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12 décembre 2015 6 12 /12 /décembre /2015 11:08
LA QUESTION MÉMORIELLE, UNE GUERRE SANS FIN ?

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LA QUESTION MÉMORIELLE, UNE GUERRE SANS FIN ?

 

 

Esclavage, traite, colonisation, des mémoires brouillées

 

La conférence internationale initiée par les Nations unies et tenue à Durban (Afrique du Sud), du 2 au 9 septembre 2001, avait pour objectif de réconcilier les peuples de la Terre, en conciliant les mémoires des uns avec celles des autres, afin d’apaiser les tensions entre populations dans les mêmes États et dans le monde en général. Faire qu’enfin, et pour toujours, les peuples de la Terre, quels qu’aient pu être leur passé, leur action, leur statut ou conditions, puissent s’accepter, se regarder en face, se respecter et s’aimer, non comme anciens bourreaux ou anciennes victimes, anciens maîtres ou anciens esclaves, blancs ou noirs, mais comme Humains, frères, coresponsables de la même planète, aujourd’hui et demain.

LA QUESTION MÉMORIELLE, UNE GUERRE SANS FIN ?

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Tous frères sur terre ?

Cette initiative généreuse, cette vision positive de l’Homme, capable, sinon de pardonner, du moins de comprendre, accoucha cependant de fractures douloureuses multiples, en mettant le feu aux poudres des mémoires plurielles.

 

Le choc des mémoires

 

La mémoire des uns

Ici, en France, malgré Durban, les mémoires entrent en ébullition en 2005.

 

Entre amalgames, raccourcis, amnésie réelle ou feinte, déni d’histoire, volonté d’occulter ou méconnaissance des réalités du passé, le « devoir d’histoire » apparaît comme une urgente obligation, avant le « devoir de mémoire », afin de réduire la fracture entre mémoires et donner plus de sens aux « commémorations ».

En février 2005, à la faveur d’une loi votée par le Parlement, affirmant la reconnaissance de la Nation pour l’œuvre coloniale, ainsi qu’une contribution en faveur des rapatriés d’Afrique du Nord, et un amendement engageant les auteurs de manuels scolaires à « reconnaître le rôle positif de la présence française outre-mer », ont suffi pour rallumer le brasier de la querelle mémorielle.

LA QUESTION MÉMORIELLE, UNE GUERRE SANS FIN ?

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La mémoire des autres

La colonisation, l’esclavage et la traite

 

La conférence de Durban offrait à tous, européens, Occidentaux, Asiatiques, Africains, une tribune idéale pour évoquer ressenti et rancœur, justifier ou se justifier. Ainsi, dans ce chaudron qu’on voulait havre de paix et de confiance retrouvée, les passions de ceux qui se considèrent comme victimes se donnent libre cours à travers le verbe libéré, notamment celui des Africains (dont les délégations furent les plus nombreuses) : ONG, ministres, chefs d’État… se firent face.

Pour le ministre tanzanien des Affaires étrangères, « l’esclavage et le colonialisme sont largement responsables de la pauvreté, du sous-développement et de la marginalisation économique de l’Afrique, de ses habitants et leurs descendants de la diaspora. Après plusieurs siècles d’esclavage et de colonisation – souligne-t-ill’héritage de ces systèmes effroyables d’exploitation est si profond que leurs conséquences continent et continueront pour de nombreuses années… ».

M. Tioune, l’un des porte-parole des ONG africaines, lui emboîte le pas, réclamant revanche et justice.

« Nous exigeons que l’esclavage et le colonialisme soient reconnus comme un double holocauste et comme crimes contre l’humanité, et nous exigeons réparation de la part de l’Occident pour le pillage de nos matières premières, le déplacement forcé des populations, les traitements inhumains et la pauvreté actuelle de l’Afrique, fruit de cette histoire de crimes et de spoliations… »

Et le réquisitoire des Africains continue, long et acerbe. Ironie suprême, quelques représentants de pays arabes, exigent des réparations pour la traite des Noirs ! Eux, qui ont pratiqué la traite des Noirs et l’esclavage pendant des siècles.

Ainsi, le ministre soudanais de la justice, sans sourciller, demande des réparations pour l’esclavage :

« Il faut tirer les leçons du passé – s’exclame-t-il – et notamment de la traite des esclaves qui constituait une négation de la dignité humaine et qui a permis au monde riche de se développer. Aujourd’hui, ce crime se poursuit dans le phénomène de la mondialisation, qui est injuste et inéquitable.

Nous considérons par ailleurs que les responsables de la traite et de la colonisation doivent assumer leurs responsabilités en payant des réparations. »

LA QUESTION MÉMORIELLE, UNE GUERRE SANS FIN ?

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Quelques fissures dans la mémoire africaine

La symphonie se dérègle quelque peu quand, au sein des délégations africaines, quelques voix, il est vrai isolées, s’élèvent pour lézarder la belle unanimité des réquisitoires. Parmi ces briseurs de consensus, le président Wade du Sénégal, ouvre la première brèche bien timidement cependant :

« Nous subissons encore aujourd’hui les effets de l’esclavage et les effets de la colonisation ; on ne peut pas évaluer ça en termes monétaires. Je trouve cette revendication non seulement absurde, mais aussi insultante de demander des réparations matérielles pour la mort de millions d’hommes. »

Un autre président, celui de l’Ouganda, est lui, porteur de piques, non contre les Occidentaux coupables de traite esclavagiste et de colonisation, mais contre ses frères africains :

« Ce furent aussi les divisions et les complicités africaines dans les traites négrières qui jouèrent un rôle majeur dans le développement de ce phénomène.

Si nous condamnons la cruauté blanche et arabe, alors il nous faut aussi condamner l’avidité et la myopie des chefs africains, qui se faisaient la guerre, capturaient des personnes de la tribu ennemie et les vendaient aux Blancs ou aux Arabes… »

Quant au président nigérian, il craint, à supposer que les Occidentaux s’acquittent des compensations matérielles réclamées, que ces réparations financières «  ne détériorent les relations entre les Africains du continent et ceux de la diaspora qui ont souffert de l’esclavage », en l’occurrence les descendants d’esclaves.

Enfin, dans le même registre, l’historienne Nadja Vuckovic (membre du Centre de Recherche historique et secrétaire de l’Association pour la recherche à l’EHESS) affirme : « l’ethnie Yoruba n’a jamais pardonné aux rois de l’ethnie Fond leur complicité dans l’esclavage.

Alors, qui doit-on indemniser, d’autant que la pratique de l’esclavage subsiste encore aujourd’hui dans certains pays africains ? ». [Sur ce thème, voir : Tidiane Diakité, la traite des Noirs et ses acteurs africains, Ed. Berg International, Paris].

LA QUESTION MÉMORIELLE, UNE GUERRE SANS FIN ?

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Accusés, levez-vous !

Les pays européens, précisément l’Europe des 15, sont présents à Durban, avec, au premier rang, les principales nations coloniales d’hier. Ils font front face aux accusations et présentent méthodiquement leur défense, réfutant point par point l’argumentaire de leurs accusateurs.

En première ligne, la Belgique, le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni réfutent les arguments les mettant en cause dans la pratique de la traite et de l’esclavage, mais aussi la colonisation, en développant notamment des arguments juridiques.

« La traite des Noirs et le colonialisme étaient parfaitement légaux lorsqu’ils furent pratiqués – assurent-ils. Dès lors, il n’y a aucune raison que ces politiques donnent droit à des réparations, puisque l’utilisation rétroactive de concepts juridiques n’est pas légale. »

D’où leur refus non seulement de présenter des excuses, mais aussi de payer des réparations.

La France tout en se montrant solidaire des autres nations accusées, semble tout de même se différencier quelque peu par ses efforts de prise de conscience des erreurs du passé. Sa position est ainsi exprimée par le ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie, Charles Josselin :

« Le Parlement français a reconnu, en mai 2000, que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien, perpétrées à partir du XVe siècle contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes, sont "un crime contre l’humanité".

Il n’est pas question cependant de réduire la colonisation à ses seuls excès et à des atteintes systématiques à la dignité humaine, mais, ayons le courage d’assumer certaines évidences. Oui, le colonialisme a eu des effets durables sur les structures politiques, économiques des pays concernés. »

LA QUESTION MÉMORIELLE, UNE GUERRE SANS FIN ?

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Antillais et Africains, de faux frères ?

     Des mémoires brouillées

 

L’esclavage, la traite des Noirs et la politique d’Israël, principalement ses rapports avec le monde arabe en général, accaparèrent l’essentiel des interventions et des débats de la conférence de Durban.

