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20 février 2016 6 20 /02 /février /2016 08:31

ALAIN : LE RIRE ET LE SOURIRE.

CONVULSION ET DÉTENTE

De l’extérieur à l’intérieur de soi

Alain

(Émile Chartier dit), philosophe français, 1868-1951)

 

 

Le sourire : enfance, aisance, beauté 

Le sourire est la perfection du rire. Car il y a toujours de l'inquiétude dans le rire, quoique aussitôt calmée ; mais dans le sourire tout se détend, sans aucune inquiétude ni défense. On peut donc dire que l'enfant sourit mieux encore à sa mère que sa mère ne lui sourit ; ainsi l'enfance est toujours la plus belle. Mais dans tout sourire il y a de l'enfance ; c'est un oubli et un recommencement. Tous les muscles prennent leur repos et leur aisance, principalement ces muscles puissants des joues et des mâchoires, si naturellement contractés dans la colère, et déjà dans l'attention. Le sourire ne fait pas attention ; les yeux embrassent tout autour de leur centre. En même temps la respiration et le cœur travaillent largement et sans gêne, d'où cette couleur de vie et cet air de santé.

 

 

Le sourire déride et rassure

Comme la défiance éveille la défiance, ainsi le sourire appelle le sourire ; il rassure l'autre sur soi et toutes choses autour. C'est pourquoi ceux qui sont heureux disent bien que tout leur sourit. Et l'on peut, d'un sourire, guérir les peines de quelqu'un qu'on ne connaît pas. C'est pourquoi le sourire est l'arme du sage, contre ses propres passions et contre celles d'autrui. Il les touche là dans leur centre et dans leur force, qui n'est jamais dans les idées ni dans les événements, mais dans cette colère armée qui ne peut sourire. La vertu de l'esprit, en toutes choses, est d'écarter les passions par un choix et une disposition des paroles qui donnent à chaque chose sa juste importance, et, rendant petites les petites, laissent les grandes en leur proportion sans étonner. J'ai assez montré les dangers d'une conversation libre pour que l'on comprenne qu'elle ne se sauve point sans esprit. Mais il y a de l'esprit, au sens le plus profond, dans le sourire même ; car c'est le dernier effet de la sottise, et le plus caché, de s'étonner beaucoup de ce que l'on a soi-même circonscrit et mis à distance de vue ; l'idolâtrie est toute dans cette peur ; au lieu que le Dieu sourit à son image. Ce mouvement achève la forme et la détache ; ainsi toute grandeur s'achève en aisance, avec un surcroît de force prête. Le trait, c'est la récompense.

Le sourire : ouverture, accueil, pont vers l’autre.

   Le rire : arme et baume, sucré ou acide.

Le rire est convulsif ; en quoi il ressemble au sanglot ; mais l'allure de la pensée y est tout opposée ; car dans le sanglot c'est la pensée qui tend, au lieu que dans le rire elle détend ; seulement, si la surprise a été forte, la détente se fait en désordre, avec des retours de surprise. N'oublions pas ces secousses des épaules qui sont le mouvement du rire. L'effet naturel de la surprise est cette préparation soudaine qui gonfle la poitrine et élève les épaules. Si le jugement méprise, les épaules retombent aussitôt. Le haussement d'épaules est comme un rire élémentaire. Pour que le rire secoue les épaules, il faut donc une apparence d'importance qui frappe malgré tout, de sorte que l'on ne puisse s'empêcher, rassuré, de s'inquiéter, mais aussi qu'on ne manque pas, inquiété, de se rassurer. L'art de faire rire est de maintenir cette apparence, mais sans aucun doute pour le jugement. Le ridicule est dans une majesté bien imitée, mais qui ne peut tromper. C'est pourquoi on peut rire du terrible, si l'on se met au-dessus, ou de l'horrible, ou du tendre, enfin de tout. Mais s'il n'y a point une apparence de théâtre, j'entends parfaitement expressive, il n'y aura point de rire. Au reste on peut rire et surtout sourire volontairement; et comme ces mouvements sont les plus puissants contre les passions, je dirais même que le sourire est la plus haute marque du vouloir, et, comme on l'a presque dit, le propre de la raison.

Le rire, élément de théâtre ?

Il y a pourtant dans le rire convulsif quelque chose de mécanique, comme on sait. Il faut croire qu'une détente brusque émeut encore d'autres muscles, et va souvent jusqu'à une autre contracture qui ne peut durer, et dont on se repose par un mouvement inverse, sans pouvoir retrouver l'équilibre. C'est ce qui arrive dans le rire de surprise ; et l'on sait que l'on fait bien rire les enfants et même les hommes par de petites attaques sans conséquence, mais vives et répétées. De même un certain genre d'esprit peut faire rire sans montrer le ridicule, par l'art de donner de l'importance à des paroles qui n'en ont point du tout, surtout avec vivacité et sans que l'on puisse prévoir. Tel est le badinage ; et les passions sont assez redoutables par le sérieux pour que le badinage mérite encore ce beau nom d'esprit. Ce sens étendu est comme un avertissement. L'esprit veille et sauve, quand il ne peut mieux, comme ces génies tracassiers des légendes qui renversent la marmite.

Alain, Éléments de philosophie.

