrement la femme. La psychologie de la femme est dominée par un impérieux besoin sécuritaire, par un besoin de sécurité maximum. Elle ne supporte ni l’inconfort, ni l'insécurité. Ainsi, face à deux hommes, elle ira comme par instinct du côté de celui susceptible de lui garantir une certaine sécurité : soit par la force musculaire, soit par l’avoir, soit par l'intellect, ou tout simplement parce que celui qui n'est ni physiquement fort, ni riche, ni intelligent, possède une aptitude prononcée à la roublardise (qui confère une certaine aura, partant, un certain pouvoir). Peut-être aussi par la beauté qui, dans certains cas impose quelque respect, sinon l'admiration, donc confère en son genre un certain pouvoir ; la beauté est force.

De même le bouffon (ou tout simplement l'original, voire l'excentrique), qui, par ses propos, ses facéties ou ses clowneries permet d'occulter ou d'oublier le poids, l'inconfort du présent.

 

***

« La réussite, ce n’est pas combien d’argent vous gagnez. C’est l’impact que vous avez sur la vie des gens. » (Michelle Obama)

 

 

 

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11 septembre 2022 7 11 /09 /septembre /2022 08:40

 

LA LIBERTÉ DE L’ESPRIT

(selon Paul Valéry) (2)

 

 

Paul Valéry

Entre poésie et philosophie

 

Paul Valéry (1871-1945)

 

****

 

¤ Présentation de l’auteur : voir LA LIBERTÉ DE L’ESPRIT (selon Paul Valéry) (1)

 

« La liberté est un état d'esprit. » (Paul Valéry)

 

 « LA LIBERTÉ DE L'ESPRIT

 

Mais tout ceci créait nécessairement de la liberté de l’esprit, tout en créant des affaires.

Nous trouvons donc étroitement associés sur les bords de la Méditerranée : Esprit, culture et commerce

Mais voici un autre exemple moins banal que celui que je viens de vous donner. Considérez la ligne du Rhin, cette ligne d'eau qui va de Bâle à la mer, et observez la vie qui s'est développée sur les bords de cette grande voie fluviale, depuis les premiers siècles de notre ère jusqu'à la guerre de Trente Ans. Tout un système de cités semblables entre elles s'établit le long de ce fleuve, qui joue le rôle d'un conducteur comme la Méditerranée, et d'un collecteur. Qu'il s'agisse de Strasbourg, de Cologne ou d'autres villes jusqu'à la mer, ces agglomérations se constituent dans des conditions analogues et présentent une similitude remarquable dans leur esprit, leurs institutions, leurs fonctions et leur activité à la fois matérielle et intellectuelle.

Ce sont des villes où la prospérité apparaît de bonne heure ; villes de commerçants et de banquiers ; leur système s'élargissant vers la mer, se relie aux cités industrielles de Flandre, à l'ouest ; aux ports de la Hanse, vers le Nord-Est.

 

« Un chef est un homme qui a besoin des autres. » (Paul Valéry)

 

Là, la richesse matérielle, la richesse spirituelle ou intellectuelle, et la liberté sous forme municipale, s'établissent, se consolident, se fortifient de siècle en siècle. Ce sont des places financièrement puissantes, et ce sont des positions stratégiques de l'esprit. On y trouve à la fois une industrie qui exige des techniciens, de la banque qui exige des calculateurs et des diplomates d'affaires, des gens spécialement voués à l'échange dans une époque où les moyens d'échange et de circulation étaient assez peu pratiques ; mais on y trouve aussi une vitalité artistique, une curiosité érudite, une production de peinture, de musique, de littérature — en somme, une création et une circulation de valeurs toute parallèle à l'activité économique des mêmes centres.

C'est là que l'imprimerie s'invente ; de là, elle rayonne sur le monde ; mais c'est sur le bord du fleuve, et comme élément du commerce engendré par ce fleuve, que l'industrie du Livre peut se développer et atteindre tout l'espace du monde civilisé.

Je vous ai dit que toutes ces villes présentent de remarquables similitudes dans l'esprit, dans les coutumes et l'organisation intérieure ; elles obtiennent ou achètent une sorte d'autonomie.

La richesse et l'amateur s'y rencontrent; le connaisseur n'y manque pas. L'esprit, sous forme d'artistes ou d'écrivains ou d'imprimeurs, y peut vivre : il y trouve un terrain des plus favorables.

C'est un terrain de choix pour la culture, qui exige de la liberté et des ressources.

Ainsi cet ensemble de cités crée le long du fleuve une bande de territoires qui s'épanouissent vers la mer, et qui s'opposent aux régions intérieures de l'Est et de l'Ouest qui sont, elles, des régions agricoles, des régions qui demeurent longtemps de type féodal.

 

Il est bien entendu que je vous fais là un exposé des plus sommaires et qu'il faudrait, pour préciser la vue que je viens d'esquisser, consulter bien des livres et reconstruire toute ma composition d'époque et de lieux. Mais ce que j'en ai dit suffira peut-être à justifier mon opinion sur le parallélisme des développements intellectuels avec le développement commercial, bancaire, industriel des régions méditerranéenne et rhénane.

Ce qu'on appelle le Moyen Age s'est transformé en monde moderne par l'action des échanges — laquelle porte au plus haut point la température de l'esprit. Non pas que ce Moyen Age ait été une période obscure comme on l'a dit. Il a ses témoins qui sont de pierre. Mais ces travaux, ces constructions de cathédrales, ces incomparables ouvrages qu'ont élevés ses architectes, et d'abord les Français, sont pour nous de véritables énigmes si nous nous inquiétons des conditions de leur conception et de leur exécution.

En effet, nous n'avons aucun document qui nous renseigne sur la vraie culture de ces maîtres de l’œuvre, qui devaient cependant avoir une science très développée pour construire des œuvres de cette ampleur et de cette extrême hardiesse. Ils ne nous ont laissé ni traités de géométrie, de mécanique, d'architecture, de résistance des matériaux, de perspective, ni plans, ni épures, rien qui nous apporte la moindre clarté sur ce qu'ils savaient.

Une chose, cependant, nous est connue : c'est que ces architectes étaient des nomades. Ils allaient bâtir de ville en ville. Il semble bien qu'ils se transmettaient de personne à personne leurs procédés théoriques et techniques de construction. Ces ouvriers et leurs chefs ou contremaîtres se formaient en sociétés de compagnons qui se transmettaient leurs procédés de coupe de pierre et d'appareillage, de charpente ou de serrurerie. Mais nul document écrit ne nous est parvenu sur toutes ces techniques. Le célèbre carnet de Villard de Honnecourt est un document tout à fait insuffisant.

 

 « La faiblesse de la force est de ne croire qu’à la force. »  (Paul Valéry)

 

Tous ces voyageurs-constructeurs, ces transporteurs de méthodes et de recettes d'art étaient donc aussi des instruments d'échange — mais primitifs, personnels et d'ailleurs jaloux de leurs secrets et tours de main. Ils gardaient arcane ce qu'une époque d'intense culture tend à répandre le plus possible, et peut-être, à trop répandre.

II y avait aussi une certaine vie intellectuelle dans les monastères. C'est à l'ombre des cloîtres que l'étude de l'antiquité a pu naître, la littérature et les langues, la civilisation des anciens être étudiées, préservées, cultivées pendant quelques tristes siècles...

La vie de l'esprit est, dans tout l'Occident, affreusement pauvre entre le vc et le XIe siècle. Même à l'époque des premières croisades, elle ne se compare pas avec ce qui s'observait à Byzance et dans l'Islam, de Bagdad à Grenade, dans l'ordre des arts, des sciences et des mœurs. Saladin devait être par les goûts et par la culture, très supérieur à Richard Cœur de Lion.

Ce regard sur le Haut Moyen Age ne doit-il pas revenir sur notre temps ? Culture, variations de la culture, valeur des choses de l'esprit, estimation de ses productions, place que l'on donne à leur importance dans la hiérarchie des besoins de l'homme, nous savons à présent que tout ceci est, d'une part, en rapport avec la facilité de la multiplicité des échanges de toute espèce; d'autre part, étrangement précaire. Tout ce qui se passe aujourd'hui doit se rapporter à ces deux points. Regardons en nous et autour de nous. Ce que nous constatons, je vous l'ai résumé dans mes premiers mots.

Je vous disais que d'inviter les esprits à s'inquiéter de l'Esprit et de son destin, c'était là un signe des temps, un symptôme. Cette idée me fût-elle venue si tout un ensemble d'impressions n'eût été assez significatif et assez puissant pour se faire réfléchir en moi, et pour que cette réflexion se fît acte ? Et cet acte, qui consiste à l'exprimer devant vous, l'aurais-je accompli si je n'avais pressenti que mes impressions étaient celles de bien des gens, que la sensation d'une diminution de l'esprit, d'une menace pour la culture ; d'un crépuscule des divinités les plus pures était une sensation qui s'imposait de plus en plus fortement à tous ceux qui peuvent éprouver quelque chose dans l’ordre des valeurs supérieures dont nous parlons.

Culture, civilisation, ce sont des noms assez vagues que l’on peut s'amuser à différencier, à opposer ou à conjuguer. Je ne m'y attarderai pas. Pour moi, je vous l'ai dit, il s'agit d'un capital qui se forme, qui s'emploie, qui se conserve, qui s'accroît, qui périclite, comme tous les capitaux imaginables — dont le plus connu est, sans doute, ce que nous appelons notre corps... 

De quoi est composé ce capital Culture ou Civilisation ?

Il est d'abord constitué par des choses, des objets matériels — livres, tableaux, instruments, etc., qui ont leur durée probable, leur fragilité, leur précarité de choses. Mais ce matériel ne suffit pas. Pas plus qu'un lingot d'or, un hectare de bonne terre, ou une machine ne sont des capitaux, en l'absence d'hommes qui en ont besoin  et qui savent s’en servir. Notez ces deux conditions. Pour que le matériel de la culture soit un capital, il exige, lui aussi, l'existence d'hommes qui aient besoin de lui, et qui puissent s'en servir — c'est-à-dire d'hommes qui aient soif de connaissance et de puissance de transformations intérieures, soif de développements de leur sensibilité; et qui sachent, d'autre part, acquérir ou exercer ce qu'il faut d'habitudes, de discipline intellectuelle, de conventions et de pratiques pour utiliser l'arsenal de documents et d'instruments que les siècles ont accumulé.

Je dis que le capital de notre culture est en péril. Il l’est sous plusieurs aspects. Il l’est de plusieurs façons. Il l’est brutalement. Il l’est insidieusement. Il est attaqué par plus d'un. Il est dissipé, négligé, avili par nous tous. Les progrès de cette désagrégation sont évidents.

J'en ai donné ici même des exemples à plusieurs reprises. Je vous ai montré de mon mieux, à quel point toute la vie moderne constitue, sous des apparences souvent très brillantes et très séduisantes, une véritable maladie de la culture, puisqu'elle soumet cette richesse qui doit s'accumuler comme une richesse naturelle, ce capital qui doit se former par assises progressives dans les esprits, elle la soumet à l'agitation générale du monde propagée, développée par l'exagération de tous les moyens de communication. A ce point d'activité, les échanges trop rapides sont fièvres, la vie devient dévoration de la vie.