Cette tribune exceptionnelle, réunissant 200 États et des milliers d’ONG, fut l’occasion d’un déballage inédit de griefs et de rancœurs séculaires, avec des affrontements inattendus. À cet égard, les points de vue antillais et africains furent loin d’afficher l’unanimité attendue, hormis sur la condamnation des Occidentaux.

Pour les premiers « les Antilles ont souffert de l’esclavage et l’Afrique de la traite » : une litote riche de sens.

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10 décembre 2015 4 10 /12 /décembre /2015 18:46

   À LIRE 

Parution

             

 

NATACHA

    Cœur d’exil

de

 

Danielle Ohana, maîtresse de conférences en sociologie de l’éducation, université Rennes 2, est membre du laboratoire CREAD. Ses travaux et ses enseignements portent sur la sociologie du genre et la formation.

 

et

 

Nicole Lucas, agrégée et docteure en histoire, licenciée en histoire de l’art, est membre du laboratoire CERHIO/ CNRS UMR 6258, université Rennes 2. Ses recherches portent sur les manuels scolaires et plus globalement sur l’enseignement de l’histoire, avec une spécialisation sur la place des femmes et du genre dans l’histoire.

 

NATACHA :

Toute migration collective traduit, par nature, une somme d’aventures particulières. Hier comme aujourd’hui, celle de Natacha, l’exilée, est à la fois unique et exemplaire. Des bords de la Neva tsariste à la vie parisienne, via Constantinople la cosmopolite, elle prend finalement racine en Bretagne puis en Vendée. Malgré les drames, Nata assume dignement son intégration progressive et réussie. Cette héroïne toute simple, férue d’échanges, trouvera l’amitié inaltérable avec Betty, l’amour vrai avec Jean, la filiation de cœur avec une famille française revenue d’Algérie. Dans l’émeraude symboliquement léguée à une vie naissante, dans les traces volontairement conservées et transmises, elle se livre dans sa vérité complexe et singulièrement attachante. Comme pour tous ses compatriotes d’infortune, l’existence de cette Russe brièvement privilégiée et longtemps déracinée témoigne d’une force d’âme, d’une constance, d’une fidélité peu communes qu’il nous faut méditer dans un siècle toujours en proie aux exils.

À LIRE

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5 décembre 2015 6 05 /12 /décembre /2015 09:36

Une petite pause poétique avec Tristan Klingsor

 

 

CHANSON DU CHAT QUI DORT

 

Chat, chat, chat,

Chat noir, chat blanc, chat gris,

Charmant chat couché,

Chat, chat, chat,

N'entends-tu pas les souris

Danser à trois les entrechats

Sur le plancher ?

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Le bourgeois ronfle dans son lit

De son bonnet de coton coiffé

Et la lune regarde à la vitre :                                   

Dansez souris, dansez jolies,

Dansez vite,

En remuant vos fines queues de fées.

 

                     

Dansez sans musique tout à votre aise

A pas menus et drus

Au clair de la lune qui vient de se lever,

Courez : les sergents de ville dans la rue

Font les cent pas sur le pavé

Et tous les chats du vieux Paris

Dorment sur leur chaise,

Chats blancs, chats noirs, ou chats gris.

 

Tristan Klingsor

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28 novembre 2015 6 28 /11 /novembre /2015 09:40

LA PAROLE ET L’ÉCRITURE

Deux outils essentiels de communication au service de l’Homme

 

Abd El-Kader. Émir arabe (près de Mascara (Algérie), 1808 – (Damas), 1883)
Abd El-Kader. Émir arabe (près de Mascara (Algérie), 1808 – (Damas), 1883)

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Le regard d’un humaniste mystique du 19e siècle.

Abd El-Kader dirige de 1832 à 1847, la résistance à la conquête de l’Algérie.

Après la prise de sa smala par le duc d’Aumale en 1843, et la défaite de ses alliés marocains en 1844, il se rend, vaincu, en 1847.

Interné en France jusqu’en 1852, il se retire ensuite à Damas.

Après la phase « guerrière » de sa vie, il se consacre quasi exclusivement à l’étude et à la méditation, à la philosophie religieuse et à l’écriture. Il devient un personnage charismatique, humaniste et mystique, respecté et vénéré en Orient comme en Occident.

Son ouvrage Rappel à l’intelligent, avis à l’indifférent, à l’usage des chrétiens, lui valut une véritable aura dans les milieux culturels orientaux et occidentaux. Il prit la figure d’un maître spirituel universellement reconnu.

Il intervient en 1860, lors des émeutes antichrétiennes de Damas, où il protégea plusieurs milliers de chrétiens maronites et européens, leur permettant d’échapper aux massacres. Ce fut seulement, expliqua-t-il, par devoir de religion et d’humanité.

Napoléon III, qui avait pour lui beaucoup d’estime et de respect, projeta la création d’un Empire « arabe-musulman » lié à la France, dont l’Algérie constituerait le cœur et dont il prendrait la tête. Il déclina l’offre.

Il ne cessa d’œuvrer au rapprochement de l’Orient et de l’Occident.

En 1871, Abd El-Kader désavoua publiquement les intrigues antifrançaises de son fils aîné, de même que ceux qui se servaient de son nom pour tenter de soulever l’Algérie.

 

Il reçut la Grand-croix de la Légion d’Honneur et fut également décoré de l’Ordre de Pie IX.

 

Ses restes furent transférés en Algérie en 1966.

 

 

LA PAROLE ET L’ÉCRITURE

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Abd El-Kader : Éloge de l’écriture

Pour qu'un homme puisse faire connaître sa pensée à un autre homme, son associé, il a besoin d'en inventer le moyen : il le trouve dans le signe, la parole, l'écriture. Le signe exige un témoin ; la parole ne peut se passer de la présence et de l'audition d'un interlocuteur ; l'écriture ne dépend d’aucune de ces conditions ; elle est le signe suprême, un art propre à l’espèce humaine. La parole est plus noble que le signe, mais l'écriture est supérieure à la parole ; car le signe ne s'applique qu'à l'objet présent, c'est un moyen de diriger l'attention vers un côté déterminé.

Le verbe et la plume :

    Antériorité, complémentarité ou hiérarchie ?

L'écriture est supérieure au signe et à la parole, et plus utile ; car la plume quoiqu'elle ne parle pas, se fait entendre des habitants de l'Orient et de l’Occident. Les sciences ne s'augmentent, la philosophie ne se conserve, les récits et les paroles des anciens, les livres de Dieu ne se fixent que par l’écriture. Sans elle, il ne s'établirait parmi les hommes ni religion ni société. L’écriture est l'œil des yeux ; par elle le lecteur voit l'absent ; elle exprime des pensées intérieures autrement que la langue ne pourrait le faire. Aussi a-t-on dit : la plume est l'une des deux langues, mais elle est plus éloquente que la langue même. Par l'écriture l'homme peut dire ce que quelqu'un, s'adressant à un autre, ne pourrait pas lui communiquer par la parole ; elle parvient au but que la parole ne peut pas atteindre. Aussi les lois de l'Islam ont-elles défendu d'enseigner l'écriture aux femmes pour qu'elles ne puissent pas, en écrivant à ceux qu'elles aiment, se ménager une rencontre avec eux : la connaissance de l'écriture eût été dans ce cas une cause de discorde.

LA PAROLE ET L’ÉCRITURE

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LA PAROLE ET L’ÉCRITURE

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Le sabre et la plume : les deux mamelles

Il y a deux éloquences [art de bien dire] : celle de la langue et celle de l'écriture ; celle-ci a la supériorité, car ce que fixe la plume a la durée du temps, ce que dit la langue s'efface en peu d'années. Deux choses constituent la religion et le monde : le sabre et la plume ; mais le sabre est au-dessous de la plume, Oh ! que le poète a bien dit :

« Dieu l'a ainsi décidé : le kalam [ou calame : roseau taillé servant à écrire], depuis qu'il a été taillé, a pour esclave le sabre, depuis qu'il a été affilé... ».

Abd El-Kader, Rappel à l’intelligence in Anthologie Maghrébine. Texte de 1858.

LA PAROLE ET L’ÉCRITURE

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22 novembre 2015 7 22 /11 /novembre /2015 09:48

SÉNÈQUE, COMMENT PLEURER LA MORT D’UN AMI

Entre amertume et mesure

Tu ne te remets pas de la mort de ton ami Flaccus : je ne voudrais pourtant pas que tu t'affliges plus que de raison. Je n'oserais te demander de ne pas t'affliger du tout... ce serait le mieux, je le sais. Peut-on posséder une telle fermeté quand on n'est pas déjà bien au-dessus des coups de la Fortune ? Même dans ce cas on sera blessé d'un si grand malheur, mais blessé seulement. À nous, on peut pardonner nos larmes si elles ne coulent pas avec trop d'abondance, si nous-mêmes les réprimons. Nos yeux ne doivent pas rester secs, à la perte d'un ami, mais ils ne doivent pas non plus se transformer en torrents : il faut pleurer, et non se répandre en lamentations. Tu trouves que la loi que je t'impose est dure ? Mais le plus grand des poètes grecs a limité à un jour le droit de pleurer, et il a dit que « même Niobé eut envie de manger1 ».