ALAIN : LE RIRE ET LE SOURIRE. CONVULSION ET DÉTENTE

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14 février 2016 7 14 /02 /février /2016 08:04
LES RELATIONS FRANCE-AFRIQUE APRÈS LOUIS XIV

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LES RELATIONS FRANCE-AFRIQUE APRÈS LOUIS XIV

Sous Louis XV et Louis XVI, ruptures et permanences

 

Louis XIV (1638-1715)

France, royaume des Francs. Terre de liberté

 

Louis XV (1710-1774)

France, royaume interdit aux Noirs

Louis XIV et ses successeurs immédiats n’ont pas les mêmes rapports à lAfrique et aux Africains. Le changement fut très net dès la mort du Roi-Soleil en 1715.

Le premier signe en fut la disparition des rapports personnels noués par le roi de France avec les rois de la côte africaine. Puis, la diminution du nombre d’ambassadeurs et d’émissaires entre la France et ces royaumes africains, de même que celle de la présence de Noirs ou d’Africains à la cour du roi à Versailles. La correspondance cessa quasiment entre le roi de France et les rois du continent noir.

Bref, les relations entre le roi de France et les rois africains, sans changer véritablement de nature, ne sont plus empreints de cette familiarité et cette attention que Louis XIV avait su entretenir avec ses homologues, combinant à la fois l’art de la séduction et la fermeté à leur égard.

 

LES RELATIONS FRANCE-AFRIQUE APRÈS LOUIS XIV

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Permanences

Le commerce constitue le principal support des rapports entre la France et l’Afrique, sous Louis XIV comme sous le règne de ses successeurs, en premier lieu le commerce des esclaves que Louis XIV éleva au rang de « service d’État », et que ses successeurs menèrent à son apogée au 18e siècle.

Les voies ouvertes par Louis XIV en ce domaine furent élargies par Louis XV et Louis XVI.

 

Ruptures

Elles furent nombreuses, à commencer par l’attitude des nations européennes concurrentes de la France sur les côtes africaines. La disparition de Louis XIV dont l’ambition fut d’étendre son hégémonie sur ce continent en rabaissant, voire en éliminant ses rivaux, entraîna l’enhardissement de ces derniers, tout particulièrement les Hollandais et les Anglais. La mort du Roi-Soleil fut pour eux une véritable délivrance. Tous entreprirent de battre en brèche la « légende dorée » de la France en Afrique que Louis XIV avait su entretenir avec constance.

Les Hollandais, eux,font répandre partout sur la côte, par des émissaires africains formés et rétribués à cette fin, des informations mensongères, notamment que la France n'avait plus ni roi, ni navires de guerre ou de commerce  ni  marchandises désormais....

LES RELATIONS FRANCE-AFRIQUE APRÈS LOUIS XIV

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Suprématie anglaise

Les Anglais s’enhardirent jusqu’à attaquer et occuper Saint-Louis du Sénégal (de 1758 à 1779), cité symbole de la présence française en Afrique, première implantation durable de la France sur le continent, fondée par des marins normands, et baptisée Saint-Louis en hommage au jeune Louis XIV alors âgé de 5 ans. Outrage suprême !

Les marchands français d’Afrique sentirent rapidement la différence dans leurs rapports avec ces concurrents. Le document suivant en est une illustration.

« Nous avions encore un comptoir à Bintam. [...] Le traité de 1763 n'ayant fait aucune mention de la rivière de Gambie, les Anglais l'ont interprété comme ils l'ont voulu et ont prétendu que nous devions nous en tenir à notre comptoir d'Albreda. M. Poncet de La Rivière, nommé gouverneur de Gorée à sa reprise de possession, est le seul qui ait voulu faire quelques tentatives contre les Anglais, mais il a été désapprouvé et, depuis, on a successivement mandé aux différents commandants que le roi voulait qu'on évitât toute espèce de querelle avec les Anglais, et que celui qui troublerait l'union alors existante en répondrait sur sa tête. »

Le même mémoire poursuit :

« Les successeurs de M. Poncet, en suivant les mêmes principes, auraient pu au moins rendre compte des pertes que nous venions de faire, mais, sans intelligence et sans énergie, ils ont laissé les Anglais maîtres absolus des dépendances de cette rivière : ils ont même souffert beaucoup d'humiliations dont il est inutile de donner ici les détails... »

De fait, la suprématie anglaise qui s'installait alors sur la côte africaine à l'orée du XVIIIe siècle, ira crescendo jusqu'au XIXe.  (Tidiane Diakité, Louis XIV et l’Afrique noire, Arléa)

 

Cependant, c’est dans le domaine des rapports humains que le changement fut le plus spectaculaire et le plus rapidement perceptible. Louis XIV, son règne durant, marqua ostensiblement son attachement au continent et à ses habitants, malgré son engagement dans le commerce de traite. Il le manifesta par son attitude et l’exprima souvent :

« Nous tenons à faire comprendre à cette nation notre estime ». Il ordonna « de faire connaître aux naturels d’Afrique avec combien d’équité et de justice on les veut gouverner et que l’on ne fait aucune différence entre eux et les naturels français. »

Ou encore :

« Octroyons aux esclaves affranchis établis dans notre royaume, les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres ; voulons que le mérite d’une liberté acquise produise en eux, tant pour leur personne que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets. »

Et, en cela il se conformait strictement aux prescriptions de l’Édit de Louis le Hutin, du 3 juillet 1315, dont les termes étaient sans équivoque :

« Selon le droit de nature, chacun doit naître franc... Considérant que notre royaume est dit et nommé le royaume des Francs, et voulant que la chose en vérité soit accordant au nom et que la condition des gens amende de nous... »

En conséquence, personne ne pouvait, en royaume de France, être lié à personne par « les liens de la servitude ancienne et primitive ». En ce domaine également, le règne de Louis XIV représente une exception, par rapport aux règnes suivants, comme étant celui où le gouvernement s'efforce de respecter l'esprit et la lettre de l'Édit de 1315.