 

« Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre. » (Paul Valéry)

 

Secousses perpétuelles, nouveautés, nouvelles ; instabilité essentielle, devenue un véritable besoin, nervosité généralisée par tous les moyens que l'esprit a lui-même créés. On peut dire qu'il y a du suicide dans cette forme ardente et superficielle d'existence du monde civilisé.

Comment concevoir l'avenir de la culture quand l'âge que l’on a permet de comparer ce qu'elle fut naguère avec ce qu'elle devient ? Voici un simple fait que je propose à vos réflexions comme il s'est imposé aux miennes.

J'ai assisté à la disposition progressive d'êtres extrêmement précieux pour la formation régulière de notre capital idéal, aussi précieux que les créateurs eux-mêmes. J'ai vu disparaître un à un ces connaisseurs, ces amateurs inappréciables qui, s'ils ne créaient pas les œuvres mêmes, en créaient la véritable valeur, c'étaient des juges passionnés, mais incorruptibles, pour lesquels ou contre lesquels, il était beau de travailler. Ils savaient lire : vertu qui s'est perdue. Ils savaient entendre, et même écouter. Ils savaient voir. C'est dire que ce qu'ils tenaient à relire, à réentendre ou à revoir, se constituait, par ce retour, en valeur solide. Le capital universel s'en accroissait.

Je ne dis pas qu'ils soient tous morts et qu'il n'en doive naître jamais plus. Mais je constate avec regret leur extrême raréfaction. Ils avaient pour profession d’être eux-mêmes et de jouir, en toute indépendance, de leur jugement, qu'aucune publicité, aucun article ne touchait.

La vie intellectuelle et artistique la plus désintéressée et la plus ardente était leur raison d'être.

Il n'était pas de spectacle, d'exposition, de livre auquel ils ne donnassent une attention scrupuleuse. On les qualifiait parfois d'hommes de goût, avec quelque ironie, mais l'espèce est devenue si rare, que le mot lui-même n'est plus tenu pour un quolibet. C'est là une perte considérable, car rien n'est plus précieux pour le créateur que ceux qui peuvent apprécier son ouvrage et surtout donner au soin de son travail, à la valeur de travail du travail, cette évaluation dont je parlais tout à l'heure, cette estimation qui fixe, hors de la mode et de l'effet d'un jour, l'autorité d'une œuvre et d'un nom.

Aujourd'hui, les choses vont très vite, les réputations se créent rapidement et s'évanouissent de même. Rien ne se fait de stable, car rien ne se fait pour le stable.

Comment voulez-vous que l'artiste ne sente pas sous les apparences de la diffusion de l'art, de son enseignement généralisé, toute la futilité de l'époque, la confusion des valeurs qui s'y produit, toute la facilité qu'elle favorise ?

S'il donne à son travail tout le temps et le soin qu'il peut lui donner, il les donne avec le sentiment que quelque chose de ce travail s'imposera à l'esprit de celui qui le lit; il espère qu'on lui rendra par une certaine qualité et une certaine durée d'attention, un peu du mal qu'il s'est donné en écrivant sa page.

Avouons que nous le payons fort mal... Ce n'est pas notre faute, nous sommes accablés de livres. Nous sommes surtout harcelés de lectures d'intérêt immédiat et violent. Il y a dans les feuilles publiques une telle diversité, une telle incohérence, une telle intensité de nouvelles (surtout par certains jours), que le temps que nous pouvons donner par vingt-quatre heures à la lecture en est entièrement occupé, et les esprits troublés, agités ou surexcités.

L'homme qui a un emploi, l'homme qui gagne sa vie et qui peut consacrer une heure par jour à la lecture, qu'il la fasse chez lui, ou dans le tramway, ou dans le métro, cette heure est dévorée par les affaires criminelles, les niaiseries incohérentes, les ragots et les faits moins divers, dont le pêle-mêle et l'abondance semblent faits pour ahurir et simplifier grossièrement les esprits.

Notre homme est perdu pour le livre... Ceci est fatal et nous n'y pouvons rien.

Tout ceci a pour conséquences une diminution réelle de la culture; et, en second lieu, une diminution réelle de la véritable liberté de l'esprit, car cette liberté exige au contraire un détachement, un refus de toutes ces sensations incohérentes ou violentes que nous recevons de la vie moderne, à chaque instant.

 

« Le talent sans génie est peu de chose. Le génie sans talent n’est rien. » (Paul Valéry)

 

Je viens de parler de liberté... Il y a la liberté tout court, et la liberté des esprits.

Tout ceci sort un peu de mon sujet, mais il faut cependant s'y attarder quelque peu. La liberté, mot immense, mot que la politique a largement utilisé — mais qu'elle proscrit, çà et là, depuis quelques années —, la liberté a été un idéal, un mythe ; elle a été un mot plein de promesses pour les uns, un mot gros de menaces pour les autres ! un mot qui a dressé les hommes et remué les pavés. Un mot qui était le mot de ralliement de ceux qui semblaient le plus faibles et qui se sentaient le plus forts, contre ceux qui semblaient le plus forts et qui ne se sentaient pas le plus faibles.

Cette liberté politique est difficilement séparable des notions d'égalité, des notions de souveraineté ; mais elle est difficilement compatible avec l'idée d'ordre ; et parfois avec l'idée de justice.

Mais ce n'est pas là mon sujet.

J'en reviens à l'esprit. Lorsqu'on examine d'un peu plus près toutes ces libertés politiques, on arrive rapidement à considérer la liberté de pensée.

La liberté de pensée se confond dans les esprits avec la liberté de publier, qui n'est pas la même chose.

On n'a jamais empêché personne de penser à sa guise. Ce serait difficile ; à moins d'avoir des appareils pour dépister la pensée dans les cerveaux. On y arrivera certainement, mais nous n'y sommes pas tout à fait, nous ne souhaitons pas cette découverte-là!... La liberté de pensée, en attendant, existe donc — dans la mesure où elle n'est pas bornée par la pensée même.

C'est très joli d'avoir la liberté de penser, mais encore faut-il penser à quelque chose !...

Mais dans l'usage le plus ordinaire quand on dit liberté de penser, on veut dire liberté de publier, ou bien liberté d’enseigner.

Cette liberté-là donne lieu à de graves problèmes : il y a toujours quelque difficulté qu'elle suscite ; et tantôt la Nation, tantôt l'Etat, tantôt l'Eglise, tantôt l'Ecole, tantôt la Famille, ont trouvé à redire à la liberté de penser en publiant, de penser publiquement ou d'enseigner.

Ce sont là autant de puissances plus ou moins jalouses des manifestations extérieures de l'individu pensant.

Je ne veux pas m'occuper ici du fond de la question. C'est une affaire de cas particuliers. Il est certain que dans tels cas, il est bon que la liberté de publier, soit surveillée et restreinte.

Mais le problème devient très difficile quand il s'agit de mesures générales. Par exemple, il est clair que pendant une guerre, il est impossible de laisser tout publier. Il est non seulement imprudent de laisser publier des nouvelles sur la conduite des opérations ; ceci, tout le monde le comprend, mais il y a d'autre part certaines choses que l'ordre public ne permet pas qu'on publie.

Ce n'est pas tout. La liberté de publier qui fait partie essentielle de la liberté du commerce de l'esprit, se trouve aujourd'hui, dans certains cas, dans certaines régions, sévèrement restreinte et même supprimée de fait.

Vous sentez à quel point cette question est brûlante ; et comme elle se pose un peu partout. Je veux dire en tout lieu où l'on peut encore poser une question quelconque. Je ne suis pas personnellement des plus enclins à publier ma pensée. On peut bien ne pas publier ; qui vous oblige à publier ?... Quel démon ? Pourquoi faire, après tout ? On peut bien garder ses idées. Pourquoi les extérioriser ?... Elles sont si belles dans le fond d'un tiroir ou dans une tête…

Mais enfin, il est des gens qui aiment publier, qui aiment inculquer leurs idées aux autres, qui ne pensent que pour écrire, et qui n'écrivent que pour publier. Ceux-là s'aventurent alors dans l'espace politique. Ici se dessine le conflit.

La politique, contrainte de falsifier toutes les valeurs que l'esprit a pour mission de contrôler, admet toutes les falsifications, ou toutes les réticences qui lui conviennent, qui sont d'accord avec elle et repousse même violemment, ou interdit toutes celles qui ne le sont pas.

En somme, qu'est-ce que c'est que la politique ?... La politique consiste dans la volonté de conquête et de conservation du pouvoir ; elle exige, par conséquent, une action de contrainte ou d'illusion sur les esprits, qui sont la matière de tout pouvoir.

Tout pouvoir songe nécessairement à empêcher la publication des choses qui ne conviennent pas à son exercice. Il s'y emploie de son mieux. L'esprit politique finit toujours par être contraint de falsifier. Il introduit dans la circulation, dans le commerce, de la fausse monnaie intellectuelle ; il introduit des notions historiques falsifiées ; il construit des raisonnements spécieux ; en somme, il se permet tout ce qu'il faut pour conserver son autorité, qu'on appelle, je ne sais pourquoi, morale.

Il faut avouer que dans tous les cas possibles, politique et liberté d’esprit s’excluent. Celle-ci est l’ennemie essentielle des partis, comme elle l'est, d'autre part, de toute doctrine en possession du pouvoir.

C'est pourquoi j'ai voulu insister sur les nuances que ces expressions peuvent revêtir en français.

La liberté est une notion qui figure dans des expressions contradictoires, puisque nous l'employons quelquefois pour dire que nous pouvons faire ce que nous voulons, et d'autres fois pour dire que nous pouvons faire ce que nous ne voulons pas, ce qui est, selon certains, le maximum de la liberté.

Ceci revient à dire qu'il y a plusieurs êtres en nous, mais que ces plusieurs hommes qui sont en nous ne disposant que d'un seul et même langage, il arrive que le même mot (comme liberté) s'emploie à des besognes d'expression fort différentes. C'est un mot à tout faire.

Tantôt on est libre parce que rien ne s'oppose à ce qui se propose à nous et qui nous séduit, et tantôt on se trouvera supérieurement libre parce qu'on se sentira se dégager d'une séduction ou d'une tentation, on pourra agir contre son penchant : c'est là un maximum de liberté.

Observons donc un peu cette notion si fuyante dans ses emplois spontanés. Je trouve aussitôt que l'idée de liberté n'est pas première chez nous; elle n'est jamais évoquée qu'elle ne soit provoquée ; je veux dire qu'elle est toujours une réponse.

Nous ne pensons jamais que nous sommes libres quand rien ne nous montre que nous ne le sommes pas, ou que nous pourrions ne pas l'être. L'idée de liberté est une réponse à quelque sensation ou à quelque hypothèse de gêne, d'empêchement, de résistance, qui s'oppose soit à une impulsion de notre être, à un désir des sens, à un besoin, soit aussi à l'exercice de notre volonté réfléchie.

Je ne suis libre que quand je me sens libre; mais je ne me sens libre que quand je me pense contraint quand je me mets à imaginer un état qui contraste avec mon état présent.

 

« Le mensonge et la crédulité s’accouplent et engendrent l’opinion »  (Paul Valéry)

 

La liberté n'est donc sensible, elle n'est conçue, elle n'est souhaitée que par l'effet d'un contraste.