Tu me demandes d'où viennent ces lamentations, ces pleurs sans mesure ? Par nos larmes, nous voulons prouver nos regrets ; nous ne cédons pas à notre douleur ; nous en faisons plutôt étalage. On n'est jamais triste pour soi-même. Ô funeste folie ! On veut parader jusque dans la douleur ! « Eh quoi ! me diras-tu : je devrais oublier mon ami ? » Tu lui assures un bref séjour dans ton souvenir s'il ne doit y rester que le temps que durera ta douleur. Bientôt un hasard fera renaître le rire sur ton visage ; pas besoin même de s'en remettre au temps, qui adoucit tous les regrets et calme les deuils les plus cruels. Dès que tu auras cessé de t'observer, l'image de la tristesse s'évanouira : à présent tu surveilles toi-même ta douleur, mais elle échappera aussi à ta vigilance, et cessera d'autant plus vite qu'elle est plus vive. Faisons tout pour nous souvenir avec plaisir de nos amis disparus ; personne n'aime à revenir sur des pensées qui s'accompagnent de tortures. Si pourtant il est nécessaire d'éprouver une souffrance quand le nom de ceux que nous avons aimés ressurgit, cette souffrance est indissociable d'une forme de plaisir.

SÉNÈQUE, COMMENT PLEURER LA MORT D’UN AMI

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Plaisir et amertume du souvenir

Comme le disait souvent notre cher Attale [philosophe stoïcien], « le souvenir de nos amis défunts est suave et âpre à la fois, comme un vin trop vieux dont l'amertume nous plaît ; mais après quelque temps toute l'âpreté disparaît et ne reste en nous qu'un plaisir sans mélange ».

Si nous l'en croyons, « penser que nos amis sont toujours vivants, c'est nous régaler de miel et de gâteau ; le souvenir de ceux qui ne sont plus est un plaisir mêlé d'amertume. Or qui niera que les mets amers et un peu âcres sont un excitant pour l'estomac ? ». Je ne suis pas de cet avis ; pour moi, le souvenir de mes amis défunts est doux : quand je les avais près de moi, je me disais que je devais les perdre ; maintenant que je les ai perdus, je me dis que je les ai toujours près de moi !

Fais donc, mon cher Lucilius, ce qui convient à ta pondération naturelle ; cesse de mal interpréter les bienfaits de la Fortune. Elle les a repris, mais elle les avait donnés. Profitons pleinement de nos amis, puisqu'on ne sait combien de temps durera ce bonheur. Songeons que bien des fois nous les avons abandonnés pour un long voyage à l'étranger ; que bien des fois, tout en habitant le même lieu qu'eux, nous avons négligé de leur rendre visite : nous comprendrons alors qu'il y a eu plus de temps perdu que mis à profit, et cela de leur vivant.

Peut-on admettre que ceux qui ont gravement négligé leurs amis les pleurent ensuite abondamment, et ne montrent leur amour qu'après le décès ? Si l'on s'afflige si violemment, c'est que l'on craint de ne pas avoir montré un attachement très vif ; on cherche avec bien du retard à donner des preuves de son affection. Si nous avons d'autres amis, nous les traitons et les jugeons bien mal, puisqu'ils ne suffisent pas à nous consoler de la perte d'un seul2. Si nous n'en avons pas, le tort que nous nous faisons à nous-mêmes est plus grave que celui qui nous est infligé par le sort. Il ne nous en a enlevé qu'un : nous n'avons pas pu nous en faire un seul autre ! Et puis, on n'en a même pas vraiment aimé un, quand on n'a pas pu en aimer plus d'un. Si un homme dépouillé de la seule tunique qu'il possédait préférait rester à se lamen­ter plutôt que de chercher un moyen d'échapper au froid et un vêtement dont se recouvrir les épaules, tu le prendrais pour un pauvre fou, n'est-ce pas? Tu as enseveli celui que tu aimais : cherche celui que tu vas aimer. Mieux vaut remplacer un ami que le pleurer.

Je sais que les remarques que je vais ajouter sont banales ; tout le monde les fait : est-ce une raison pour que je les omette ? Si on ne peut mettre fin à sa douleur par la volonté, c'est le temps qui s'en chargera. Mais c'est une honte pour un sage que de guérir sa douleur simplement parce qu'il est las de souffrir. Abandonne ta peine avant d'être abandonné par elle, je t'en prie! Mets tout de suite un terme à ce que tu ne saurais continuer longtemps de faire, malgré ton désir. Nos ancêtres instituèrent une année de deuil pour les veuves, non pour le faire durer tout ce temps, mais pour qu'il ne se prolonge pas au-delà. Pour les hommes, il n'y a point de temps légal, parce qu'il n'y en a point de raisonnable.

Un temps pour les larmes, avant la consolation et le souvenir

Et pourtant, parmi ces pauvres femmes, qu'on eut tant de peine à détourner du bûcher et à arracher au cadavre de leur époux, m'en citeras-tu une seule qui continua de pleurer pendant un mois entier ? Rien ne devient plus vite détestable que la douleur : quand elle est de fraîche date, elle trouve un consolateur, et attire à elle quelques amis ; mais quand elle dure depuis longtemps, elle prête à rire. Et cela non sans raison, car il s'agit ou de simulation ou de folie !

Et moi qui t'écris ces lignes, j'ai pleuré Annaeus Sérénus [préfet des vigiles sous Néron], un ami que j'aimais tendrement, avec tant d'excès que, à mon grand regret, je me place parmi ceux que la douleur a terrassés. Aujourd'hui cependant, je condamne mon attitude et je comprends que la cause essentielle d'une telle souffrance était que je n'avais pensé qu'il pût mourir avant moi. Je ne voyais qu'une chose : il était plus jeune, et même beaucoup plus jeune que moi. Comme si la mort respectait un ordre de passage ! Il faut toujours penser que, comme nous, nos amis sont mortels. J'aurais dû dire alors : « Mon cher Sérénus est plus jeune : qu'importe ? Il doit mourir après moi, mais il peut mourir avant moi. » Je ne l'ai pas fait, et le destin m'a surpris en le frappant tout d'un coup. À présent, je pense que tout est mortel et donc soumis à la loi du hasard. Aujourd'hui précisément peut arriver tout ce qui peut aussi arriver n'importe quel jour. Songeons donc, Lucilius, très cher ami, que nous toucherons bien vite au terme où, à notre grand regret, a touché ton ami. Et peut-être, si du moins les sages ont raison de proclamer qu'il existe un lieu où nous nous retrouverons tous, celui que nous croyons avoir perdu n'a-t-il fait que nous précéder. Adieu.

Sénèque, Lettres à Lucilius.

SÉNÈQUE, COMMENT PLEURER LA MORT D’UN AMI

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1. Les enfants de Niobé furent tués par Apollon.

2. Octavie, sœur d’Auguste, pleurant toute sa vie son fils Marcellus.

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15 novembre 2015 7 15 /11 /novembre /2015 08:31
RENÉ DEPESTRE, Minerai noir

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RENÉ DEPESTRE

RENÉ DEPESTRE
RENÉ DEPESTRE

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René Depestre (1926), poète et écrivain haïtien engagé. Études dans son île natale, puis à la Sorbonne à Paris, en Sciences humaines, Lettres et Sciences politiques. Retour dans son pays, puis exil à Cuba, où il devient un cadre influent. En désaccord avec la ligne politique de Fidel Castro, il rompt avec le régime et se rend en France.