La règle fixée par cet édit guida l’attitude de Louis XIV à l’égard des Noirs résidant sur le sol de France. Il faisait à l’époque, paradoxalement, la différence entre le statut des individus dans les colonies françaises d’Amérique, et celui de ceux vivant en métropole. Pour lui, dans les colonies : Noirs esclaves ; en métropole : Noirs libres. D’où sa philosophie du « Code Noir ».

Autrement dit, les Noirs des colonies ne peuvent retrouver la liberté que lorsqu’ils se rendent en métropole, car le sol de France rend libre, selon l’esprit de l’Édit de 1315.

  Autres temps, autres mœurs

Louis XIV, disparu en 1715, tout cela changea rapidement. Dès 1716, le gouvernement de Louis XV promulgua un édit interdisant la présence des Noirs en métropole, et instituant une « Police des Noirs ». Suivront une série de mesures préconisant le retour aux Antilles de ceux résidant en France. Louis XVI lui emboîta le pas, en décrétant à partir de 1777, une répression vigoureuse contre les Noirs et interdisant les mariages entre Noirs et Blancs.

Le Conseil Royal de la Marine fit valoir la nécessité de maintenir le statut d'esclave et de refuser la liberté aux esclaves, comme à tout Noir résidant en France, d'où l'Édit de 1716. Ce fut alors le point de départ d'un processus qui ira se renforçant, se durcissant sans cesse, en s'étendant peu à peu tout au long du 18e siècle, à tous les Noirs, esclaves transportés des colonies françaises d'Amérique, ou Noirs tout frais débarquant des côtes africaines.

L’Édit de 1777, de tous le plus répressif, instaura la création de « dépôts de Noirs » dans les principaux ports de l’Atlantique (Brest en fut le principal centre), où sont regroupés les Noirs arrêtés dans le pays en vue de leur expédition aux Antilles, et interdisant, à titre définitif, l’entrée du royaume à tous les Noirs et « gens de couleurs », quels que soient leur provenance et leur statut. Les excès dans la répression et l’exécution rigoureuse de l’Édit de 1777, souleva protestations et réactions hostiles dans le royaume.

LES RELATIONS FRANCE-AFRIQUE APRÈS LOUIS XIV

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L’opposition au roi

Au fur et à mesure de la radicalisation de ces mesures royales et la brutalité de la police des Noirs, au fil des ans, des opposants exigèrent des exceptions ou dérogations en faveur de certaines catégories de personnes de couleur, notamment celles résidant en France avant les édits royaux, celles exerçant un métier dont elles vivent honnêtement, ou un métier d’utilité publique, de même que les personnes mariées avec une Française ou un Français…

C’est alors qu’il fut créé trois statuts correspondant à trois catégories de Noirs en France :

la 1ère catégorie formée par les esclaves qui devaient obligatoirement être en compagnie d’un maître et enregistré par ce dernier.

la 2e catégorie concerne les Noirs libres résidant en France avant la déclaration royale de 1777, et qui devaient être munis d’un certificat renouvelable tous les ans.

la 3e catégorie enfin, les Africains ou Noirs transportés en France avant ou après l’Édit de 1777, et qui devaient être désignés par une nouvelle appellation, créée spécifiquement à cet effet : celle de « Francs-Noirs ».

Cette nouvelle classification ne fut d’aucune utilité, car beaucoup de Noirs y échappaient ; de ce fait, la confusion demeurait malgré tout, d’où une vigueur nouvelle pour les opposants aux mesures royales.

 

Il se créa alors un peu partout dans le royaume, ce qu’on qualifierait de « poches de résistance » à l’application stricte de ces mesures.

Les  opposants les plus véhéments se trouvaient  paradoxalement dans les rangs de la grande noblesse, ceux de la haute bourgeoisie, c’est-à-dire les couches les plus favorisées, mais aussi de l’Église, de même que quelques associations philanthropiques comme « les Amis des Noirs ». Certains parlements provinciaux dont le Parlement de Bretagne, résistèrent également à l’enregistrement des édits royaux.

Le premier témoignage de cette résistance des « Grands » est celui d’un subdélégué de Bretagne qui porte comme suit à la connaissance de son supérieur hiérarchique, l’Intendant de province, les difficultés auxquelles il se heurte dans sa circonscription.

« Monseigneur

J'ai l'honneur de vous faire passer l'Etat concernant les Nègres et les Négresses ;

Il ne s'en trouve dans mon Département que deux qui jouissent de la plus grande liberté depuis qu'ils sont en France chez le Sieur Pichot de Guerdifier qui leur accorde la faveur même de les admettre à sa table, quelque compagnie qu'il ait.

Vous trouverez, Monseigneur ci-joint une attestation de M. le Duc de Penthièvre qui fait défense de les inquiéter en aucune façon, les regardant comme entièrement libres.

Je suis avec le plus profond respect, Monseigneur, Votre très humble et très obéissant serviteur.

Ollivier Despréville

                              Au Faou le 6 Janvier 1777.»

 

[Rappelons que sous Louis XIV, à la cour du roi, un "petit noir" mangeait à la table de Madame Mancini, et que cela ne soulevait la moindre indignation.]