Si mon corps trouve des obstacles à ses mouvements naturels, à ses réflexions ; si ma pensée est gênée dans ses opérations soit par quelque douleur physique, soit par quelque obsession, soit par l'action du monde extérieur, par le vacarme, par la chaleur excessive ou le froid, par la trépidation ou par la musique que font les voisins, j'aspire à un changement d'état, à une délivrance, à une liberté. Je tends à reconquérir l'usage de mes facultés dans leur plénitude. Je tends à nier l'état qui me le refuse.

Vous voyez donc qu'il y a de la négation dans ce terme de liberté quand on recherche son rôle originel, à l'état naissant.

Voici la conséquence que j'en tire. Puisque le besoin de liberté et l'idée ne se produisent pas chez ceux qui ne sont pas sujets aux gênes et aux contraintes, moins sera-t-on sensible à ces restrictions, moins le terme et le réflexe liberté se produiront.

Un être peu sensible aux gênes apportées à la liberté de l'esprit, aux contraintes que lui imposeront les pouvoirs publics, par exemple, ou les circonstances extérieures quelles qu'elles soient, ne réagira que peu, contre ces contraintes. Il n'aura aucun sursaut de révolte, aucun réflexe, aucune rébellion contre l'autorité qui lui impose cette gêne. Au contraire, dans bien des cas, il se trouvera soulagé d'une vague responsabilité. Sa délivrance, à lui, sa liberté, consistera à se sentir déchargé du souci de penser, de décider et de vouloir.

Vous apercevez les conséquences énormes de ceci : chez les hommes dont la sensibilité aux choses de l'esprit est si faible que les pressions qui s'exercent sur la production des œuvres de l'esprit leur sont imperceptibles, pas de réactions, du moins extérieures.

Vous savez que cette conséquence se vérifie bien près de nous : vous observez à l'horizon les effets les plus visibles de cette pression sur l'esprit, et vous observez du même coup le peu de réaction qu'elle provoque. Ceci est un fait.

Il n'est que trop évident. Je ne veux pas non plus juger, parce qu'il ne m'appartient pas de juger. Qui peut juger des hommes ?... N'est-ce pas se faire plus qu'homme ?

Si j'en parle c'est qu'il n'est pas de sujet pour nous plus intéressant, car nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve, à nous hommes, que j'appellerai hommes de l'esprit, si vous voulez...

J'estime donc à la fois nécessaire et inquiétant d'être obligé aujourd'hui d'invoquer, non pas ce que l’on appelle les droits de l'esprit, ce sont là des mots ! Il n'y a pas de droits, s'il n'y a pas de force, mais d'invoquer l'intérêt, pour tout le monde, de la préservation et du soutien des valeurs de l'esprit.

Pourquoi ?

C'est que la création et l'existence organisée de la vie intellectuelle se trouvent dans une relation des plus complexes, mais des plus certaines et des plus étroites avec la vie — tout court — la vie humaine. Personne n'a jamais expliqué à quoi nous rimions, nous hommes, et notre bizarrerie qui est esprit. Cet esprit est en nous une puissance qui nous a engagés dans une aventure extraordinaire, notre espèce s'est éloignée de toutes les conditions initiales et normales de la vie. Nous avons inventé un monde pour notre esprit — et voulons vivre dans ce monde de notre esprit. Il veut vivre dans son œuvre.

Il s'est agi de refaire ce que la nature avait fait ou la corriger et donc finir par refaire, en quelque sorte, l'homme lui-même.

Refaire dans la mesure de ses moyens qui sont déjà assez grands, refaire l'habitation, équiper la portion de planète qu'il habite ; la parcourir en tous sens, aller vers le haut, vers le bas ; l'exploiter, en extraire tout ce qu'elle contient d'utilisable pour nos desseins. Tout cela est très bien ; et nous ne voyons pas ce que ferait l'homme s'il ne faisait pas cela, à moins de revenir à une condition tout animale.

N'oublions pas ici de dire que toute une activité proprement spirituelle, à côté des aménagements matériels du globe, est en liaison avec eux, c'est là un véritable aménagement de l'esprit, qui a consisté à créer la connaissance spéculative et les valeurs artistiques, et à produire une quantité d'œuvres, un capital de richesse immatérielle. Mais, matériels ou spirituels, nos trésors ne sont pas impérissables. J'ai écrit il y a déjà longtemps, en 1919, que les civilisations sont aussi mortelles que n'importe quel être vivant, qu'il n'est pas plus étrange de songer que la nôtre puisse disparaître avec ses procédés, ses œuvres d'art, sa philosophie, ses monuments, comme ont disparu tant de civilisations depuis les origines — comme disparaît un grand navire qui sombre.

Il a beau être armé de tous les procédés les plus modernes pour se diriger, pour se défendre contre la mer, il a beau s'enorgueillir des machines toutes-puissantes qui le meuvent, elles le meuvent vers sa perte aussi bien que vers le port, et il coule avec tout ce qu'il porte, corps et biens.

Tout cela m'avait frappé alors ; je ne me sens pas aujourd'hui plus rassuré. C'est pourquoi je ne crois pas utile de rappeler la précarité de tous ces biens, que ces biens soient la culture même, que ces biens soient la liberté de l'expression.

Car, où il n'y a pas liberté d'esprit, là, la culture s'étiole... On voit d'importantes publications, des revues (jadis très vivantes) d'au-delà les frontières, qui sont remplies maintenant d'articles d'érudition insupportables ; on sent que la vie s'est retirée de ces recueils, qu'il faut cependant faire semblant d'entretenir la vie intellectuelle.

Il y a là une simulation qui rappelle ce qui se passait autrefois, à l'époque où Stendhal se moquait de certains érudits qu'il avait rencontrés : le despotisme les condamnait à se réfugier dans la discussion de virgules dans un texte d'Ovide...

De telles misères étaient devenues incroyables. Leur absurdité paraissait condamnée sans retour... Mais la voici, toute revenue et toute-puissante, çà et là...

De tous côtés, nous percevons des gênes et des menaces pour l'esprit, dont les libertés en même temps que la culture, sont combattues, et par nos inventions et par nos modes de vie, et par la politique générale, et par diverses politiques particulières, de sorte qu'il n'est peut-être ni vain, ni exagéré de donner l'alarme et de montrer les périls qui entourent ce que nous avons considéré, nous, les hommes de mon âge, comme le souverain bien.

J'ai essayé de dire ces choses ailleurs. Il m'est arrivé récemment d'en parler en Angleterre, et j'ai observé que j'étais écouté avec un grand intérêt, que mes paroles exprimaient des sentiments et des pensées immédiatement saisis par mon auditoire. Ecoutez à présent ce qu'il me reste à vous dire.

Je voudrais, si vous me permettez d'exprimer un vœu, que la France, quoique en proie à de tout autres préoccupations, se fasse le conservatoire, le temple où l'on conserve les traditions de la plus haute et de la plus fine culture, celle du véritable grand art, celle qui se marque par la pureté de la forme et la rigueur de la pensée; qu'elle accueille aussi et conserve tout ce qui se fait de plus haut et de plus libre dans la production des idées : c'est là ce que je souhaite à mon pays !

Peut-être les circonstances sont-elles trop difficiles, les circonstances économiques, politiques, matérielles, l'état des nations, des intérêts, des nerfs, et l'orageuse atmosphère qui nous fait respirer l'inquiétude.

Mais enfin, après tout, j'aurai fait mon devoir si je l'ai dit !

                                                                1939. »

(Paul Valéry)                 

 

« Ce qui a été cru partout, par tous et pour toujours, a toutes les chances d’être faux. » (Paul Valéry)

 

 

NB : Voir aussi les autres articles du blog sur Paul Valéry

  • Image de la société française selon Paul Valéry (05/01/2020)
  • Paul Valéry, scrutateur avisé du XXe siècle ( (20/12/2020)
  • Paul Valéry : le progrès (1/06/2015)
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31 août 2022 3 31 /08 /août /2022 13:43

 

LA LIBERTÉ DE L’ESPRIT

(selon Paul Valéry) (1)

 

 

Paul Valéry

Entre poésie et philosophie

 

Paul Valéry (1871-1945)

****

¤ Brève présentation de l’auteur

Écrivain, poète, philosophe français, Paul Valéry [de son vrai nom Ambroise Paul Toussaint Jules Valéry] est né à Sète en 1871 d’un père corse et d’une mère italienne.

Élève au collège de la ville, puis au lycée de Montpellier, de 1884 à 1888.

Son désir : entrer à l’École navale, mais trop faible en mathématique, il s’oriente vers les Beaux-arts et surtout vers la poésie et la littérature. Ses auteurs les plus admirés sont : Victor Hugo (en pleine gloire), Baudelaire, Mallarmé…

1889, il est étudiant à l’université de Montpellier, et s’oriente vers la poésie symbolique. Il se lie d’amitié avec Pierre Louÿs (écrivain, poète bien connu de la Belle Époque) qui lui fait connaître Gide, Heredia, Mallarmé, des poètes consacrés …

Poète confirmé et admiré, Valéry n’est plus un poète solitaire. De plus en plus connu et honoré, sa renommée n’est plus à faire.

 

****

 

¤ Le tournant

   La Nuit de Gênes

   La métamorphose ?

 

Dans la nuit du 4 au 5 octobre 1892, alors qu’il était en vacances dans la famille de sa mère, à Gènes, Paul Valéry, à la suite d’une grave crise passionnelle, est pris d’une violente crise « existentielle » accompagnée de cauchemars, d’insomnies, avec alternance de chaud et de froid.

Il s’en sort, résolu à changer de mode d’existence et de renoncer définitivement à la poésie et à ce qu’il nomme « les idoles de la littérature, de l’amour, de l’imprécision », et de consacrer désormais le reste de sa vie à ce qu’il nomme « la vie de l’esprit », c’est-à-dire à la réflexion sur le monde et sur lui-même.

 

****

 

¤ La nouvelle existence

   Après la poésie, la philosophie ?

 

Paul Valéry s’installe à Paris où il vivra jusqu’à sa mort en 1945.

Après avoir renoncé à la poésie et à la littérature en général, il change de métier.

Reçu au concours administratif de secrétaire, il devient secrétaire du Ministre de la Guerre.

Cependant il fait un retour remarqué à ses premières amours : la poésie où il excelle et renoue avec la gloire jusqu’à sa mort, après avoir engrangé les marques les plus visibles de la notoriété :

-Professeur au Collège de France

-Élu à l’Académie française…

 

****

 

¤ Quelques ouvrages

-La jeune parque

-Le cimetière marin

-Charmes

-Propos sur l’intelligence

-Discours en l’honneur de Goethe

-Regards sur le monde actuel

****

C’est précisément dans la deuxième partie de sa vie que se situe son ouvrage « Regards sur le monde actuel » dont est tiré l’extrait ci-dessous.

 

« La liberté est un état d'esprit. » (Paul Valéry)

 

« LA LIBERTÉ DE L'ESPRIT

 

C'est un signe des temps, et ce n'est pas un très bon signe, qu'il soit nécessaire aujourd'hui — et non seulement nécessaire, mais qu'il soit même urgent, d'intéresser les esprits au sort de l'Esprit, c'est-à-dire à leur propre sort.