Nombreux Prix littéraires dont le Prix Renaudot en 1988 et le Prix du roman de l’Académie Royale de littérature française de Belgique…

RENÉ DEPESTRE, Minerai noir

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Minerai noir

Quand la sueur de l'Indien se trouva brusquement tarie par le soleil

Quand la frénésie de l'or draina au marché la dernière goutte de sang indien

De sorte qu'il ne resta plus un seul Indien aux alentours des mines d'or

On se tourna vers le fleuve musculaire de l'Afrique

Pour assurer la relève du désespoir

Alors commença la ruée vers l'inépuisable

Trésorerie de la chair noire

Alors commença la bousculade échevelée

Vers le rayonnant midi du corps noir

Et toute la terre retentit du vacarme des pioches

Dans l'épaisseur du minerai noir

Et tout juste si des chimistes ne pensèrent

Aux moyens d'obtenir quelque alliage précieux

Avec le métal noir tout juste si des dames ne

Rêvèrent d'une batterie de cuisine

En nègre du Sénégal d'un service à thé 

En massif négrillon des Antilles

Tout juste si quelque curé

Ne promit à sa paroisse

Une cloche coulée dans la sonorité du sang noir

Ou encore si un brave Père Noël ne songea

Pour sa visite annuelle

A des petits soldats de plomb noir 

Ou si quelque vaillant capitaine

Ne tailla son épée dans l'ébène minéral

Toute la terre retentit de la secousse des foreuses

Dans les entrailles de ma race

Dans le gisement musculaire de l'homme noir

Voilà de nombreux siècles que dure l'extraction

Des merveilles de cette race

O couches métalliques de mon peuple

Minerai inépuisable de rosée humaine

Combien de pirates ont exploré de leurs armes

Les profondeurs obscures de ta chair

Combien de flibustiers se sont frayé leur chemin

A travers la riche végétation de clartés de ton corps

Jonchant tes années de tiges mortes

Et de flaques de larmes

Peuple dévalisé peuple de fond en comble retourné

Comme une terre en labours

Peuple défriché pour l'enrichissement

Des grandes foires du monde

Mûris ton grisou dans le secret de ta nuit corporelle

Nul n'osera plus couler des canons et des pièces d'or

Dans le noir métal de ta colère en crues

René Depestre , Minerai noir, Ed. Présence Africaine 1956.

RENÉ DEPESTRE, Minerai noir

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8 novembre 2015 7 08 /11 /novembre /2015 07:21

BORLOO, UN PLAN POUR L’AFRIQUE

Monsieur Borloo, porteur d’un projet d’électrification du continent : quel viatique ?

 

BORLOO, UN PLAN POUR L’AFRIQUE

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« Chantier pour la paix ! »

En face, une énergie renouvelable abondante (solaire, géothermie, éolien), des projets en pagaille, des liquidités disponibles. Le diagnostic est aujourd'hui partout partagé. Pour électrifier l'Afrique à 80 %, il faut 250 milliards de dollars sur dix ans. 25 milliards par an. Dont 5 milliards d'amorçage public. L'Union africaine a voté, à l'unanimité, la création d'une agence de financement. Indépendante, elle regroupera un staff de cent cinquante spécialistes et sera basée dans une capitale africaine bien desservie et reliée à quatre antennes dans les sous-régions du continent.

L'argent doit venir des pays émetteurs de dioxyde de carbone (Union européenne, États-Unis, Russie, Japon...), « selon une répartition au prorata de la population ! ». J.L.Borloo, (Ouest-France, 03/11/2015).

BORLOO, UN PLAN POUR L’AFRIQUE

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Qu’est-ce que le plan Marshall ?

George Marshall (1880-1959). Général et homme politique américain
George Marshall (1880-1959). Général et homme politique américain

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Bref rappel

Un programme d'aide économique destiné à l'Europe, lancé sur l'initiative du général George Marshall alors Secrétaire d'État des États-Unis. Ce plan, conçu comme un plan de reconstruction de l'Europe, était prévu pour quatre ans, du 1er avril 1948 au 30 juin 1952. Il prévoyait que les pays européens recouvreraient à cette date leur indépendance économique et financière.

Le plan américain, d'un montant de 13 milliards de dollars avait pour but non de continuer à soutenir l'Europe en permanence, mais, au contraire, de l'aider à remettre en route son économie pour qu'elle puisse, au terme de ces quatre années, subvenir elle-même à ses besoins. Ici se trouve une similitude avec le plan pour l'Afrique : permettre aux Africains de se prendre en charge définitivement.

Grâce au plan Marshall, l'Europe connut une forte hausse de sa croissance (70 pour mille) qui déboucha sur une hausse de ses revenus, du pouvoir d'achat des habitants. Pour l'Afrique, il ne s'agira pas d'atteindre une simple croissance économique mais de beaucoup plus. Il ne s'agira pas non plus d'une simple question de capitaux, mais de beaucoup plus. Il s'agira de promouvoir l'homme, de consacrer les valeurs fondamentales de l'individu et ses droits imprescriptibles à la liberté, au respect de sa conscience et de sa vie sans lesquels il ne saurait y avoir ni épanouissement des peuples, ni développement des nations. Cela doit nécessairement s’inscrire au cœur du « plan énergie pour l’Afrique » car, il s'agit pour ce continent, de tendre enfin vers la plénitude du développement humain.

Tidiane Diakité, L’Afrique et l’aide ou Comment s’en sortir ?, L’Harmattan

BORLOO, UN PLAN POUR L’AFRIQUE

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Le plan Borloo, une initiative bienvenue

Qui pourrait légitimement contester le bien-fondé de cette initiative ?

L’Afrique est, en effet, le continent le plus dépourvu d’électricité. La comparaison avec d’autres régions du monde se révèle fort instructive à cet égard.

Selon une étude des Nations unies datée de 2014, la production cumulée de 48 pays d’Afrique ne dépasse pas 68 000 mégawatts, soit l’équivalent de l’électricité produite par la seule Espagne. Sans la part de l’Afrique du Sud dans ce total, soit 44 000 mégawatts, la production du reste du continent ne serait plus que de 24 000 mégawatts « chiffre largement inférieur aux 40 000 mégawatts dont dispose la ville de New York ».

Pourtant, selon la Banque mondiale, plus de 90% de l’énergie hydraulique du continent est inexploitée. Le Soudan, à lui seul, dispose de ressources de gaz équivalant à 6,4 milliards de barils. L’Angola en possède 9 milliards ; de même, plusieurs autres pays du continent disposent de ressources énergétiques plus ou moins importantes.

Alors comment justifier ce déficit chronique d’électricité sur le continent ?

 

Or, l’électricité n’est-elle pas le moteur de l’activité économique, celui du fonctionnement général d’un pays, levier majeur du développement ?

Hôpitaux et services de santé.

Assainissement de l’eau.

Établissements scolaires.

Services publics et privés en général…

À cet égard, l’initiative de M. Borloo apparaît comme éminemment salutaire pour l’Afrique.

 

Cependant faut-il pour autant crier trop vite : bientôt la lumière pour tous au bout du tunnel ?

BORLOO, UN PLAN POUR L’AFRIQUE

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Un plan Marshall

          ou

Un plan de Marche pour l’Afrique ?

Un plan Marshall pour l'Afrique ? Oui, mais à condition de préciser les différences et les similitudes avec le plan que les États-Unis ont mis en œuvre en faveur des pays européens ravagés à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale.

Dégager les similitudes et mettre en évidence les différences essentielles entre l'Afrique d'aujourd'hui et l'Europe de 1945 : c'est à partir d'une analyse rigoureuse de ces paramètres que les objectifs et les modalités d'exécution du plan pour « Énergie pour l'Afrique » devront être élaborés.

(Voir Tidiane Diakité, L’Afrique et l’aide ou Comment s’en sortir ?, L’Harmattan)

 

Préalable salutaire

La lecture d’un continent

M. Borloo, humaniste illuminé ou Don Quichotte sous les Tropiques ?

 

3 Africains sur 4 ne disposent pas de l’électricité

Pourquoi ?

 

M. Borloo a-t-il compté le nombre d’« éléphants blancs » (= réalisations prestigieuses et coûteuses sans résultats, gâchis financier) en Afrique depuis les années 1960 ?

Leur a-t-il rendu visite ?

Les a-t-il interrogés sur la nature exacte des maladies auxquelles ils ont succombé ?

Un louable souci d’efficacité inciterait à une analyse rigoureuse des raisons de l’échec par le passé, de tant de projets grandioses, bâtis à coups de milliards, qui se sont soldés par un gouffre financier insondable.

Le généreux initiateur du projet « électricité pour tous en Afrique » a-t-il pris le temps de « con-naî-tre » les dirigeants africains, ses partenaires désignés, non à la tribune d’une quelconque assemblée, mais dans leur gouvernance ?

 

Sait-il combien de milliards de dollars sont frauduleusement soustraits du continent tous les ans,

  par des « prédateurs-pilleurs-affameurs » externes et internes ?

  Par la fuite des capitaux, véritable plaie du continent, tout particulièrement les flux illicites, à savoir l’argent gagné illégalement, provenant essentiellement de la corruption, de la fraude fiscale, des détournements de fonds publics, des pots de vin, mais également des transactions commerciales des multinationales, de la manipulation des chiffres de leurs bénéfices…, le tout transféré dans des paradis fiscaux. ?

Ainsi, selon une étude des services spécialisés de la Banque mondiale, entre 1980 et 2009, l’Afrique aurait perdu entre 1200 et 1400 milliards de dollars.