LES RELATIONS FRANCE-AFRIQUE APRÈS LOUIS XIV

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L’Église dans la résistance

Ces mesures vont plus loin ; afin de mieux contrôler l'application effective de l'interdiction des mariages de Noirs, il fut décidé de rendre obligatoire partout dans le royaume, les déclarations de grossesses du fait de Noirs. Ces déclarations nombreuses au début, diminuent au fur et à mesure que se durcit la législation concernant les Noirs, soit que cette législation a été suivie, appliquée, soit que les personnes concernées par de telles déclarations évitent de procéder à ces formalités de peur de représailles. On note parallèlement, dans la même période, un accroissement du nombre d'enfants abandonnés, fruits de telles grossesses, et d'amours prohibées, de même qu'une augmentation d'accouchements clandestins, au point que des arrêts du Conseil du roi faisaient défense « aux chirurgiens et matrones » de donner asile dans leurs maisons aux « filles et femmes grosses », lesquels chirurgiens et matrones étaient également tenus par les mêmes règlements, de donner « les noms et demeures des filles ou femmes grosses. »

Ces mesures furent sévèrement jugées par l’Église dont les curés avaient également reçu l’ordre royal de ne plus célébrer les mariages entre Noirs et Blancs (ni célébrations de mariages, ni baptêmes d’enfants de couples mixtes).

 

Une véritable épreuve de force s’engagea ainsi entre d’un côté la police et la justice royales, de l’autre la grande noblesse, la haute bourgeoisie, l’Église, épreuve de force qui persista jusqu’à la révolution de 1789.

LES RELATIONS FRANCE-AFRIQUE APRÈS LOUIS XIV

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Pour approfondir :

T. Diakité, la France et l’Afrique noire. De Louis XIV à Louis-Philippe. Les fondements d’une relation ambiguë. (À paraître).

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7 février 2016 7 07 /02 /février /2016 06:48
SÉNÈQUE : ENTRE RICHESSE ET PAUVRETÉ, TROUVER LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME

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SÉNÈQUE : ENTRE RICHESSE ET PAUVRETÉ, TROUVER LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME

Quelle parade aux injustices du sort ?

Sénèque

(philosophe latin , 4 av JC-65 ap JC)

 

Rien ne saurait autant plaire à l'âme qu'une amitié douce et fidèle. Quel bonheur de rencontrer des cœurs capables de recevoir, en toute discrétion, n'importe quel secret, des confidents plus sûrs encore que nous-mêmes, des compagnons dont les conversations nous rassurent, dont les avis nous guident, dont la gaieté dissipe nos idées noires, dont la vue elle-même nous comble de joie ! Ces amis, bien entendu, nous les choisirons autant que possible exempts de passions ; car les vices rampent, sautent de proche en proche et sont contagieux par simple contact.

En période d'épidémie, il faut éviter de rester à proximité d'individus déjà contaminés et malades, car nous risquons de contracter la maladie par le simple fait de nous approcher d'eux ; de même, lorsque nous choisirons nos amis, nous veillerons à ce qu'ils soient le plus sains possible : car en mêlant les individus en bonne santé et les malades, on propage la maladie. Cela étant, je ne vais pas non plus te prescrire de ne fréquenter que le sage, de n'avoir personne d'autre que lui pour ami : car où donc le trouveras-tu, cet homme que nous cherchons depuis des siècles ? Mais, à défaut du meilleur, choisis le moins mauvais.

A peine pourrais-tu faire un choix plus heureux si tu cherchais tes amis parmi les Platon, les Xénophon et toute la noble descendance de Socrate, ou si tu pouvais remonter, pour le faire, jusqu'au siècle de Caton1, qui vit naître tant d'hommes dignes d'être les contemporains de Caton — mais aussi bon nombre de scélérats, qui commirent les plus grands crimes. Pour être reconnu à sa juste valeur, Caton avait besoin des uns et des autres : il lui fallait à la fois des hommes de bien, pour mesurer son mérite à leur aune, et des hommes mauvais, pour éprouver sa force contre eux. Mais aujourd'hui, face à une telle pénurie d'hommes de bien, il faut être moins difficile dans son choix.

Contentons-nous surtout d'éviter les gens moroses, qui déplorent toujours tout et ne manquent jamais une occasion de se plaindre. Tout bienveillant et fidèle qu'il puisse être, un ami de nature inquiète et qui geint à tout propos est l'ennemi de notre tranquillité.

SÉNÈQUE : ENTRE RICHESSE ET PAUVRETÉ, TROUVER LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME

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L’Ami

Venons-en à présent à la richesse, source principale des misères humaines. De fait, si l’on compare tous les autres maux qui nous tourmentent — deuils, maladies, craintes, regrets, souffrances et épreuves — avec ceux que génère l'argent, c'est nettement de ce dernier côté que penchera la balance.

Aussi, songeons combien la douleur de ne pas posséder est plus légère que celle de perdre, et nous comprendrons que la pauvreté est d'autant moins sujette aux tourments qu'elle est à l'abri des risques. Tu te trompes si tu penses que les riches supportent plus courageusement les dommages qu'ils subissent : que l'on soit grand ou petit, la douleur d'une blessure est la même.

Bion2 dit avec finesse que se faire arracher les cheveux est tout aussi pénible pour un homme presque chauve que pour un chevelu. Il en est de même, sache-le, pour les pauvres et pour les riches : leur tourment est le même ; leur argent fait corps avec eux et ne peut leur être arraché sans douleur. Mais, comme je le disais, on tolère plus facilement de ne pas avoir que de perdre, et c'est la raison pour laquelle tu trouveras plus de félicité chez ceux que la Fortune n'a jamais regardés que chez ceux qu'elle a abandonnés.