Cette nécessité apparaît du moins aux .hommes d'un certain âge (un certain âge est, malheureusement un âge trop certain), aux hommes d'un certain âge qui ont connu une tout autre époque, qui ont vécu une tout autre vie, qui ont accueilli, qui ont subi, qui ont observé les maux et les biens de l'existence dans un tout autre milieu, dans un monde bien différent.

Ils ont admiré des choses que l'on n'admire presque plus; ils ont vu vivantes des vérités qui sont à peu près mortes ; ils ont spéculé, en somme, sur des valeurs dont la baisse ou l'effondrement est aussi clair, aussi manifeste et aussi ruineux pour leurs espoirs et leurs croyances, que la baisse ou l'effondrement des titres et des monnaies qu'ils avaient, avec tout le monde, tenus autrefois pour valeurs inébranlables.

Ils ont assisté à la ruine de la confiance qu'ils eurent dans l'esprit, confiance qui a été pour eux le fondement, et, en quelque sorte, le postulat de leur vie.

Ils ont eu confiance dans l'esprit, mais quel esprit, et qu'entendaient-ils par ce mot ?...

Ce mot est innombrable, puisqu'il évoque la source et la valeur de tous les autres. Mais les hommes dont je parle y attachaient une signification particulière : ils entendaient peut-être, par esprit, cette activité personnelle mais universelle, activité intérieure, activité extérieure — qui donne à la vie, aux forces même de la vie, au monde, et aux réactions qu'excite en nous le monde —, un sens et un emploi, une application et un développement d'effort, ou un développement d'action, tout autres que ceux qui sont adaptés au fonctionnement normal de la vie ordinaire, à la seule conservation de l'individu.

 

« Un homme compétent est un homme qui se trompe selon les règles. »  (Paul Valéry)

Pour bien comprendre ce point, il faut donc ici entendre par le mot « esprit » la possibilité, le besoin et l'énergie de séparer et de développer les pensées et les actes qui ne sont pas nécessaires au fonctionnement de notre organisme ou qui ne tendent à la meilleure économie de ce fonctionnement.

Car notre être vivant, comme tous les êtres vivants, exige la possession d'une puissance, une puissance de transformation qui s'applique aux choses qui nous entourent en tant que nous nous les représentons.

Cette puissance de transformation se dépense à résoudre les problèmes vitaux que nous impose notre organisme et que nous impose notre milieu.

Nous sommes, avant tout, une organisation de transformation, plus ou moins complexe (suivant l'espèce animale), puisque tout ce qui vit est obligé de dépenser et de recevoir de la vie, il y a échange de modifications entre l'être vivant et son milieu.

Toutefois, cette nécessité vitale satisfaite, une espèce, qui est la nôtre, espèce positivement étrange, croit devoir se créer d'autres besoins et d'autres tâches, que celle de conserver la vie : d'autres échanges la préoccupent, d'autres transformations la sollicitent.

Quelle que soit l'origine, quelle que soit la cause de cette curieuse déviation, l'espèce humaine s'est engagée dans une immense aventure... Aventure dont elle ignore le but, dont elle ignore le terme, et même, dont elle croit ignorer les limites.

Elle s'est engagée dans une aventure, et ce que j'appelle l’esprit lui en a fourni à la fois la direction instantanée, l'aiguillon, la pointe, la poussée, l'impulsion, comme il lui a fourni lès prétextes et toutes les illusions qu'il faut pour l'action. Ces prétextes et ces illusions ont d'ailleurs varié d'âge en âge. La perspective de l'aventure intellectuelle est changeante...

Voilà donc, à peu près, ce que j'ai entendu dire par mes premiers mots.

Je veux encore demeurer sur ce point quelque peu, pour montrer avec plus de précision comment cette puissance humaine se distingue — pas entièrement — de la puissance animale qui s'applique à conserver notre vie et est spécialisée dans l'accomplissement de notre cycle habituel de fonctions physiologiques.

Elle s'en distingue; mais elle lui ressemble, et elle lui est étroitement apparentée. C'est un fait important que cette similitude, qui se trouve, à la réflexion, singulièrement féconde en conséquences.

 

« Les hommes se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent. » (Paul Valéry)

La remarque en est fort simple : il ne faut pas oublier que quoi que nous fassions, quel que soit l'objet de notre action, quel que soit le système d'impressions que nous recevions du monde qui nous entoure et quelles que soient nos réactions, c'est le même organisme qui est chargé de cette mission, le même appareil de relations, qui s'emploie aux deux fonctions que j'ai indiquées, l'utile et l'inutile, l'indispensable et l'arbitraire.

Ce sont les mêmes sens, les mêmes muscles, les mêmes membres; davantage, ce sont les mêmes types de signes, les mêmes instruments d'échange, les mêmes langages, les mêmes modes logiques, qui entrent dans les actes les plus indispensables de notre vie, comme ils figurent dans les actes les plus gratuits, les plus conventionnels, les plus somptuaires.

En somme, l'homme n'a pas deux outillages; il n'en a qu'un seul, et tantôt cet outillage lui sert à la conservation de l'existence, du rythme physiologique; tantôt, il se dépense aux illusions et aux travaux de notre grande aventure.

Il m'est arrivé souvent, au sujet d'une question toute spéciale, de comparer nos actions, de dire que les mêmes organes, les mêmes muscles, les mêmes nerfs produisent la marche aussi bien que la danse, exactement comme notre faculté du langage nous sert à exprimer nos besoins et nos idées, cependant que les mêmes mots et les mêmes formes peuvent se combiner et produire des œuvres de poésie. Un même mécanisme dans les deux cas est utilisé à deux fins entièrement différentes.

Il est donc naturel quand on parle des affaires spirituelles (en appelant spirituel tout ce qui est science, art, philosophie, etc.), il est donc naturel, parlant de nos affaires spirituelles et de nos affaires d'ordre pratique, qu'il existe entre elles un parallélisme remarquable, qu'on puisse observer ce parallélisme, et parfois en déduire quelque enseignement.

 

« Chaque homme sait une quantité prodigieuse de choses qu’il ignore qu’il sait. »  (Paul Valéry)

On peut simplifier ainsi certaines questions assez difficiles, mettre en évidence la similitude qui existe, à partir des organes d'actions et de relation, entre l'activité qu'on peut appeler supérieure, et l'activité qu'on peut appeler pratique, ou pragmatique...

D'un côté et de l'autre, puisque ce sont les mêmes organes qui s'emploient, il y a analogie de fonctionnement, correspondance des phases et des conditions dynamiques ; tout ceci est d'origine profonde, d'origine substantielle, puisque c'est l'organisme lui-même qui le commande.

Tout à l'heure, je vous disais à quel point les hommes de mon âge sont tristement affectés par l'époque qui se substitue, si promptement et brutalement, à l'époque qu'ils ont connue, et je vous disais tout à l'heure :     je prononçais à ce propos le mot de valeur.

J'ai parlé, il me semble, de la baisse et de l'effondrement qui se fait sous nos yeux, des valeurs de notre vie ; et par ce mot "valeur" je rapprochais dans une même expression, sous un même signe, les valeurs d'ordre matériel et les valeurs d'ordre spirituel.

J'ai dit "valeur" et c'est bien cela même dont je veux parler ; c'est le point capital sur lequel je voudrais attirer votre attention.

Nous sommes aujourd'hui en présence d'une véritable et gigantesque transmutation de valeurs (pour employer l'expression excellente de Nietzsche), et en intitulant cette conférence "Liberté de l'Esprit", j'ai fait simplement allusion à une de ces valeurs essentielles qui semblent à présent subir le sort des valeurs matérielles.

j'ai donc dit "valeur" et je dis qu'il y a une valeur nommée "esprit", comme il y a une valeur pétrole, blé, ou or.

j'ai dit valeur, parce qu'il y a appréciation, jugement d'importance, et qu'il y a aussi discussion sur le prix auquel on est disposé à payer cette valeur : l'esprit.

On peut avoir fait un placement de cette valeur ; on peut la suivre, comme disent les hommes de la Bourse ; on peut observer ses fluctuations, dans je ne sais quelle cote qui est l'opinion générale du monde sur elle.

On peut voir, dans cette cote qui est inscrite en toutes les pages des journaux, comment elle vient en concurrence ici et là avec d'autres valeurs.

Car il y a des valeurs concurrentes. ce seront, par exemple : la puissance politique, qui n'est pas toujours d'accord avec la valeur esprit, la valeur sécurité sociale, et la valeur organisation de l'État.

Toutes ces valeurs qui montent et qui baissent constituent le grand marché des affaires humaines. Parmi elles, la malheureuse valeur esprit ne cesse guère de baisser.

La considération de la valeur esprit permet, comme toutes les valeurs, de diviser les hommes, selon la confiance qu'ils mirent en elle.

Il y a des hommes qui ont tout misé sur elle, tous leurs espoirs, toutes leurs économies de vie, de cœur et de foi.

Il en est d'autres qui s'y attachent médiocrement. Pour eux, c'est un placement qui n'a pas grand intérêt, ses fluctuations les intéressent fort peu.

Il y en a d'autres qui s'en soucient extrêmement peu, ils n'ont pas mis leur argent vital dans cette affaire.

Et enfin, il en est, il faut l'avouer, qui la font baisser de leur mieux.

Vous voyer comme j'emprunte le langage de la Bourse. Il peut paraître étrange, adapté à des choses spirituelles ; mais j'estime qu'il n'y a point de meilleurs, et peut-être, qu'i n'y en a pas d'autre pour exprimer les relations de cette espèce, car l'économie spirituelle comme l'économie matérielle, quand on y réfléchit, se résument l'une et l'autre fort bien dans un simple conflit dévaluations.

J'ai donc souvent été frappé des analogies qui apparaissent, sans qu'on les sollicite le moins du monde, entre la vie de l'esprit et ses manifestations, et la vie économique et les siennes.

Une fois qu'on a perçu cette similitude il est presque impossible de ne pas la suivre jusqu'à ses limites.

Dans l'une et l'autre affaire, dans la vie économique comme dans la vie spirituelle, vous trouverez avant tout les mêmes notions de production et de consommation.

Le producteur, dans la vie spirituelle, est un écrivain, un artiste, un philosophe, un savant ; le consommateur est un lecteur, un auditeur, un spectateur.

Vous trouverez de même cette notion de valeur que je viens de reprendre, qui est essentielle, dans les deux ordres, comme l'est la notion de l'échange, comme l'est celle de l'offre et de la demande.

Tout ceci est simple, tout ceci s'explique aisément ; ce sont des termes qui ont leur sens aussi bien sur le marché intérieur (où chaque esprit dispute, négocie ou transige avec l'esprit des autres) que dans l'univers des intérêts matériels.

D'ailleurs, on peut, des deux côtés, considérer également le travail et le capital ;  une civilisation est un capital dont l'accroissement peut se poursuivre pendant des siècles comme celui de certains capitaux, et qui absorbe en lui ses intérêts composés.