Une autre étude du même organisme présente la fuite des capitaux comme un des obstacles majeurs au développement, car elle ponctionne gravement les ressources du continent, le privant ainsi d’investissements vitaux. Des experts de la Commission économique pour l’Afrique (C E A), organisme dépendant de l’ONU, évaluent, en 2013, entre 50 et 80 milliards de dollars par an le montant des flux financiers illicites quittant ce continent.

D’après la Banque africaine de développement (BAD) et une ONG américaine Global Financial Integrity, « l’hémorragie illicite des ressources de l’Afrique représente près de 4 fois sa dette extérieure ». Pour le président de cette ONG, R. Baker, « l’Afrique est le créancier du reste du monde depuis des décennies ». Et le vice-président de la BAD d’affirmer : «  le continent africain est riche de ressources naturelles. Avec une bonne gestion de ses ressources, il serait en mesure de financer en grande partie son propre développement. »

L’Afrique n’est pas pauvre, on l’appauvrit.

Le projet d’électrification intégrale du continent, cette idée lumineuse, réussira-t-il à réunir, à hauteur de l’ambition déclarée par son initiateur, les moyens nécessaires à sa mise en œuvre et à sa réussite ?

 

Cette réalisation étant subordonnée au bon vouloir des bailleurs des pays riches, M. Borloo aura-t-il l’idée de suggérer aux dirigeants africains de mobiliser et de mettre à sa disposition pour le bien commun, ces milliards évaporés du continent tous les ans, et qui, mis au service de ce projet, permettrait de le financer par des fonds africains propres ?

BORLOO, UN PLAN POUR L’AFRIQUE

...

La fin et les moyens

C'est donc oui à un plan pour l'Afrique, à condition que son contenu et ses objectifs soient adaptés aux réalités de ce continent. L'Afrique de 2015 a peu de chose à voir avec l'Europe de 1945. Le plan Marshall américain de 1948 ne peut inspirer le plan « Électricité pour l'Afrique » de 2015. Il ne suffit pas d'abreuver les États africains de 2015 de milliards de dollars pour en faire des pays développés. À l'Europe de 1948, des dollars suffisaient pour son redressement économique et social, à l'Afrique de 2015 il faut davantage que des dollars. Les pays européens de l'après-guerre aidés par les États-Unis possédaient tous le minimum vital : le socle sur lequel l'économie peut prendre corps et fleurir, leurs besoins et leurs faiblesses n'étaient que matériels et conjoncturels. Ils ne comptaient pas 90% d'analphabètes. Il s'agissait d'États-Nations consolidés, de culture démocratique. A l'inverse, en Afrique, l'État et ses structures sont à construire, sans lesquels rien de durable ne peut être bâti. La situation actuelle des États et peuples d'Afrique ne procède pas d'un accident, mais relève d'un fond structurel et culturel. Les objectifs, les modalités et la philosophie même du « plan Borloo » pour l'Afrique devraient s'en inspirer.

Par ailleurs, l'esprit du plan Marshall n'était pas exclusivement économique non plus ; il comportait également le souci de la sauvegarde des valeurs de la démocratie et de la liberté. En Afrique, il s'agit moins de sauvegarde que de création ex-nihilo de la démocratie, ainsi que de l'acquisition de la culture démocratique. Il s'agit, ni plu ni moins, de réussir une révolution culturelle, non pour un peuple ou un État, mais pour un continent.

Que dit le général Marshall lui-même précisément dans son discours historique du 5 juin 1947 devant les étudiants de l'Université de Harvard ?

Il insiste tout d'abord sur le caractère de cette aide qui ne doit pas être un palliatif, mais un remède. Concernant l'Afrique, le remède doit être à la hauteur du mal qui est profond. George Marshall met également en avant la nécessité d'une cohésion, comme l'une des conditions de sa réussite. "Il est évident, dit-il, qu'avant que le gouvernement puisse progresser dans ses efforts pour améliorer la situation et aider les Européens sur la voie de la reprise, il doit exister un accord entre les pays européens sur les besoins de la situation et sur la part que ces pays prendront de façon à prolonger l'action de notre propre gouvernement ; il ne serait ni convenable, ni efficace de notre part de mettre en place unilatéralement un programme destiné à remettre l'Europe sur ses pieds".

Il s'agira, dans le cadre du plan Électricité pour l'Afrique, certes de remettre celle-ci sur ses pieds, économiquement, mais ce qui est primordial, ce qui manque le plus à l'Afrique, ce sont moins des pieds qu'une Tête.

[…]

L'Afrique, ainsi transformée en gigantesque chantier durant des années, où tout est à faire, dans tous les secteurs d'activités économiques, cela ne pourrait-il pas signifier également une source inespérée d'activités et de ressources pour les entreprises d'Europe et des pays du monde engagés dans ce chantier du siècle, comme le prévoit précisément M. Borloo. ?

Tidiane Diakité, L’Afrique et l’aide ou Comment s’en sortir ?, L’Harmattan

 

 

Voir également :

Tidiane Diakité, 50 ans après l’Afrique, Arléa, 2011.

(Chapitre VII : L’aide internationale au développement en Afrique, un piège ?).

BORLOO, UN PLAN POUR L’AFRIQUE

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1 novembre 2015 7 01 /11 /novembre /2015 06:41

PROGRÈS ET BONHEUR

Progrès matériel et modernité

Conditions du bonheur ?

Si l’on bâtissait la maison du bonheur, la plus grande salle serait la salle d’attente. (Jules Renard)

 

Le bonheur est un de ces concepts qui suscitent le plus de débat. Sa définition, son champ d’application constituent quelques éléments qui animent ce débat et contribuent à sa pérennité.

 

Existe-t-il un lien entre le progrès technique, la modernité et le bonheur ?

On reproche à la colonisation — et la critique n’est peut-être pas sans fondement — de créer des besoins nouveaux chez les populations qui n’en avaient guère, de donner à des gens qui vivaient à peu près heureux, des désirs qu’ils ne pourront satisfaire, de leur apporter des désillusions.

En leur enlevant le bonheur qui était le leur, ils vivent malheureux, en s’épuisant dans l’illusion de satisfaire des besoins hors de leur portée.

 

Mais, il ne faut pas oublier que la plupart des "conquêtes de la Civilisation" produisent des résultats identiques, et que l’on affuble du nom de "progrès" toutes les inventions et toutes les transformations ayant pour résultat d’accroître le besoin des hommes sans développer corrélativement les moyens d’y donner satisfaction.

Dans le cas des peuples colonisés, est-il plus douloureux pour le Noir du Centre africain de ne pouvoir se procurer un costume, une montre, une arme perfectionnée, qu’il ne l’était naguère pour lui de se priver de souper s’il n’avait pas été heureux à la chasse ? (Robert Doucet, Commentaires sur la colonisation, Paris, 1926)

 

PROGRÈS ET BONHEUR

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Le bonheur est-il une nécessité ?

Ce "petit reproche" fait à la colonisation dans les années 1920-1930, ne peut-il s’étendre à d’autres régions du monde, à d’autres acteurs, à d’autres peuples d’aujourd’hui ? Aux relations entre pays du Nord, développés, créateurs de produits et de besoins, aussi bien au Nord qu’au Sud : un Nord producteur et un Sud consommateur ?

Dans une étude sur l’idée que certaines populations du Sud se font du bonheur, il serait étonnant que des produits exportés par les États du Nord ne figurent pas dans leurs ingrédients du bonheur, aussi bien en Afrique, en Océanie qu’en Papouasie…

On sera par exemple surpris de savoir que pour un nombre élevé de personnes, aussi bien dans les villes que dans les campagnes, le téléphone portable, la radio, internet, voiture de luxe… sont parmi les éléments constitutifs du bonheur, sans doute plus que les notions de liberté, droits humains…

En conséquence, cette petite chose fragile, ténue, insaisissable, qui s’appelle "bonheur", pourrait bien être parfois une simple chimère forgée par nos imaginations inquiètes, ainsi qu’au moyen de besoins artificiellement créés et imposés.

PROGRÈS ET BONHEUR

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Le bonheur coûte peu ; s’il est cher, c’est qu’il n’est pas d’une bonne espèce (Chateaubriand)

 

Quelques ingrédients, ici et là-bas, dans le temps :

 

Bonheur, raison et sagesse (Sénèque)

Le bonheur, c’est le seul moyen de dépasser sa condition de mortel.

 

Ainsi donc, la vie du sage s’étend très loin, car il n’est pas enfermé dans les mêmes limites que les autres. Lui seul est délivré des lois du genre humain et tous les siècles lui sont soumis comme à un dieu. Le temps est-il passé qu’il le retient par son souvenir ; présent, il l’utilise ; futur, il s’en réjouit par avance. Ce qui fait la longueur de sa vie, c’est la réunion de tous ces moments en un seul.