C'est ce que vit bien Diogène3, cet homme remarquable, qui fit en sorte que rien ne pût lui être arraché. Appelle cela comme tu veux, pauvreté, dénuement, misère... Donne à cette sécurité n'importe quel qualificatif avilissant : pour ma part, j'estimerai Diogène malheureux le jour où tu auras trouvé un homme qui ne puisse être dépouillé de rien. Sauf erreur de ma part, c'est bien vivre en roi que d'être entouré d'avares, de félons, de brigands, de voleurs en étant le seul auquel on ne puisse porter atteinte.

Si l'on doute du bonheur de Diogène, on peut tout aussi bien douter de la condition des dieux immortels et se demander s'ils ne sont pas malheureux de n'avoir ni propriétés, ni jardins, ni terres mises en valeur par le travail d'autrui, ni capitaux prêtés à taux d'usure sur le forum. N'as-tu pas honte de rester en admiration devant la richesse ? Allons, regarde le ciel : tu verras des dieux nus, qui donnent tout sans rien posséder. Est-il donc pauvre, selon toi, ou semblable à un dieu, l'homme qui s'est dépouillé de tous les biens qui dépendaient du hasard ?

SÉNÈQUE : ENTRE RICHESSE ET PAUVRETÉ, TROUVER LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME

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Entre richesse et pauvreté, le bonheur ?

Estimes-tu plus heureux Démétrius4, l'affranchi de Pompée, qui n'eut pas honte de devenir plus opulent que son ancien maître ? On lui faisait chaque jour un rapport sur le nombre de ses esclaves, comme on rapporte à un général le nombre de ses soldats, alors qu'il aurait dû depuis longtemps se considérer comme riche avec deux esclaves de bas étage et une chambre un tant soit peu spacieuse.

Diogène, à l'opposé, n'avait qu'un esclave ; un jour que celui-ci s'était enfui, il estima qu'il ne valait pas la peine de le reprendre, bien qu'on lui eût révélé où il se trouvait. « Ce serait bien le comble, disait-il, que Manès pût vivre sans Diogène, mais que Diogène ne pût pas vivre sans Manès ! »  Pour moi, c'est comme s'il avait dit : « Poursuis ton œuvre ailleurs, Fortune, tu n'as désormais plus rien en dépôt chez Diogène : mon esclave s'est enfui, mais c'est bien moi qui m'en suis trouvé libéré. »

Quand on a du personnel, il faut l'habiller, le nourrir ; il faut satisfaire le ventre de tous ces animaux affamés5, leur acheter des vêtements, surveiller leurs mains rapaces, avoir recours enfin aux services de gens qui ne nous servent qu'en se lamentant et en nous détestant. Comme on est plus heureux lorsqu'on ne doit rien à personne, sinon à quelqu'un à qui l'on peut très facilement opposer un refus, à savoir soi-même !

Mais puisque nous manquons de force d'âme pour parvenir à cela, contentons-nous déjà de réduire notre patrimoine, afin d'être moins exposés aux revers de fortune. À la guerre, les soldats de petite taille, qui peuvent se replier sous leur bouclier, sont mieux lotis que ceux qui dépassent et que leur taille expose de toute part aux blessures. En matière d'argent, le mieux est de ne pas tomber dans la pauvreté mais de ne pas trop s'en éloigner non plus.

Mais cette mesure ne nous plaira que si nous avons d'abord acquis le goût de l'épargne, sans laquelle les richesses sont toujours insuffisantes ou excessives. Cela est d'autant plus vrai que le remède est à notre portée et que la pauvreté elle-même, si elle est secondée par la simplicité, peut se transformer en richesse.

Habituons-nous à tenir le luxe à distance et à évaluer les choses non d'après leur faste, mais d'après leur utilité. Mangeons pour assouvir notre faim, buvons pour étancher notre soif, satisfaisons notre désir charnel dans la limite de nos besoins ; apprenons à nous servir de nos jambes, à choisir nos habits et notre alimentation non d'après la mode, mais d'après les exemples des anciens. Apprenons à accroître notre tempérance, à réfréner notre goût du luxe, à modérer notre amour de la gloire, à apaiser notre colère, à considérer la pauvreté d'un œil serein, à cultiver la simplicité, quand bien même cela déplairait aux imbéciles ; apprenons à satisfaire à peu de frais nos désirs naturels, à maintenir enchaînées nos ambitions débridées et notre âme toujours à l'affût de ce qui va se passer, à travailler enfin à attendre la richesse de nous-mêmes plutôt que de la Fortune.

SÉNÈQUE : ENTRE RICHESSE ET PAUVRETÉ, TROUVER LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME

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  Simplicité, gage de tranquillité ?

Face à de tels caprices, à de telles injustices du sort, on aura beau se prémunir, on devra essuyer de nombreuses tempêtes si l'on a largement déployé les voiles ; il faut réduire la toile afin que les traits que lance la Fortune tombent à côté de leur cible. C'est ainsi que, parfois, l'exil et le malheur se muent en remèdes et que des atteintes légères en guérissent de plus graves. Lorsqu'une âme n'est pas réceptive aux préceptes et ne peut être guérie par des remèdes plus doux, pourquoi ne pas prendre soin d'elle en l'exposant à la pauvreté, à l'infamie, à la déchéance, en opposant un mal à un autre ? Habituons-nous donc à prendre nos repas en petit comité, à ne nous asservir qu'à un nombre réduit d'esclaves, à n'utiliser des vêtements que pour l'usage auquel ils sont destinés et à nous loger plus modestement. Ce n'est pas seulement dans les courses de chars et les compétitions du cirque qu'il faut savoir prendre la corde, mais aussi dans l'arène de la vie.