Ce parallélisme paraît frappant à la réflexion ; l'analogie est toute naturelle ; j'irai jusqu'à y voir une véritable  identité, et en voici la raison : d'abord, je vous l'ai dit, c'est le même type organique qui intervient sous les noms de production et de réception  production et réception sont inséparables des échanges ; mais, de plus tout ce qui est social, c'est tout ce qui résulte des relations entre le grand nombre d'individus, tout ce qui se passe dans la vaste système d'être vivants et pensants (plus ou moins pensants) dont chacun se trouve à la fois solidaire de tous les autres  unique, quant à soi, indiscernable et comme inexistant au sein du nombre.

Voilà le point. il s'observe et se vérifie aussi bien dans l'ordre pratique que dans l'ordre spirituel. D'un côté, l'individu ; de l'autre, la quantité indistincte et les choses ; par conséquent, la forme générale de ces rapports ne peut être bien différente, qu'il s'agisse de production, d'échanges ou de consommation de produits pour l'esprit, ou bien de production, d'échanges ou de consommation de produits dans la vie matérielle.

Comment en serait-il autrement ?... Le même problème se retouve ; c'est toujours individu et quantité indistincte d'individus qui sont en relations directes ou indirectes ; surtout indirectes, parce que, dans le plus grand nombre des cas, c'est indirectement que nous subissons la pression extérieure en matière économique comme en matière spirituelle , et réciproquement, que nous exerçons notre action extérieure sur une quantité indéterminée d'auditeurs ou de spectateurs.

Voilà, par conséquent, une double relation qui s'établit. Du moment qu'il doit y avoir échange, d'une part, tandis que, d'autre part, il y a diversité de besoins, diversité des hommes, du moment que la singularité des individus, leurs goûts qui sont incommunicables, ou bien leur savoir-faire, leur industrie, leurs talents, et leurs idéologies personnelles viennent s'affronter sur un marché, qu'il s'agisse de doctrines ou d'idées, de matières premières ou d'objets manufacturés, la concurrence que ces valeurs individuelles se font, compose l'équilibre mobile, équilibre que déterminent, pour un instant seulement, les valeurs à cet instant.

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« La politique est l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde. » (Paul Valéry)

De même que telle marchandise vaut tant aujourd'hui, pendant quelques heures, qu'elle est sujette à de brusques fluctuations, ou à des variations très lentes, mais continues; de même, les valeurs en matière de goût, de doctrines, de style, d'idéal, etc.

Seulement l'économie de l'esprit nous présente des phénomènes bien plus difficiles à définir, car ils ne sont pas mesurables en général, et ils ne sont pas davantage constatés par des organes ou des institutions spécialisés à cet effet.

 

Puisque nous en sommes à considérer l'individu en contraste avec ses semblables, nous pouvons bien rappeler ce dicton des anciens, que des goûts et des couleurs il n'y a pas à disputer. Mais en fait, c'est tout le contraire; on ne fait que cela.

Nous passons notre temps à disputer des goûts et des couleurs. On le fait à la Bourse, on le fait dans les innombrables jurys, on le fait dans les Académies et il ne peut pas en être autrement; tout est marchandage dans tous les cas où l'individu, le collectif, le singulier et le pluriel doivent s'affronter l'un l'autre, et chercher soit à s'entendre, soit à se réduire au silence.

Ici, l'analogie que nous suivons est si frappante qu'elle touche à l'identité.

Ainsi, quand je parle d'esprit, je veux désigner à présent un aspect et une propriété de la vie collective ; aspect, propriété aussi réels que la richesse matérielle, aussi précaire, quelquefois, que celle-ci.

Je veux envisager une production, une évaluation, une économie, laquelle est prospère ou non, laquelle est plus ou moins stable, comme l'autre, laquelle se développe ou bien périclite, laquelle a ses forces universelles, a ses institutions, a ses lois propres et qui a aussi ses mystères.

Ne croyez pas que je me plaise à opérer ici une simple comparaison, plus ou moins poétique, et que, de l'idée de l'économie matérielle, je passe par de simples artifices rhétoriques à l'économie spirituelle ou intellectuelle.

En réalité, ce serait bien tout le contraire, si on voulait y réfléchir. C’est l’esprit qui a commencé, et il ne pouvait pas en être autrement.

C'est le commerce des esprits qui est nécessairement le premier commerce du monde, le premier, celui qui a commencé, celui qui est nécessairement initial, car avant de troquer les choses, il faut bien que l'on troque des signes, et il faut par conséquent que l'on institue des signes.

Il n'y a pas de marché, il n'y a pas d'échanges sans langage ; le premier instrument de tout trafic, c'est le langage, on peut redire ici (en lui donnant un sens convenablement altéré) la fameuse parole : Au commencement était le Verbe. Il a bien fallu que le Verbe précédât l'acte même du trafic.

Mais le verbe n'est pas autre chose que l'un des noms les plus précis de ce que j'ai appelé l’esprit. L'esprit et le verbe sont presque synonymes dans bien des emplois. Le terme qui se traduit par verbe dans la Vulgate, c'est le grec « logos » qui veut dire à la fois calcul, raisonnement, parole, discours, connaissance, en même temps qu'expression.

Par conséquent, en disant que le verbe coïncide avec l'esprit, je ne crois pas dire une hérésie — même dans l'ordre linguistique.

D'ailleurs, la moindre réflexion nous rend évident que dans tout commerce, il faut bien qu'il y ait d'abord de quoi entamer la conversation, désigner l'objet que l'on doit échanger, montrer ce dont on a besoin ; il faut par conséquent quelque chose de sensible, mais ayant puissance intelligible ; et ce quelque chose, c'est ce que j'ai appelé d'une façon générale, le verbe.

Le commerce des esprits précède donc le commerce des choses. Je vais montrer qu'il l'accompagne, et de fort près.

Non seulement il est logiquement nécessaire qu'il en soit ainsi, mais encore ceci peut s'établir historiquement. Vous trouverez cette démonstration dans ce fait remarquable que les régions du globe qui ont vu le commerce des choses le plus développé, le plus actif et le plus anciennement établi, sont aussi les régions du globe où la production des œuvres d'esprit et des ouvrages de l'art ont été le plus précoces et le plus fécondes et le plus diverses.

J'observe en outre que ces régions — là ont été celles où ce qu'on nomme la liberté de l’esprit a été la plus largement accordée, et j'ajoute qu'il ne pouvait pas en être autrement.

Dès que les rapports deviennent plus fréquents, actifs, extrêmement nombreux entre les hommes, il est impossible de maintenir entre eux de très grandes différences, non pas de castes ou de statut, car cette différence peut subsister, mais de compréhension.

La conversation, même entre supérieurs et inférieurs, prend une familiarité et une aisance qui ne se trouvent pas dans les régions où les rapports sont beaucoup moins fréquents; il est connu par exemple que dans l'antiquité, et en particulier à Rome, l'esclave et son patron avaient des rapports tout à fait familiaux, malgré la dureté, la discipline et les atrocités qui pouvaient légalement s'exercer.

Je disais donc que la liberté d'esprit et l'esprit lui-même ont été le plus développés dans les régions où le commerce en même temps se développait. A toute époque, sans exception, toute production intense d'art, d'idées, de valeurs spirituelles se manifeste en des points remarquables par l'activité économique qui s'y observe. Vous savez que le bassin de la Méditerranée a offert, sous ce rapport, l'exemple le plus frappant et le plus démonstratif.

Ce bassin est, en effet, un lieu en quelque sorte privilégié, prédestiné, providentiellement marqué pour que se produisît sur ses bords, s'établît entre ses rives un commerce des plus actifs.

Il se dessine et se creuse dans la région la plus tempérée du globe; il offre des facilités toutes particulières à la navigation; il baigne trois parties du monde très différentes; par conséquent, il attire à lui quantité de races des plus diverses; il les met en contact, en concurrence, en accord ou en conflit; il les excite ainsi aux échanges de toute nature. Ce bassin, qui a cette propriété remarquable que, d'un point à tout autre de son contour, on peut aller ou bien par voie de terre en suivant le littoral, ou par la traversée de la mer, a été le théâtre du mélange et des contrastes, pendant des siècles, de familles différentes de l'espèce humaine s'enrichissant l'une l'autre de leurs expériences de tout ordre.

Là, excitation à l'échange, concurrence vive, concurrence du négoce, concurrence des forces, concurrence des influences, concurrence des religions, concurrence des propagandes, concurrence simultanée des produits matériels et des valeurs spirituelles; cela ne se distinguait point.

Le même navire, la même nacelle apportaient les marchandises et les dieux ; les idées et les procédés.

Combien de choses se sont développées sur les bords de la Méditerranée, par contagion ou par rayonnement. Ainsi s'est constitué ce trésor auquel notre culture doit presque tout, au moins dans ses origines ; je puis dire que la Méditerranée a été une véritable machine à fabriquer de la civilisation. »

 

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » (Paul Valéry)

 

 

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22 mars 2022 2 22 /03 /mars /2022 08:50

 

REGARD SUR LA GUERRE

 

Jean de la Bruyère (1645-1696)

 

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Jean de La Bruyère, homme de son temps

 

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« La critique souvent n’est pas une science ; c’est un métier où il faut plus de santé que d’esprit, plus de travail que de capacité, plus d’habitude que de génie. » (La Bruyère)

 

*

Jean de la Bruyère,  homme de lettres et moraliste français, né en 1645 à Paris et mort à Versailles en 1696, fils d’un Contrôleur Général de Paris, s’exerça à plusieurs métiers avant de devenir un des grands noms de la littérature française.

Après de brillantes études il obtient la licence de Droit et devient avocat au Parlement de Paris, mais plaide peu.

Il achète ensuite un office de Trésorier des Finances de la Généralité de Caen. Sa charge l’occupant peu, il passe le plus clair de son temps à lire, surtout à observer le monde de l’époque, principalement celui de sa classe et celui de la classe au-dessus. Il observe, écoute, regarde.

 

Un de ses biographes dira de lui :

« Il peut méditer, lire, observer à loisir. Il mène en somme, jusqu’en 1684, la vie d’un sage, très modéré dans ses ambitions, très jaloux de son indépendance. Chez ce bourgeois de Paris, de la même race qu’un Boileau, qu’un Voltaire, sommeillent encore des dons de perspicacité réaliste et d’ironie caustique, qu’un brusque changement dans sa destinée va lui permettre de révéler. »

 

Ce changement intervient effectivement. Le 15 août 1688, La Bruyère, sur la recommandation de Bossuet, est nommé professeur d’histoire, précepteur du Duc de Bourbon, petit fils du Grand Condé, au château de Chantilly.

Ainsi, un large champ d’observation s’ouvre « à son regard aigu : il voit, de près et dans l’intimité, les grands seigneurs auxquels se mêlent parfois des parvenus, plus orgueilleux encore que les princes de sang ».

 

Dans « Les Caractères » La Bruyère poursuit un double objet :

—Peindre ses contemporains d’après nature et les amener ainsi à prendre conscience de leurs défauts et les corriger.

—Mais, comme La Fontaine, Molière, La Rochefoucauld, il vise aussi à discerner chez les Français du 17e siècle, des traits éternels de la nature humaine.

*

Le texte de La Bruyère ci-dessous contre la guerre, nous présente ce double objet.

*

« La plupart des hommes emploient la meilleure partie de leur vie à rendre l’autre misérable. » (La Bruyère)

 

*

La Bruyère a horreur de la guerre. Avec une ironie indignée il en dénonce le caractère atroce et surtout l’absurdité, montrant qu’elle ravale l’homme au-dessous des bêtes.