La vie véritablement heureuse est faite de culture et de pensée, qui dominent la fuite du temps.

PROGRÈS ET BONHEUR

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Bonheur, idée, idéal, idéologie ? (Cratès de Thèbes, 365-285 av. JC)

En effet, et ma propre expérience me le dit, nous connaissons l'angoisse, nous les hommes, quand nous souhaitons vivre une vie sans vicissitudes. Or c'est du domaine de l'impossible, parce qu'il est inévitable de vivre avec un corps, inévitable aussi de vivre avec des hommes, et que la plupart de nos vicissitudes viennent de la déraison de ceux qui vivent avec nous, et par ailleurs de notre corps. Donc, s'il est quelqu'un qui soit pénétré de ces vérités, celui-là est exempt du chagrin et du trouble, il est l'homme heureux par excellence ; mais quand on ignore cela, on est condamné perpétuellement à être suspendu à de vains espoirs et à être assailli de désirs.

PROGRÈS ET BONHEUR

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Bonheur et prétentions (Nicolas de Chamfort, 1741-1794)

Les prétentions sont une source de peines, et l'époque du bonheur de la vie commence au moment où elles finissent. Une femme est-elle encore jolie au moment où sa beauté baisse, ses prétentions la rendent ou ridicule ou malheureuse ; dix ans après, plus laide et vieille, elle est calme et tranquille. Un homme est dans l'âge où l'on peut réussir et ne pas réussir auprès des femmes, il s'expose à des inconvénients, et même à des affronts ; il devient nul, dès lors plus d'incertitude, et il est tranquille. En tout, le mal vient de ce que les idées ne sont pas fixes et arrêtées : il vaut mieux être moins et être ce qu'on est, incontestablement.

PROGRÈS ET BONHEUR

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Les idées noires, l’excès de pessimisme, obstacle au bonheur (Descartes, 1591-1650)

Les idées "noires" perturbent même un homme heureux, et la maladie si typiquement décrite pourrait être évitée par la concentration de la pensée sur des objets de gaîté. Le bonheur peut être recherché, au moins en partie, par certaines techniques de pensée.

PROGRÈS ET BONHEUR

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Bonheur, la Nature, l’Homme (Goethe, 1749-1832)

Né pour voir, posté pour regarder, voué à cette tour, le monde me plaît. Je guette le lointain, je vois le proche, la lune et les étoiles, la forêt et le chevreuil. Ainsi je vois partout l'éternelle parure, et de même que tout cela m'a plu, je me plais à moi-même. Heureux, ô mes yeux, tout ce que vous avez pu voir, quelle qu'en soit la nature, comme c'était beau !

 

Comprendre le sens profond de ce que l’on voit, et savoir l’apprécier, autre ingrédient du bonheur.

PROGRÈS ET BONHEUR

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Bonheur et liberté (Périclès, 495-329 av. JC)

Il n’est point de bonheur sans liberté, ni de liberté sans courage.

PROGRÈS ET BONHEUR

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Qu’est-ce donc que le bonheur en définitive ?

Est-il lié à un projet (ou parcours) de vie  de chacun?

Sait-on le définir et l’apprécier à sa juste mesure ?

 

Le bonheur, on ne l’apprécie vraiment que lorsqu’on l’a perdu.

PROGRÈS ET BONHEUR

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24 octobre 2015 6 24 /10 /octobre /2015 08:27

KANT, CHEMINEMENTS DE L’HISTOIRE ET PRÉMICES DE L'IDÉE DE DROIT INTERNATIONAL

Droits de l’individu, condition de la paix universelle

 

Emmanuel Kant (1724-1804)
Emmanuel Kant (1724-1804)

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Il s'agit ici, non de philanthropie mais de droit. Hospitalité signifie donc uniquement le droit qu'a chaque étranger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive. On peut refuser de le recevoir, si le refus ne compromet point son existence ; mais on ne doit pas agir hostilement contre lui, tant qu'il n'offense personne.

KANT, CHEMINEMENTS DE L’HISTOIRE ET PRÉMICES DE L'IDÉE DE  DROIT INTERNATIONAL

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KANT, CHEMINEMENTS DE L’HISTOIRE ET PRÉMICES DE L'IDÉE DE  DROIT INTERNATIONAL

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Utilité d’un droit universel

Il n'est pas ici question du droit d'être reçu et admis au foyer domestique, l'exercice de ce droit demande des conventions particulières. On ne veut parler que du droit qu'ont tous les hommes de demander aux étrangers d'entrer en société avec eux ; droit fondé sur la possession commune de la surface de la terre, dont la forme sphérique oblige les hommes à se supporter les uns à côté des autres, parce qu'ils ne sauraient s'y disperser à l'infini, et qu'originairement, l'un n'a pas plus de droit que l'autre à une contrée déterminée. La mer et des déserts inhabitables divisent la surface de la terre, mais le vaisseau et le chameau, ce navire du désert, rétablissent la communication, et facilitent à l'espèce humaine l'exercice du droit qu'ont tous ses membres de profiter en commun de cette surface. L'inhospitalité des habitants des côtes (par exemple des Barbaresques), l'usage où ils sont de saisir les vaisseaux qui naviguent dans les mers voisines, ou de réduire à l'esclavage les malheureux qui échouent sur leurs rivages, le droit barbare qu'exercent les Arabes bédouins dans leurs déserts de sable, de piller tous ceux qui approchent de leurs tribus errantes, toutes ces coutumes sont donc contraires au droit naturel qui néanmoins, en ordonnant l'hospitalité, se contente de fixer les conditions sous lesquelles on peut essayer de former des liaisons avec les indigènes d'un pays.

 

Respect des individus et respect des nations, facteur d’universalisme positif

De cette manière, des régions éloignées les unes des autres peuvent contracter des relations amicales, plus tard sanctionnées enfin par des lois publiques, et le genre humain se rapprocher indéfiniment d'une constitution cosmopolitique.

À quelle distance de cette perfection sont encore les nations civilisées, et surtout les nations commerçantes de l'Europe ! À quel excès d'injustice ne les voit-on pas se porter, quand elles vont découvrir, c'est-à-dire conquérir, des pays et des peuples étrangers ! L'Amérique, les pays habités par les nègres, les îles des épices, le Cap, etc., furent pour les Européens des pays sans propriétaires, parce qu'ils en comptaient les habitants pour rien. Sous prétexte de n'établir dans l'Indoustan que des comptoirs de commerce, ils y débarquèrent des troupes, et par ce moyen ils opprimèrent les naturels du pays, allumèrent des guerres entre les différents États de cette vaste contrée, et y répandirent la famine, la rébellion, la perfidie et tout ce déluge de maux qui afflige l'humanité.

 

  Hier

La Chine et le Japon, ayant appris par expérience à connaître les Européens, leur refusèrent sagement, si non l'accès, du moins l'entrée de leur pays, ne faisant d'exception que pour les Hollandais, qu'ils traitent cependant presque en prisonniers, les excluant de toute société avec les habitants. [...]

Les relations plus ou moins suivies qui se sont établies entre les peuples, étant devenues si étroites, qu'une violation de droits commise en un lieu est ressentie partout, l'idée d'un droit cosmopolitique ne peut plus passer pour une exagération fantaisiste du droit, elle apparaît comme le couronnement nécessaire de ce code non encore écrit, qui embrassant le droit civil et le droit des gens, doit s'élever jusqu'au droit public des hommes en général, et par là jusqu'à la paix perpétuelle dont on peut se flatter de se rapprocher sans cesse, mais seulement sous les conditions qui viennent d'être indiquées.

Emmanuel Kant, Essai philosophique sur la paix universelles, 1795, Éditions G. Fischbacher.

KANT, CHEMINEMENTS DE L’HISTOIRE ET PRÉMICES DE L'IDÉE DE  DROIT INTERNATIONAL

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18 octobre 2015 7 18 /10 /octobre /2015 06:56
BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

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BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

Au service de la France, Malamine, le sergent méconnu

Brazza, l’explorateur aux pieds nus

 

Une rencontre prédestinée ?

Amitié et confiance, complicité dans l’action.

Malamine Camara devait avoir le goût de l’aventure. C’est sans doute pour cette raison qu’il s’engagea dans la marine à Saint-Louis en quittant son village natal, au centre du Sénégal (1ère colonie française d'Afrique subsaharienne). Il opta pour le corps des laptots, corps de tirailleurs noirs, créé en 1765, comprenant des matelots, des interprètes, des guides, des soldats…

Sa route croisa celle de l’explorateur Savorgnan de Brazza qui le recruta à Dakar. Brazza, en route pour le Congo1 pour sa deuxième mission, de 1879 à 1882, fit, par l’intermédiaire du gouverneur du Sénégal, recruter le personnel autochtone devant l’accompagner.