Venons-en aux dépenses d'ordre culturel, les plus nobles qui soient : là encore, elles ne sont raisonnables que dans une certaine mesure. A quoi bon accumuler dans des bibliothèques des livres en si grand nombre qu'une vie entière suffit à peine à en lire les titres ? L'accumulation de livres surcharge l'esprit au lieu de l'instruire, et il vaut bien mieux se consacrer à un petit nombre d'auteurs que vagabonder sans cesse de l'un à l'autre.

[…]

Combien de gens ignares, dépourvus de la plus élémentaire culture, possèdent des livres qu'ils n'ont pas l'intention de lire, et dont la seule vocation est d'orner leur salle à manger ! Acquérons plutôt le nombre de livres dont nous avons besoin, sans superflu.

« Et pourtant, me diras-tu, mieux vaut dépenser son argent ainsi qu'en vases de Corinthe et en tableaux. » Non, car dans quelque domaine que ce soit, l'excès est un vice. Pourquoi te montrer indulgent envers un homme qui se met en quête de bibliothèques de thuya et d'ivoire, qui part à la recherche des œuvres complètes d'auteurs inconnus ou mineurs pour bâiller au milieu de tant de milliers d'ouvrages et n'en apprécier que les reliures et les étiquettes ?

C'est ainsi que tu trouveras chez les paresseux les plus notoires la collection complète des orateurs et des historiens, rangée sur des rayons qui atteignent le plafond. Aujourd'hui, on trouve à côté des thermes et des bains une bibliothèque : c'est le nouvel ornement de rigueur d'une maison. Je serais tout à fait indulgent si ce travers venait d'un goût excessif pour la culture ; mais en vérité, ces œuvres précieuses des génies sacrés de l'humanité, classées avec le portrait de leur auteur, c'est pour les exposer et pour orner les murs qu'on en fait l'acquisition.

Sénèque, La tranquillité de l’âme.

1. Caton : il s’est suicidé à la suite d’une défaite militaire pour ne pas perdre sa liberté en devenant esclave.

2. Bion : philosophe du IVe siècle av. JC.

3. Diogène : philosophe du IVe siècle av. JC. Il rejetait tout bien extérieur comme autant d’entraves à sa liberté. Il avait choisi un tonneau comme demeure.

4. Démétrius : esclave de Pompée ; affranchi par son maître, il amassa une fortune colossale.

5. Animaux affamés : c'est-à-dire les esclaves.

SÉNÈQUE : ENTRE RICHESSE ET PAUVRETÉ, TROUVER LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME

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31 janvier 2016 7 31 /01 /janvier /2016 08:42

COLONISATION ET TRAVAIL, LE « DEVOIR DE CIVILISER »

Civiliser par le travail, credo de la colonisation française en Afrique

Le thème du travail est récurrent dans les rapports des observateurs européens en Afrique aux 19e et 20e siècles. Il est intimement lié à celui de la paresse supposée des Africains, au Nord comme au Sud du Sahara. Pour le colonisateur, éduquer les indigènes au travail est partie intégrante du « devoir de civiliser ».

 

 

Il est en effet attribué à l’indigène un trait de caractère dominant qu’il faut impérativement éradiquer avant de le civiliser et l’assimiler : la paresse, c’est-à-dire le refus, voire l’horreur du travail. L’extrait suivant de l’ouvrage de Balensi (1931) plante d’emblée le décor :

« En Afrique noire, "assommer les nègres de travail est une légende que l’on pourrait réfuter en répondant seulement qu’ils sont assommants… à force d’essayer par toutes les ruses, de ne pas travailler. »

 

 

Les indigènes d’Afrique du Nord ne sont pas mieux lotis. Ainsi, lit-on dans un manuel scolaire datant de 1901, où il est question de l’Algérie, la remarque suivante :

« On voit tout de suite la différence entre notre sillon, droit, régulier, profond, et le sillon tortueux, à fleur de terre de l’Arabe… »

COLONISATION ET TRAVAIL, LE « DEVOIR DE CIVILISER »

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COLONISATION ET TRAVAIL, LE « DEVOIR DE CIVILISER »

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Ces observations, parmi tant d’autres, sous-entendent qu’il est indispensable, pour faire de l’indigène un « civilisé», de lui apprendre le travail et l’obliger à travailler.

Pour le colonisateur européen, par conséquent, apprendre à travailler, inculquer par tous les moyens le goût du travail à l’indigène, constituent bel et bien un aspect essentiel de sa « mission de civiliser ».

« Faire sentir à l’indigène engourdi dans une paresse millénaire, que la condition première pour devenir un homme civilisé, c’est de travailler ; lui inculquer cette notion de travail obligatoire, comme l’inculquer à nos enfants, ce n’est pas faire œuvre de garde-chiourme, mais œuvre de civilisation. » (Le Monde colonial illustré, Travail et civilisation, 1930)

 

 

Dès lors, inculquer le goût du travail et apprendre à travailler deviennent, dans les colonies, un impératif, aussi bien dans le secteur public que dans le privé. L’administration coloniale et les commerçants, entrepreneurs, planteurs, exploitants forestiers… français ne parlent plus que d’une même voix, concernant les moyens d’atteindre cet objectif. Des théoriciens et spécialistes qualifiés, dûment mandatés, sont mis à contribution, car éduquer les indigènes au travail devient aussi un objectif essentiel pour la réussite de l’œuvre coloniale.

Comment amener l’indigène au travail ?


 

Les propositions de solution furent nombreuses à cet égard, dont la plus commode et la plus immédiate fut l’instauration de l’impôt payé en espèces, alors qu’il n’était jusque-là payé qu’en nature.