 

« La guerre a pour elle l’antiquité ; elle a été dans tous les siècles : on l’a toujours vue remplir le monde de veuves et d’orphelins, épuiser les familles d’héritiers, et faire périr les frères à une même bataille…

De tout temps, les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s’égorger les uns les autres ; et, pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu’on appelle l’art militaire ; ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation ; et ils ont depuis enchérie de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement. De l’injustice des premiers hommes comme de son unique source est venue la guerre, ainsi que la nécessité où ils se sont trouvés de se donner des maîtres qui fixassent leurs droits et leurs prétentions. Si, content du sien, on eût pu s’abstenir du bien de ses voisins, on avait pour toujours la paix et la liberté.

*

« L’homme, (est) toujours plus avide du pouvoir à mesure qu’il en a davantage, et qui ne désire tout que parce qu’il possède beaucoup. » (La Bruyère)

 

*

Petits hommes hauts de six pieds, tout au plus de sept, qui vous enfermez aux foires comme géants, et comme des pièces rares dont il faut acheter la vue, dès que vous allez jusques à huit pieds ; qui vous donnez sans pudeur de la hautesse et de l’éminence, qui est tout ce que l’on pourrait accorder à ces montagnes voisines du ciel et qui voient les nuages se former au-dessous d’elles ; espèce d’animaux glorieux et superbes, qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites pas même comparaison avec l’éléphant et la baleine, approchez, hommes, répondez un peu à Démocrite. Ne dites-vous pas en commun proverbe : des loups ravissants, des lions furieux, malicieux comme un singe ? Et vous autres, qui êtes-vous ? J’entends corner sans cesse à mes oreilles : l’homme est un animal raisonnable. Qui vous a passé cette définition ? Sont-ce les loups, les singes et les lions, ou si vous vous l’êtes accordée à vous-mêmes ? C’est déjà une chose plaisante que vous donniez aux animaux, vos confrères, ce qu’il y a de pire, pour prendre pour vous ce qu’il y a de meilleur. Laissez-les un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez comme ils s’oublieront et comme vous serez traités. Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos caprices, qui vous mettent au-dessous de la taupe et de la tortue, qui vont sagement leur petit train, et qui suivent sans varier l’instinct de leur nature ;  mais écoutez-moi un moment. Vous  dites d’un tiercelet de faucon qui est fort léger, et qui fait une belle descente sur la perdrix : "Voilà un bon oiseau" ; et d’un lévrier qui prend un lièvre corps à corps : "C’est un bon lévrier ". Je consens aussi que vous disiez d’un homme qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l’atteint et qui le perce : "Voilà un brave homme". Mais si vous voyez deux chiens qui s’aboient, qui s’affrontent, qui se mordent et se déchirent, vous dites : "Voilà de sots animaux" ; et vous prenez un bâton pour les séparer. Que si l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu’après avoir miaulé tout leur soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que de cette mêlée il est demeuré de part et d’autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l’air à dix lieues de là par leur puanteur, ne diriez-vous pas "Voilà le plus abominable sabbat dont on ai jamais ouï parler" ? Et si les loups en faisaient de même : "Quels hurlements ! quelle boucherie !" Et si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu’ils la mettent à se trouver à ce beau rendez-vous, à détruire ainsi et à anéantir leur propre espèce ? ou, après l’avoir conclu, ne ririez-vous pas de tout votre cœur  de l’ingénuité de ces pauvres bêtes ? » (Extraits de La Bruyère, Les Caractères.)

*

« Le trop d’attention qu’on met à observer les défauts d’autrui fait qu’on meurt sans avoir eu le temps de connaître les siens. » (La Bruyère)

 

 

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22 janvier 2022 6 22 /01 /janvier /2022 09:19

 

JEAN ROSTAND,

SA CONCEPTION DE L’UNIVERS

 

Jean Rostand (1894-1977)

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Jean Rostand, biologiste et écrivain français (1894-1977). Fils d’Edmond Rostand et de la poétesse Rosemonde Gérard.

Il a fait des études supérieures à la Faculté des sciences de Paris.

Il participe à la création de la section de biologie au Palais de la découverte en 1936 puis fonde son propre laboratoire à Ville-d’Avray et se tient à l’écart des structures universitaires qu’il trouve trop contraignantes.

Féru de sciences et de lettres, il fait preuve d’une curiosité exceptionnelle : l’homme, son origine, sa parenté avec l’animal, et surtout la vie sur terre, voire dans l’univers…

 

Il est l’auteur d’une œuvre impressionnante ; sa vie fut entièrement partagée entre la science et la littérature. Il en résulte une œuvre d’une grande variété. Cette œuvre reflète pour l’essentiel dans chacun des ouvrages qui la composent,  un souci permanent du rapport entre science et société, science et morale, science et avenir. Cette œuvre fait également une place importante à la vulgarisation qui fut aussi un de ses soucis permanents. Ses travaux scientifiques firent sa renommée par leur rigueur, constamment liée au souci de l’humain, et contribuèrent à faire connaître la génétique au grand public. Jean Rostand fut par ailleurs un défenseur acharné des valeurs humanistes, du pacifisme et du mondialisme. Il fut aussi féministe et contribua avec Simone de Beauvoir, Christiane de Rochefort … à créer le mouvement féministe « Choisir la cause des femmes ».

Il entre à l’Académie française en 1959.

 

Quelques ouvrages sont particulièrement représentatifs du souci permanent du lien entre science et avenir des humains :

-Les idées nouvelles de la génétique.

-L’Homme.

-La biologie et l’avenir humain.

-L’hérédité humaine.

-Ce que je crois.

 

En politique on ne flétrit le mensonge d'hier que pour flatter le mensonge d'aujourd'hui. (Jean Rostand)

 

 

L’extrait ci-dessous est tiré de l’ouvrage « Ce que je crois ».

 

« Voici donc "ce que je crois", — étant bien entendu qu'on ne peut jamais que croire, et que toute la différence est entre les téméraires qui croient qu'ils savent et les sages qui savent qu'ils croient. Voici ce que je crois, parce qu'on ne peut s'empêcher de croire quelque chose, même quand la raison suprême serait peut-être de suspendre le jugement. Voici ce que je crois, avec mes gènes, mes hormones, mes réflexes, mon passé, mon expérience dérisoire, mon misérable savoir. Voici ce que je crois, quand je suis seul avec moi, et non pas en présence des autres, qui trop souvent nous altèrent en nous provoquant au consentement ou à la contradiction. Voici ce qui, tout compte fait, me paraît le moins impossible, le moins invraisemblable, ce pour quoi, très honnêtement, je parierais si j'avais, sur les grandes et indécidables questions, à tenir un pari, et non pas un pari frauduleux à la Pascal, où on nous fait le coup de l'angoisse et de l'infini, mais un bon pari honnête et paisible où l'on peut garder toute sa tête.

Il se pourrait qu'après tant de précautions, le lecteur ne fût même plus tenté de poursuivre. Peu m'importe ; je ne me fusse jamais résolu à pareille confession si je n'eusse auparavant énoncé nettement ce que je pense de ce que je crois.

 

Je vois beaucoup de gens qui ont la maturité politique, j'en vois moins qui ont la maturité humaine. (Jean Rostand)

 

Disons-le tout de suite, je ne crois pas que l'homme ait à sa disposition d'autre moyen de connaître que sa raison. Moyen imparfait, sans nul doute ; et je conviens que peut-être les jugements où elle nous porte sont, par construction, entachés d'erreur : il se pourrait que rien de valable ne pût éclore d'un cerveau humain, il se pourrait qu'un dieu malicieux se complût à nous abuser par l'entremise de cette raison qu'il eût déposée en nous... Mais ces risques, nous ne saurions faire autrement que de les courir, et je doute que nous ayons quoi que ce soit à gagner à faire d'emblée intervenir l'irrationnel dans le champ de ce qui nous paraît être le connaissable.

De toute manière, je suis incapable de tenir compte d'une « révélation » prétendument faite à nos aïeux dans les temps reculés de notre histoire. Si respectables que me paraissent ce genre de traditions, et quelque rôle qu'elles aient pu jouer dans notre passé moral, je ne puis accepter d'y voir des certitudes de départ. Seules valent, à mes yeux, les croyances qui, à tout moment recréables par l'intelligence, peuvent se former de novo dans l'esprit d'un homme d'aujourd'hui, à partir de matériaux fraîchement fournis par la science ou par la libre réflexion. Ce parti pris d’actualisation philosophique devait être précisé dès l'abord, afin d'éviter toute méprise. Je n'ignore pas que, pour beaucoup, cette décision d'exclure toute une portion du passé humain qu'ils jugent essentielle, ne doive apparaître comme mutilante et génératrice d'erreur ; mais, sur ce point, je ne saurais envisager le moindre compromis. Impossible, pour moi, de croire à une Vérité qui serait derrière nous. La seule vérité à laquelle je crois en est une qui se découvre lentement, graduellement, péniblement, et qui imperceptiblement s'augmente chaque jour.

Ma conviction est que l'homme se trouve tout au début de son aventure intellectuelle, que son « âge mental » est extrêmement bas au regard de celui qu'il est appelé à prendre. Cette notion de l'immaturité, de l'infantilisme de notre espèce suffirait à me convaincre que, d'un très long temps, nous n'avons à espérer que des réponses naïves et grossières aux grandes questions qui nous préoccupent. Il n'est d'ailleurs pas sûr que l'humanité ait assez d'avenir pour épuiser toute la connaissance dont sa condition cérébrale la rendrait capable, et il est extrêmement douteux que cette condition même l'habilite à une compréhension totale de l'univers.

 

 

Je croyais qu'un savant c'était toujours un homme qui cherche une vérité, alors que c'est souvent un homme qui vise une place. (Jean Rostand)

 

Que sommes-nous ? Qu’est-ce que l’homme ? Que représente-t-il dans l’ensemble des choses ? Qu’est-ce qu’une vie humaine ? Qu’est-ce qui s’efface de l’univers quand périt un individu ?

Je n’hésiterai pas à dire que, s’agissant de ces problèmes, j’aurai traversé l’existence dans un état d’incompréhension effarée. Les indications maigres et clairsemées que la science peut nous fournir à cet égard composent un étrange tableau à la Rembrandt, où quelques flaques de lumière ne font que mieux accuser la superficie des noirceurs.

Un univers de dimensions insensées, qui peut-être n’est pas infini, mais qui, de toute façon, n’est pas à notre échelle ; des milliards de nébuleuses, en chacune desquelles fourmillent les soleils, et, autour d’eux, des cortèges de planètes plus ou moins ressemblantes à la nôtre, mais dont nous ne saurons jamais rien, puisque les rêves les plus hardis de la navigation interastrale ne franchissent point les bornes de notre système solaire. Sur la petite planète qu’est notre terre, une profusion d’êtres que, pour les opposer à ce qui les environne, on appelle vivants, sans savoir au juste en quoi consiste cette vie qui les anime, et qu’il est plus facile de reconnaître que de définir. D’entre les millions d’espèces différentes où se manifeste la vie, une — la nôtre —, qui domine sur tout le reste par la vertu de ce qu’elle nomme la pensée, une que sa supériorité détache et isole au point qu’elle serait encline à se targuer d’une origine singulière si tout ne venait lui rappeler qu’elle se relie au vaste peuple des vivants.