L’amitié née au premier contact, entre le sergent sénégalais et l’explorateur français, amena ce dernier à faire de Malamine (parmi tous ses compagnons blancs et noirs) son homme de confiance et à lui confier des responsabilités de premier plan.

Sergent Malamine
Sergent Malamine

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Un homme de qualité aux vertus multiples

Charles de Chavannes, le secrétaire particulier de Brazza, brosse du sergent sénégalais le portrait suivant :

« Un homme de couleur d’une trentaine d’année, de taille plutôt grande, pétri de qualités… Un seul défaut, peut-être : un peu de susceptibilité, qui provient de la valeur même de l’individu, de l’horreur qu’il a de l’humiliation. »

Tel était Malamine. « Les qualités physiques, intellectuelles et morales se complètent, s’harmonisent, pour donner un ensemble d’énergie effective de rare valeur », précise de Chavannes.

Le comportement et l’action de l’intéressé demeurèrent en tous points conformes à ce portrait éminemment favorable. Il eut maintes occasions de le prouver.

Au Congo, durant tout le temps passé auprès de son maître, il se montra d’une intelligence et d’un humanisme qui surprirent son mentor :

« C’est un bon soldat, prêt à servir là où le devoir l’appelle. »

Au Congo, il s’intégra facilement à la population « grâce à son ancrage dans cette culture propre au continent noir » dit de lui un compagnon français de Brazza.

Malamine fut toujours au premier rang de toutes les cérémonies officielles, réunissant notables, chefs africains et le groupe du personnel rassemblé autour de l’explorateur.

Les grandes et nombreuses qualités du sergent sénégalais, mêlées à l’humanisme foncier de Brazza, facilitèrent les rencontres et les négociations avec les autochtones principalement le premier d’entre eux, le roi Mokoko, grand roi des Batékés ou Tékés (principale ethnie du Congo-Brazzaville).

Le roi Makoko
Le roi Makoko

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  Un roi ouvert à la France

Makoko est à l’origine de l’acquisition du Congo par les Français grâce aux qualités humaines, au tact et au respect de Brazza pour tous ses interlocuteurs africains, quel que soit leur rang social.

Ce contrat, véritable acte historique, scellé entre le roi des Batékés et l’explorateur français, fut l’acte fondateur non seulement de la colonie du Congo, mais aussi de la future Afrique Équatoriale Française (AEF).

 

Après trois semaines de « palabres » et d’efforts de la part de l’explorateur français pour convaincre le roi africain de ses intentions pacifiques et gagner sa confiance, les deux partis parvinrent enfin, le 10 septembre 1880, à un accord concrétisé par un traité qui se voulait historique : les Français protégeraient les Batékés contre tout adversaire européen. En contrepartie, Makoko reconnaissait le protectorat de la France et l’autorisait à y établir un poste militaire, comme précisé ainsi :

« Au nom de la France et en vertu des droits qui m'ont été conférés par le roi Makoko, j'ai pris possession du territoire qui s'étend entre la rivière d'Iné et Impila. En signe de cette prise de possession, j'ai planté le drapeau français. J'ai remis à chacun des chefs qui occupent cette partie de territoire un pavillon français, afin qu'ils l'arborent sur leurs villages en signe de ma prise de possession au nom de la France. Ces chefs, officiellement informés de la décision de Makoko, s’inclinent devant son autorité et acceptent le pavillon. Et par leur signe fait ci-dessous, ils donnent acte de leur adhésion à la cession du territoire faite par Makoko. Le sergent Malamine avec deux matelots, reste à la garde du drapeau et est nommé provisoirement chef de la station française de M'foa [qui deviendra plus tard Brazzaville]»

Ce traité signé ne signifiait nullement pour la France, la garantie de l’acquisition d’une nouvelle colonie en Afrique équatoriale. Non pas qu’elle eût à redouter un quelconque revirement du roi des Batékés, ni un retournement de ses principaux vassaux, tous signataires du document, mais l’hostilité et les manœuvres du roi des Belges, Léopold II, ainsi que les menées de son bras armé en Afrique, le redoutable explorateur britannique, Stanley, passé à son service2.

Les médiocres moyens alloués à Brazza n’avaient rien de comparable avec l’opulence matérielle dont Stanley était doté par le roi des Belges. La phase de la compétition entre Brazza et Stanley, après le traité signé en faveur de la France fut des plus âpres, où tous les coups étaient permis. Ni Léopold, ni son agent Stanley ne se résignèrent devant ce fait accompli.

BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

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Malamine, chef et responsable

C’est à ce stade que Malamine entre en jeu, tirant tout l’avantage de ses qualités, si souvent citées, et qui lui permirent d’agir en faveur des intérêts français.

Se souvenant constamment des consignes continuellement répétées par son maître, à la fois aux Africains et aux Européens de sa suite, Malamine se fit un devoir de les appliquer scrupuleusement, ce qui ne lui demandait pas d’effort particulier, car, son tempérament et son caractère le prédisposaient à une telle démarche en terre étrangère, en Afrique qui plus est.

Les autochtones l’avaient gratifié d’un surnom : « Mayélé », en langue locale : l’« astucieux ». Le sergent Malamine dut, plus d’une fois, apporter la preuve que cette « distinction » n’était aucunement surfaite. Il en donna des preuves lorsque Brazza, avant de poursuivre sa tournée à travers la vaste contrée du bassin congolais en quête de nouvelles terres à placer dans le giron de la France, lui fit l’honneur de le nommer chef du nouveau poste acquis à l’issue du traité signé du 10 septembre, en lui donnant cette consigne :

« Tu garderas le poste, Malamine, tu en es désormais le chef et le responsable.

—Oui, Commandant.

—Pas un Européen ne s’installera de ce côté-ci

—Non, Commandant, je ne le permettrais pas. »

Et il tint parole. Brazza lui laissa deux hommes prélevés sur son effectif bien maigre de dix laptots.

 

Malamine endossa aussitôt ses nouveaux habits de chef. Sa responsabilité était grande : renforcer les liens avec le roi et les dignitaires, acquérir la confiance de la population et, surtout, faire face aux menaces et menées « subversives » de Stanley, furieux d’avoir été évincé et qui ne cessait d’envoyer des agents chargés de présents en vue de débaucher des dignitaires et vassaux du roi. Stanley avait fait répandre la nouvelle de la mort de Brazza et en informa Makoko par un émissaire dépêché expressément.

Léopold II ne restait pas non plus inactif. Il agissait par le biais d’associations internationales, principalement l’Association internationale pour l’Afrique, qui n’était pour l’essentiel qu’un écran dernière lequel il manœuvrait secrètement en vue de torpiller toute l’action de la France dans la région et qui finançait également les activités de Stanley.

BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

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La méthode Brazza : l’humanisme à l’œuvre : l’explorateur sans armes

Malamine mit scrupuleusement en pratique les consignes réitérées de Brazza à ses compagnons dans l’aventure africaine.

« Documentez-vous. Restez en contact avec tous ces noirs qui encombrent votre station. Payez leurs services, achetez leurs vivres, écoutez leurs doléances. Efforcez-vous de comprendre, pas seulement les mots qu’ils prononcent, mais aussi leur mentalité. Étudiez leurs aptitudes, mêlez-vous à leur vie.

Dans vos moments perdus, visitez leurs villages, interrogez femmes et enfants, couchez chez eux. Explorez la contrée avoisinante ; pas d’armes, pas d’escorte ; allez seul, accompagné d’un interprète si besoin… »

 

Le sergent Malamine fit davantage.

Les ressources infimes que lui laissa son chef ne furent pas un obstacle à l’action qu’il déploya auprès de la population, faite de respect, de cordialité et d’aide, lui permirent de vivre en bonne intelligence et en amitié avec tous, Grands et humbles.

En conséquence, ces maigres ressources furent largement compensées par le « savoir- faire » et le « savoir- vivre » du chef de poste qui ne tarda pas à jouir d’une grande popularité dans la région.

L’ingéniosité de Malamine, ses aptitudes intellectuelles et physiques remarquables, ses qualités de chasseur, son aptitude à prendre des initiatives, constituaient des atouts précieux qui lui permirent de surmonter les difficultés et d’affronter avec succès toues les situations, y compris les plus complexes et les plus délicates. Il lui suffit de quelques semaines à peine pour être connu, apprécié, et pour conquérir l’amitié des chefs qu’il comblait du produit de ses chasses.