Le changement fut radical. L’irruption brutale de l’argent, du numéraire, dans la vie de sociétés de troc, celle de l’obligation rigoureuse et intransigeante du paiement de l’impôt de capitation tous les ans, entraînèrent un ébranlement aux conséquences multiples dans les sociétés. Le système, d’une efficacité terrifiante, amena les gens à bouger, à prendre l’habitude de se rendre dans les territoires voisins comme travailleurs saisonniers : du Soudan français (actuel Mali) vers le Sénégal pour occuper un emploi de saisonnier dans les champs d’arachide, ou ceux de la Haute Volta (Burkina Faso), prenant d’assaut les plantations de café ou de cacao en Côte d’Ivoire ou au Ghana… Tout est bon désormais pour se procurer l’argent nécessaire afin de s’acquitter de l’impôt, devenu la terreur de la population.

Des travailleurs se firent également enrôler massivement dans les commerces et exploitations des Français résidant dans les colonies.

 

L’argent produisit le miracle espéré.

 

L’organisation de la vie sociale s’en trouva bouleversée, de même que la répartition des tâches au sein des familles. Les gens devaient désormais chercher l’argent où ils pouvaient en trouver, avec le souci permanent de l’impôt à payer en espèces. Peu à peu, l’argent s’introduisit dans les habitudes, les coutumes ancestrales. La dot, par exemple, devait se payer non plus en nature, mais en espèces sonnantes. C’est aussi le début des voyages lointains en quête de travail qui rapporte de l’argent : en France principalement. Certaines ethnies en firent une spécialité dès le début des années 50, dans une France en pleine reconstruction, où le besoin de main-d’œuvre était criant.

Les spécialistes qui avaient préconisé, afin d’amener les indigènes au travail, de leur « créer des besoins » ont eu raison. Par ce remède miracle, l’argent s’insinuait partout dans la vie des populations, créant des besoins, mais aussi des envies et désirs nouveaux, de même qu’il permettait le développement rapide du travail salarié.

 

 

« Créer et développer les besoins personnels de l’indigène —préconisait un spécialiste— à mesure qu’il agrandira sa case, la meublera, il sentira la nécessité de se mieux vêtir, lui, sa femme et ses enfants, le besoin de mieux s’alimenter. Ses besoins s’accroîtront naturellement, et il travaillera plus naturellement pour les satisfaire. »

 

« C’est également le moyen le plus sûr —affirme-t-on— de faire avancer la civilisation, condition de tout progrès. »

 

 

Sur l’ensemble de ces thèmes, eut lieu à Paris, en 1930, une célèbre conférence, qui marqua durablement les esprits ; le sujet :

« L’avènement du consommateur dans les colonies ».

 

La conférence traita largement du thème du commerce avec les colonies, de la question des débouchés pour les produits de la métropole, des marchés coloniaux, des moyens de susciter chez les indigènes le goût des produits français…

On y relève quelques propos savoureux du conférencier qui sut capter l’attention et l’intérêt d’un public nombreux :

« Vous allez trouver un nègre, vous lui dites : je veux faire des échanges avec toi ; tu vas me donner des arachides, de la kola, de l’huile de palme, du caoutchouc, des produits de ton pays ; en échange, je vais te donner ce que je produis, moi, c’est-à-dire des chaussures, des faux-cols, des vêtements européens.

Le même nègre acceptera un bout de cotonnade, mais pas de faux-col, ni de souliers, et, quand il aura acheté ce qui lui convient, ses besoins étant satisfaits, il ne travaillera plus et n’apportera plus rien à la factorerie… »

 

En attendant, « les usines marchent et attendent les matières premières nécessaires à leur approvisionnement ; elles ne peuvent attendre que le nègre ait besoin d’un autre bout de cotonnade, ou que, désireux de plaire à quelque beauté du pays, il ait envie de se procurer un faux-col, le Noir ne travaillera qu’à ses heures. » (Conférence de Francis Delaisi publiée dans le Bulletin du Comité national de l’Organisation française pour les Colonies, 1930).

COLONISATION ET TRAVAIL, LE « DEVOIR DE CIVILISER »

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Deux visions de l’existence, deux philosophies

Pour beaucoup d’autochtones, quand l’argent nécessaire pour payer l’impôt est réuni, s’arrête le besoin de travailler, d’où l’intérêt pour eux du travail saisonnier ou ponctuel, et non un salariat prolongé dans le temps. Cet aspect constitua un véritable point d’achoppement entre Blancs et Africains dans les colonies. Suit un autre extrait de la fameuse conférence de 1930 :

« Quand le Noir a touché son argent, il n’y a plus rien à faire : il retourne dans sa tribu natale, achète deux ou trois femmes, et une douzaine de bœufs, le problème est résolu : les femmes cultivent la terre, les enfants gardent les bœufs, et lui fume le calumet sous l’arbre : il est rentier, sans crainte de dévalorisation de ses titres, c’est, à coup sûr, un sage. Allez lui proposer de revenir à la mine, il ne comprendra pas et vous enverra quelques bouffées à la figure.

[…]

L’indigène dit : "jouissons", le jour même où il a reçu de quoi jouir, et il n’attend pas que la mort le prenne en chemin. "Carpe diem" écrivait Horace ; le Nègre bantou cueille son argent, décampe, et on l’a assez vu !... »

 

(Même présentée sous une forme quelque peu caricaturale, l’analyse n’est pas dénuée de tout fondement.)