On ne s’étonnera pas que le principal de mes croyances s’organise autour des réflexions que me suggère l’étude de la biologie. Or, l’une des choses que je crois avec le plus de force, — l’une des rares dont je sois à peu près sur —, c’est qu’il n’existe, de nous à l’animal, qu’une différence du plus au moins, une différence de quantité et non point de qualité ; c’est que nous sommes de même étoffe, de même substance que la bête. Cette solidarité, cette continuité entre le règne animal — voire tout le monde vivant — et le canton humain, elle me semble devoir s’imposer à toute personne ayant disséqué un insecte, assisté au frémissement d’un protoplasme, vu un œuf se modeler en embryon. Comment penserais-je que quoi que ce fût d’essentiel pût appartenir en propre à l’une seule des millions d’espèces qui peuplent la terre ? Pas un être organisé, si humble soit-il, dont je ne me sente le frère, et non pas affectivement mais rationnellement. Tout ce qui est dans l’homme de plus élevé, de plus rare, de plus spécifiquement humain, tout ce pour quoi nous serions portés à le mettre à part dans la nature, — qu’il s’agisse des plus hauts témoignages de la pensée logique ou des plus pures manifestations du sentiment —, je ne parviens à y voir que l’épanouissement, que l’amplification, que la majoration de ce qui déjà se montre dans la vie pullulante et anonyme des micro-organismes, dans la sensibilité des amibes, dans les tactismes des plasmodes de Myxomycètes qui glissent vers la sciure de bois, dans la micro-mémoire des Paramécies qui apprennent à ne pas ingérer de colorants nocifs.

Oui, c’est bien là, dès ce niveau modeste de la vitalité, que, pour moi, se posent certains des plus graves problèmes, ceux de la vie, de l’organisation, de l’assimilation, de la sensibilité, de la conscience, — de l’esprit. Là donc que se situent la plupart de mes interrogations, de mes étonnements et de mes doutes. Je suis inébranlablement persuadé que, si nous savions à fond le dernier des êtres animés, nous saurions sinon le tout de l’homme, du moins beaucoup plus sur lui que n’en savent ceux qui, dès à présent, se flattent d’en savoir quelques chose.

 

Sur ce point, vraiment fondamental, de l’unité essentielle de la vie, je me trouve donc en plein désaccord avec un biologiste penseur comme Rémy Collin qui, lui, n’hésite pas de faire entre l’humain et l’animal une différence radicale, puisqu’il voit en l’homme non pas seulement l’être le plus intelligent et le plus puissant de la nature, mais encore un être d’une nature spéciale, doué d’attributs incommensurables à ceux de l’animalité, un être qui, par la possession d’une conscience réfléchie, d’une âme libre et immortelle, transcende les purs mécanismes auxquels se réduisent tous les autres vivants.

Une telle conception, je l’avoue, me surprend et me déconcerte, surtout de la part d’un homme rompu à l’étude positive des phénomènes de la vitalité. Sans mésestimer pour autant, ni tâcher à étrécir tendancieusement le fossé qui sépare le psychisme humain du psychisme animal, je ne puis oublier que ce fossé n’a été creusé que par l’extinction d’êtres intermédiaires qui, à coup sûr, vécurent jadis sur notre globe, et dont on eût été bien embarrassé pour décider s’ils possédaient ou non la conscience réfléchie et la liberté.

 

 

Il faut donc aimer quelqu'un pour le préférer à son absence. (Jean Rostand)

 

 

Je ne sais pas ce que c’est que la vie, ni la conscience ni la pensée ; j’ignore l’origine et la nature de ce qui, prenant racine dans la boue cellulaire, s’est épanoui en notre cerveau ; mais, si j’étais aussi sûr que l’est un Rémy Collin que toute la sensibilité, toute la conscience des bêtes se ramenât à de la mécanique, je ne ferais point de difficulté pour étendre cette certitude jusqu’à l’homme lui-même.

La parenté de l’homme avec les animaux ne se peut expliquer rationnellement que dans le cadre de la théorie de l’évolution, ou théorie transformiste, d’après laquelle tous les êtres vivants, y compris l’homme, dérivent d’êtres un peu moins complexes, et ceux-ci d’êtres qui l’étaient un peu moins, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on arrive à des formes extrêmement simples, rudimentaires, qui seraient les ancêtres de toute vie. »

 

 

On peut imaginer une humanité composée exclusivement de femmes, on n'en saurait imaginer une qui ne comptât que des hommes. (Jean Rostand)

 

 

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17 octobre 2021 7 17 /10 /octobre /2021 09:38

LE MAL
QU’EST-CE QUE LE MAL ? (2)

 

Le philosophe français, Jean-Jacques Rousseau
et
le philosophe allemand Emmanuel Kant
livrent leur avis sur le sujet

J-J Rousseau (1712-1778)

Jean-Jacques Rousseau (né en 1712 et mort en 1778) est une des personnalités de premier plan parmi les « philosophes des Lumières ».µIl a toujours âprement défendu sa vision du mal, de tout temps, sans dévier, jusqu’à sa mort. Pour lui, l’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt. (Voir article du blog du 20-12- 2014).

Son œuvre est une démonstration de cette thèse dans l’éducation des enfants. (voir article du blog du 07-06-2020).

Le texte suivant peut être considéré comme un condensé de sa vision globale de l’homme et de la société : à l’origine l’homme est bon mais son « amour de soi » s’efface devant « l’amour propre » qui est une passion sociale. L’homme devient méchant quand il se compare aux autres.

« Le principe fondamental de toute morale [...] est que l'homme est un être naturellement bon, aimant la justice et l'ordre ; qu'il n'y a point de perversité originelle dans le cœur humain, et que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits. J'ai fait voir que l'unique passion qui naisse avec l'homme, savoir l'amour-propre, est une passion indifférente en elle-même au bien et au mal ; qu'elle ne devient bonne ou mauvaise que par accident et selon les circonstances dans lesquelles elle se développe. J'ai montré que tous les vices qu'on impute au cœur humain ne lui sont point naturels ; j'ai dit la manière dont ils naissent ; j'en ai, pour ainsi dire, suivi la généalogie, et j'ai fait voir comment, par l'altération successive de leur bonté originelle, les hommes deviennent enfin ce qu'ils sont.

 

« Vivre, ce n’est pas respirer, c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes. » (J.J. Rousseau)

 

J'ai encore expliqué ce que j'entendais par cette bonté originelle qui ne semble pas se déduire de l'indifférence au bien et au mal, naturelle à l'amour de soi. L'homme n'est pas un être simple ; il est composé de deux substances. [...] Cela prouvé, l'amour de soi n'est plus une passion simple ; mais elle a deux principes, à savoir l'être intelligent et l'être sensitif, dont le bien-être n'est pas le même. L'appétit des sens tend à celui du corps, et l'amour de l'ordre à celui de l'âme. [...] Dans cet état, l'homme ne connaît que lui ; il ne voit son bien-être opposé ni conforme à celui de personne ; il ne hait ni n'aime rien ; borné au seul instinct physique, il est nul, il est bête ; c'est ce que j'ai fait voir dans mon Discours sur l'inégalité

Quand, par un développement dont j'ai montré le progrès, les hommes commencent à jeter les yeux sur leurs semblables, ils commencent aussi à voir leurs rapports et les rapports des choses, à prendre des idées de convenance, de justice et d'ordre ; le beau moral commence à leur devenir sensible et la conscience agit. Alors ils ont des vertus, et s'ils ont aussi des vices, c'est parce que leurs intérêts se croisent et que leur ambition s'éveille, à mesure que leurs lumières s'étendent. Mais tant qu'il y a moins d'opposition d'intérêts que de concours de lumières, les hommes sont essentiellement bons. Voilà le second état.

 

«  Il n’y a point de bonheur sans courage, ni de vertu sans combat.. » (J.J. Rousseau)

 

Quand enfin tous les intérêts particuliers agités s'entrechoquent, quand l'amour de soi mis en fermentation devient amour-propre, que l'opinion, rendant l'univers entier nécessaire à chaque homme, les rend tous ennemis-nés les uns des autres et fait que nul ne trouve son bien que dans le mal d'autrui, alors la conscience, plus faible que les passions exaltées, est étouffée par elles, et ne reste plus dans la bouche des hommes qu'un mot fait pour se tromper mutuellement. Chacun feint alors de vouloir sacrifier ses intérêts à ceux du public, et tous mentent. [...]

Voilà, Monseigneur, [...] comment l'homme étant bon, les hommes deviennent méchants. » (Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont, Œuvres complètes, Gallimard. Voir revue Philosophie magazine, hors série)

 

« Toute méchanceté vient de la faiblesse. L’enfant est méchant parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il sera bon » (J.J. Rousseau)

 

 

Emmanuel Kant (1724-1804)

 

Kant, en essayant de conformer sa vie à ses écrits philosophiques, a exercé une profonde et durable influence sur l’idéalisme allemand, la philosophie analytique, la philosophie moderne et la pensée critique en général.
Il est l’auteur d’une œuvre considérable, variée, mais centrée autour de trois types de  critique :
—la critique de la raison pure
—la critique de la raison pratique
—la critique de la faculté de juger.

(Voir articles du blog du 26-03-2017).

Dans l’extrait ci-dessous Kant expose l’idée de mal radical, un mal qui se trouve à la racine de notre conduite. Nous sommes mauvais quand nous faisons passer nos intérêts égoïstes avant la loi morale universelle. Cette perversion nous semble naturelle, tant elle est implantée profondément en nous.

 

« La proposition : L’homme est mauvais, ne peut vouloir dire autre chose d'après ce qui précède que : Il a conscience de la loi morale et il a cependant admis dans sa maxime de s'en écarter (à l'occasion). Il est mauvais par nature signifie que ceci s'applique à lui considéré en son espèce ; ce n'est pas qu'une qualité de ce genre puisse être déduite de son concept spécifique (celui d'un homme en général) (car alors elle serait nécessaire), mais, dans la mesure où on le connaît par expérience, l'homme ne peut être jugé autrement. [...] Or, du moment que ce penchant doit lui-même être nécessairement considéré comme mauvais moralement et non par conséquent comme une disposition naturelle, mais comme une chose qui peut être imputée à l'homme ; qu'il doit par conséquent nécessairement consister en maximes de libre arbitre contraires à la loi, et qu'il faut considérer celles-ci, à cause de la liberté, comme en soi contingentes, ce qui, à son tour, ne saurait s'accorder avec l'universalité de ce mal si ce suprême fondement subjectif de toutes les maximes n'était pas d'une manière quelconque lié à l'humanité et s'il n'y était pas en quelque sorte enraciné, nous pouvons appeler ce penchant, un penchant naturel au mal ; et comme il faut qu'il soit toujours coupable par sa propre faute, un mal radical inné dans la nature humaine (que nous avons néanmoins contracté nous-mêmes).

[...]