« Malamine – écrit de Chavannes – fidèle aux consignes reçues, est devenu en peu de temps, l’homme le plus populaire du pays des Batékés. Hardi défenseur des faibles, il est aimé des indigènes et il leur fait aimer la France. »

Grâce à ces actions et l’estime que lui portait la population, tous les villages de la région hissèrent le pavillon tricolore français. « Malamine était chez lui partout. Il dominait moralement le pays, n’y comptant que des amis, ce qui mettait le poste français à l’abri de toute inquiétude pour son existence et sa durée. »

BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

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  Les renards de la forêt

Cependant, les rivaux des Français veillaient toujours, et entendaient tirer profit de la moindre circonstance favorable, de la moindre faille pour les déloger de toute position occupée.

Stanley ne tenait en aucune manière – relayant ainsi le roi Léopold II – à permettre aux Français de s’installer durablement au Congo. Ainsi, après le départ de Brazza, il s’introduisit auprès du roi des Batékés en vue de remplacer le pavillon tricolore français par celui, bleu étoilé de l’Association internationale pour l’Afrique, laquelle servait de couverture au roi belge pour assouvir son ambition de dominer seul toute la région du Bassin du Congo.

Le roi Makoko demeura inflexible dans sa détermination à rester fidèle au traité signé avec les Français. Ses vassaux également (à l’exception d’un seul) restèrent fermes, en refusant les présents alléchants de l’agent de Léopold II.

Comme signe de cette préférence pour la France, Malamine, son représentant de fait, était invité par le roi et les chefs, lors de toutes les manifestations officielles, et y occupait la place d’honneur. Il prenait toujours soin de paraître avec le drapeau français ostensiblement accroché au sommet  d’une hampe.

La visite inopinée de Stanley au poste français où il s’entretint avec le sergent Malamine, constitue un indice de rancœur rentrée, voire un modèle de suffisance et de mépris mêlé de dépit pour le chef du poste.

Stanley, surnommé par les autochtones « le briseur de roche », finit par arriver au poste français. Malamine fut averti de son approche par un bruit de détonation, « ce bruit se renouvelle, s’accentue. Le doute n’est plus permis : « Boulu-Matari », le briseur de roche, approche.»

Crânement, Malamine décide d’aller à sa rencontre ; autant que la chose est possible… il prend en main la copie du traité signé avec le roi Makoko et, précédé d’un de ses deux laptots qui porte au bout d’une perche le pavillon tricolore, parvient à Stanley.

Celui-ci lui rend hommage et décrivant plus tard cette scène, il écrit dans ses mémoires :

« Son abord était empreint d’une mâle franchise, il me suffit de peu d’instants pour me prouver que ce sergent était un homme supérieur, quoiqu’il fût un Sénégalais bronzé. Il était dans son élément au milieu de ces noirs africains qui étaient très au-dessous de lui, et il exécutait, avec un tact et une habileté consommés, les instructions de son maître. »

Malamine, très calme, salue militairement Stanley, l’informe du traité signé avec Makoko et le prévient que ses hommes et lui se trouvent sur le territoire concédé.

Stanley lui rend son salut, mais dans le même temps, fait entourer le sergent par huit de ses hommes, les Zanzibaristes (ressortissants de Zanzibar), armés jusqu’aux dents.

Menacé par les hommes de Stanley, Malamine ne se démonte pas. Au contraire, il fait planter le pavillon de France devant l’explorateur de Léopold II et demande à ses compagnons de se tenir sur leurs gardes.

Tu es un brave, lance-t-il à Malamine, j’avais voulu t’éprouver. Cependant il questionne le sergent sur ses moyens d’existence, persifle la faiblesse du poste que ce dernier est chargé de défendre. Il affirme que s’il le voulait, avec les forces dont il dispose, il ferait une bouchée de tout. Qu’il lui suffit d’en donner l’ordre pour que ses 70 Zanzibaristes, armés de fusils Winchester, balayent en un geste toute la position française.

Sans doute, rétorqua calmement Malamine, mes hommes et moi, nous ne pouvons, à nous seuls, lutter contre l’équipage du vapeur [navire de Stanley] ; toutefois – ajouta-t-il fièrement – il en va tout autrement de la Puissance que je représente ici : la France.

Stanley rebroussa chemin. Mais il n’avait sans doute pas dit son dernier mot, Léopold II non plus, lequel menait d’intenses pressions sur le gouvernement français pour le renvoi du Sénégalais dans son pays.

Et il eut gain de cause, les incohérences de la politique française aidant. En effet, Brazza, son maître, n’était plus en odeur de sainteté en France. Ses soutiens qui avaient encouragé son aventure et œuvré pour lui trouver de maigres subsides (200 000 francs ; la famille de Brazza ayant contribué pour 1 000 000 de francs) avaient perdu leur position dominante sur la scène politique française.

Gambetta, son ami et protecteur était mort, Jules Ferry était en difficulté, et surtout « l’incompréhension, pour ne pas dire l’hostilité des ministères entre eux, [la Marine en opposition frontale avec le ministère de l’instruction publique qui, grâce à Jules Ferry s’était fortement engagé en faveur de l’explorateur], les deux ministères se rejetant mutuellement charges et responsabilités, tout cela servait opportunément les intérêts des rivaux de Brazza. De plus, l’indifférence de la France pour les empires coloniaux [Jules Ferry excepté], la négligence apportée à tenir les engagements, finirent par tourner à l’avantage de Stanley et du roi des Belges. »

L’abandon pur et simple du Congo fut même évoqué plus d’une fois dans les milieux gouvernementaux.

BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

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Fin de partie pour le sergent

Premier indice significatif : Brazza sera peu après Malamine, relevé de son poste à Franceville (ville qu’il a fondée, au Gabon actuel). Son remplaçant, Mizon, ancien collaborateur de Brazza, et qui avait retourné sa veste, signifia à Malamine sa révocation décidée par Paris, et le somma de se rendre de toute urgence à Franceville pour son rapatriement au Sénégal, son pays. Le sergent fut totalement déconcerté, crut à une erreur et résista. Il reçut un messager dépêché expressément pour lui remettre sa lettre de renvoi rédigée par le représentant de la France à Franceville. Malamine est considéré comme un « agitateur ». Brazza lui-même brutalement déchu de son titre de « Commissaire général de la République dans l’Ouest-Africain [confusion géographique : il s’agit plutôt d’Afrique centrale ou équatoriale], titre décerné en grande pompe par le gouvernement français lors d’une cérémonie solennelle à Paris, en 1879, et révoqué au motif d’ « incompétence ».

Ne pouvant résister davantage, Malamine se rend à la cour de Makoko ainsi que chez chacun de ses vassaux, leur fait ses adieux, non sans leur avoir rappelé le traité passé avec Brazza, et leur recommande avec force de préférer le pavillon de la France à celui de toute autre nation.

"Je pars, mais la France doit rester"

BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

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  Le retour

Le retour de Malamine dans son pays fut infiniment plus difficile que l’aller.

En effet, la santé du sergent se détériora subitement et sérieusement, au point que la nouvelle de sa mort fut sans doute malicieusement annoncée à Brazza. Avant son embarquement, il fut tout de même décoré en février 1885 de la médaille militaire, qu’il reçut avec beaucoup d’émotion. Mais Chavannes présent, a remarqué ce jour-là, le triste état de santé du valeureux Sénégalais… Malamine, hospitalisé à Franceville, et, sans doute sentant sa fin, insista pour être rapidement rapatrié au Sénégal, « malade, il n’a pu toucher au Gabon, les sommes qui lui étaient dues, et le voici arrivé dans son pays d’origine, dans le plus complet dénuement... »

Il écrivit à Brazza pour lui exposer sa situation. Celui-ci télégraphia au gouverneur du Sénégal et lui signala l’urgence de la situation du sergent. Lui-même lui envoya quelques subsides. L’explorateur supporta très mal ce sort fait à son compagnon et ami.

Lui, habituellement « si paisible, se laissa aller ce jour-là à une vive et juste colère », écrit son secrétaire particulier.

Malamine mourut en 1886, et fut inhumé à Touba, son village natal, sans percevoir ce qui lui était dû, et si peu connu comme auxiliaire précieux pour Brazza et son œuvre au Congo et, un grand amoureux et défenseur de la France, en plus d’être l’incarnation des valeurs les plus estimables3.

1. Congo désignait à l’époque l’ensemble constitué du Gabon, du Congo (aujourd’hui Congo-Brazzaville) et de l’Oubangui-Chari (aujourd’hui Tchad et Centrafrique).

2. Léopold II n’avait-il pas tenté en vain de convaincre Brazza d’entrer à son service en lui faisant miroiter des avantages mirobolants après le 1er voyage du Français au Congo en 1879 ?

3. L’ancien président du Sénégal, A. Wade, institua en 2004, une « une journée du tirailleur », au cours de laquelle fut évoquée la mémoire de Malamine et commémorée son action.

tirailleur
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