 

« On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter » (Kant)

 

L'homme (même le meilleur) ne devient mauvais que s'il renverse l'ordre moral des motifs lorsqu'il les accueille dans ses maximes ; à dire vrai, il accueille dans celles-ci la loi morale ainsi que la loi de l'amour de soi ; toutefois, s'apercevant que l'une ne peut subsister à côté de l'autre, mais doit être subordonnée à l'autre, comme à sa condition supérieure, il fait des mobiles de l'amour de soi et de ses inclinations la condition de l'obéissance à la loi morale, alors que c'est bien plutôt cette dernière qui devrait être accueillie comme condition suprême de la satisfaction des autres dans la maxime générale du libre arbitre, en qualité de motif unique.

[...]

 

« La musique est la langue des émotions » (Kant)

 

S'il y a un semblable penchant dans la nature humaine, c'est qu'il existe dans l'homme un penchant naturel au mal ; et ce penchant lui-même qui doit finalement être cherché dans le libre arbitre et qui est en conséquence imputable, est moralement mauvais. Ce mal est radical parce qu'il corrompt le fondement de toutes les maximes, de plus, en tant que penchant naturel, il ne peut être extirpé par les forces humaines ; car ceci ne pourrait avoir lieu qu'au moyen de bonnes maximes, ce qui ne peut se produire quand le fondement subjectif suprême de toutes les maximes est présumé corrompu ; néanmoins, il faut pouvoir le dominer puisqu'il se rencontre dans l'homme, comme être agissant librement.

 

« La possession du pouvoir corrompt inévitablement la raison » (Kant)

 

Par suite, la malignité de la nature humaine ne doit pas, à vrai dire, s'appeler méchanceté si l'on prend ce mot au sens rigoureux ; c'est-à-dire comme intention (principe subjectif des maximes) d'admettre le mal, en tant que mal, comme motif dans sa maxime (car c'est là une intention diabolique), mais plutôt perversion du cœur, et ce cœur, suivant la conséquence, se nomme alors aussi mauvais cœur. » (Kant, La Religion dans les limites de la simple raison,. Voir revue Philosophie magazine, hors série)

 

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10 octobre 2021 7 10 /10 /octobre /2021 15:26

LE MAL
QU’EST-CE QUE LE M AL ? (1)

Chacun de nous en a sans doute une idée, même s’il n’en a pas une expérience personnelle précise.

Fait-on du mal à autrui sciemment ou inconsciemment ?

Deux éminences, Socrate et Saint-Augustin exposent ici leur point de vue sur la question.

Socrate (470-399 av. J.C.)

 

« Connais-toi toi-même » (Socrate)

 

Socrate, philosophe grec du 5e siècle avant J.C., est né à Athènes en 470 et mort en 399 avant J.C.

Il est l’un des grands philosophes qui ont contribué au rayonnement culturel de la Grèce antique, essentiellement au Ve siècle avant J.C.

Malheureusement pour la postérité, Socrate n’a pas écrit lui-même. Sa pensée, ainsi que les thèmes qu’il a développés au cours de ses leçons de philosophie, ont été scrupuleusement rapportés par ses disciples, en tout premier lieu Platon.

 

« Le premier savoir est le savoir de mon ignorance : c'est le début de l'intelligence. » (Socrate)

 

Platon (428-348 av. J.C.)

 

Platon, né en 428 et mort en 348 avant J.C. à Athènes. Fidèle élève de Socrate, à la mort de son maître, Platon s’évertua à faire connaitre la philosophie et la pensée de ce dernier à la postérité.

Lui-même a produit une œuvre philosophique considérable, surtout sous forme de dialogues, comme le texte ci-après. Sa pensée philosophique a fortement influencé le monde occidental.

 

 

« Socrate [...] Allons, essaie donc à ton tour d'acquitter la promesse que tu m'as faite : dis-moi ce qu'est la vertu en général. [...]

Ménon Eh bien, il me semble, Socrate, que la vertu consiste, selon la formule du poète, "à se réjouir des belles choses et à être puissant". Quant à moi, je déclare que la vertu, c'est le désir des belles choses avec le pouvoir de se les procurer.

SocrateVeux-tu dire que l'homme qui désire les belles choses est désireux des bonnes ?

Ménon Oui, plus que tout.

Socrate Dis-tu cela avec l'idée que certains hommes désirent le mal, tandis que d’autres désirent le bien ? Ne crois-tu pas, excellent homme, que tous les hommes désirent le bien ?

Ménon Non, je ne le crois pas.

Socrate Il y a donc des hommes qui désirent le mal !

Ménon Oui. [...]

Socrate Parce que toi, Ménon, tu crois qu'on peut, tout en sachant que le mal est mal, le désirer quand même ? Ménon Tout à fait.

Socrate Que veux-tu dire ? Que désire-t-on : que le mal arrive à soi-même ?

Ménon Qu'il arrive ! Évidemment !

Socrate En considérant que ce mal est bénéfique à celui auquel il arrive ? ou bien tout en sachant qu'il fera du tort à l'homme chez qui il advient ?

Ménon Certains considèrent que le mal est bénéfique, mais d'autres savent aussi que le mal fait du tort.

Socrate Et toi, alors, crois-tu qu'ils sachent que le mal est mal quand ils le considèrent comme bénéfique ?

Ménon Non, certainement pas ! Ce n'est pas ce que je crois !

Socrate En ce cas, n'est-il pas évident que ces gens-là ne désirent pas le mal, puisqu'ils ignorent ce qu'il est, mais qu'ils désirent ce qu'ils croyaient être le bien, même si en fait ce bien est mal ? De sorte que, s'ils ignorent le mal et le prennent vraiment pour un bien, il est évident que c'est le bien qu'ils désirent, n'est-ce pas ?

Ménon Pour ces gens-là, oui, il est possible que ce soit vrai.

Socrate Mais alors, les hommes qui désirent le mal, comme tu le prétends, tout en sachant que le mal nuit à celui auquel il arrive, ils doivent bien savoir que ce mal leur nuira ?

Ménon C'est nécessaire.

Socrate Mais ces hommes-là ne croient-ils pas que, si une chose leur fait du tort, une telle chose, dans la mesure où elle leur nuit, les rend misérables ?

Ménon Là aussi, c'est nécessaire.

Socrate Mais en les rendant misérables, ne fait-elle pas d'eux des êtres malheureux ?

Ménon Oui, je pense.

Socrate Y a-t-il donc un homme qui veuille être misérable et malheureux ?

Ménon Il ne me semble pas, Socrate.

Socrate Il n'y a donc personne, Ménon, qui veuille le mal, à moins de vouloir être comme cela. En effet, être misérable, qu'est-ce que c'est, sinon désirer le mal et l'obtenir ?

Ménon Il est possible que tu dises vrai, Socrate, et que personne ne veuille le mal. »  (Platon, Ménon, Œuvres complètes, Flammarion. Voir revue Philosophie magazine, hors série)

 

« Ce que je sais, c’est que je ne sais rien. » (Socrate)

Saint-Augustin (340-430 ap. J.C.)

 

Saint Augustin ou Augustin d’Hippone né en 354 après J. C. à Thagaste (actuelle Souk Ahras, Algérie), alors province romaine d’Afrique est mort en 430 à Hippone (actuelle Annaba, Algérie).

Docteur de l’Église latine, philosophe, écrivain, moraliste et un théologien chrétien romain, il est l’un des quatre Pères de l’Église d’Occident.

Auteur d’une œuvre considérable dont se dégagent trois ouvrages prisé par les chrétiens :

  • Les Confessions
  • La Cité de Dieu
  • De la Trinité

 

 

« Certes votre loi, Seigneur, condamne le larcin, une loi gravée dans le cœur des hommes, et que leur iniquité même n'abolit pas. Quel voleur accepte qu'on le vole ? Le riche n'admet pas l'excuse de l'indigence. Eh bien ! moi, j'ai voulu voler, et j'ai volé sans que la misère m'y poussât, rien que par insuffisance et mépris du sentiment de justice, par excès d'iniquité. Car j'ai volé ce que je possédais en abondance et de meilleure sorte. Ce n'est pas de l'objet convoité par mon vol que je voulais jouir, mais du vol même et péché.

Il y avait dans le voisinage de notre vigne un poirier chargé de fruits qui n'avaient rien de tentant, ni la beauté ni la saveur. En pleine nuit (selon notre exécrable habitude nous avions prolongé jusque-là nos jeux sur les places), nous nous en allâmes, une bande de mauvais garçons, secouer cet arbre et en emporter les fruits. Nous en fîmes un énorme butin, non pour nous en régaler, mais pour le jeter aux porcs. Sans doute nous en mangeâmes un peu, mais notre seul plaisir fut d'avoir commis un acte défendu.

 

« Le bonheur c’est de continuer à désirer ce qu’on possède » (Saint Augustin)

 

Voilà mon cœur, ô Dieu, voilà mon cœur dont avez eu pitié au fond de l'abîme. Qu'il vous dise maintenant, ce cœur que voilà, ce qu'il cherchait dans cet abîme, pour faire le mal sans raison, sans autre raison de le faire que sa malice même. Malice honteuse, et je l'ai aimée ; j'ai aimé ma propre perte ; j'ai aimé ma chute ; non l'objet qui me faisait choir, mais ma chute même, je l’ai aimée. Ô laideur de l’âme qui abandonnait votre soutien pour sa ruine, et ne convoitait dans l'infamie que l'infamie elle-même. [...]

Misère ! Qu'ai-je donc aimé en toi, ô mon larcin, crime nocturne de mes seize ans ? Tu n'étais pas beau, étant un larcin. As-tu même une existence réelle pour que je t'interpelle ? Ce qui était plus beau, c'étaient ces fruits que nous dérobâmes, car ils étaient votre œuvre à vous, suprême Beauté, Créateur de toutes choses, Dieu bon, Dieu souverain Bien et mon Bien véritable ; certes, ils étaient beaux, ces fruits, mais ce n'était pas eux que convoitait mon cœur misérable. J'en avais de meilleurs en grand nombre ; je ne les ai donc cueillis que pour voler. Car aussitôt cueillis, je les jetai loin de moi, me nourrissant de ma seule iniquité, dont la saveur m'était délicieuse. S'il entra un peu de ces fruits dans ma bouche, c'est ma faute qui fit leur saveur. [...]

 

« Les riches : vous voyez bien ce qu’ils ont, vous ne voyez pas ce qui leur manque. » (Saint Augustin)

 

Qu'ai-je donc aimé dans ce larcin, et en quoi ai-je imité mon Seigneur, même d'une manière criminelle et fausse ? Me suis-je plu à transgresser votre loi par la ruse, ne pouvant le faire par la force ? Esclave, ai-je affecté une liberté mutilée en faisant impunément, par une ténébreuse contrefaçon de votre toute-puissance, ce qui m'était défendu ? Voilà "cet esclave qui fuit son maître et qui recherche l'ombre". Ô corruption ! ô vie monstrueuse ! ô abîme de mort !

Ai-je pu prendre plaisir à ce qui n'était pas licite pour la seule raison que ce n'était pas licite ? » (Saint Augustin, Les Confessions, GF-Flammarion. Voir revue Philosophie magazine, hors série)

 

 

« L’homme est la mesure de toute chose. » (Platon)

 

« La vie est trop courte et trop précieuse pour la passer à nous distraire et à accumuler un trésor périssable. Cherchons plutôt à en comprendre le sens véritable et à enrichir notre âme. » (Socrate)

 

 

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