« La Civilisation, c’est nous »

Dans l’esprit des Français comme des Européens du 19e siècle en général (sans doute encore de nos jours), le mot Civilisation ne peut s’écrire ni se prononcer autrement qu’avec C majuscule car, elle est unique et indivisible.

La Civilisation, c’est celle de l’Occident européen.

Pour beaucoup d’Européens, leurs sociétés sont à l’apogée de l’évolution de l’espèce humaine. Ils ne peuvent par conséquent imaginer qu’il puisse exister une autre civilisation que la leur. Et si, par hasard, il en existait une autre, ailleurs qu’en Europe, elle ne pouvait être qu’inférieure.

Ainsi échoit à l’Européen, la mission de mener progressivement les autres peuples de l’état « sauvage » à l’état civilisé.

En Occident.

  Révolution industrielle, usine, cadence, temps

Les Européens qui commencent à coloniser l’Afrique au 19e siècle, ne sont plus ceux du 15e ou 16e siècle. La révolution industrielle à transfiguré les villes et les campagnes et profondément imprégné les esprits et les modes de vie.

À l’heure du clocher d’église se joint désormais celle de l’usine et du chantier. Le temps lui-même revêt une dimension nouvelle. On en évalue l’apport, car il a un prix. (« Time is money », le temps c’est de l’argent.)

Prix également évalué en rendement, journalier, mensuel, annuel… on va vite parce qu’il faut aller vite, pour être à l’heure, parce que la machine tourne, être à l’heure à l’usine, sur le chantier, au bureau…

La montre, instrument de délivrance autant que de torture, ornement et arme, s’impose au monde du travail comme au reste de la société. Nouvel oracle, elle rythme le mouvement, les activités et les instants de la vie.

  Choc de cultures

Tout le contraire de l’Afrique endormie à l’ombre de l’arbre du village, ou celle de ses cocotiers, où l’on ignore le temps, surtout la montre.

Albert Schweitzer, le célèbre médecin de Lambaréné (Gabon), témoigne dans les années 30 :

« Nous sommes tous usés par les formidables conflits entre l’Européen, pour qui le travail est une nécessité intérieure, qui est chargé de responsabilités et n’a jamais le temps, et le primitif qui ignore les responsabilités et a toujours le temps. »

 

Afrique indolente, assoupie, lente, où l’on vit, non à l’heure de l’horloge, mais à l’heure du soleil et de la lune, en symbiose avec la nature, où l’heure et son instrument, la montre, ne disposent d’aucun pouvoir sur l’homme qui les ignore.

Ici on regarde la lune et le soleil, non les aiguilles d’une montre, et l’on va à son rythme, imperturbable, celui que l’on a choisi.

On vit au rythme du temps long, au pas lent. Ici aucune volonté de dominer la nature, encore moins de la vaincre, pour la soumettre à la volonté des hommes. En accord avec cette philosophie de l’existence, l’homme n’est pas fait pour dominer la nature qui est source de vie. Quand elle est blessée, l’homme souffre. (Du moins à l’époque !).

 

Mais, cette vie à l’ombre de l’arbre du village, cette vie sans montre est-elle aujourd’hui la voie idéale pour s’insérer dans ce monde du 21e siècle, dans le tourbillon de la mondialisation, y prendre toute sa place, dans le sens de la marche de l’Histoire ?

COLONISATION ET TRAVAIL, LE « DEVOIR DE CIVILISER »

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Sur cet aspect, voir T. Diakité, 50 ans après, l’Afrique, Arléa, 2011.

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23 janvier 2016 6 23 /01 /janvier /2016 07:59

ALAIN, LES MALADES DE L’IMAGINATION

Les mauvais tours de l’imagination. Quand l’imagination crée le malade.

Alain

(Émile Chartier dit), philosophe français, 1868-1951)

Il n'est pas question ici de ceux qui se croient malades sans l'être, et qui sont rares. Il s'agit de ceux qui aggravent leurs maladies par l'inquiétude d'imagination, ce qui est le cas de presque tous et aussi de ceux qui sont malades par peur de l'être et qui sont nombreux. Cette puissance de l'imagination est bien connue, et a été amplement étudiée dans ses effets. Mais, pour les causes, il semble que chacun s'étudie à être ignorant. Certes nous ne savons pas comment nos idées se traduisent par des mouvements corporels, et même nous ne le saurons jamais ; nous savons seulement que nous ne formons jamais d'idées sans des mouvements corporels. En considérant seulement dans cette liaison ce qui est le plus connu, à savoir que par jugement nous faisons marcher nos muscles, on explique déjà la plus grande partie des effets de l'imagination, et peut-être tous. Nous pouvons nous tuer par couteau ou pendaison, ou en nous jetant au précipice ; les actions retenues n'ont guère moins de puissance, quoiqu'elles agissent plus lentement.

Effets de l’imagination sur le corps

Un malade peut s'aider à guérir par massage ou friction ; il peut se nuire par mouvements d'impatience ou de fureur ; ce sont là réellement des effets de l'imagination à proprement parler, qui n'a de réel, dans ses fantaisies, que les mouvements du corps qui les font naître. Mais d'autres mouvements que ceux-là, bien que moins sensibles aux yeux, agissent tout autant sur la santé. Les mouvements de la respiration sont ralentis, gênés et même suspendus par toute attente et préparation. Cela tient à notre mécanique, qui exige, pour tout effort, que le thorax soit bien rempli d'air, afin d'offrir une attache plus solide à tous nos muscles. Au reste cela se fait naturellement, les muscles s'éveillant les uns les autres par voisinage et communications nerveuses ; mais un faux jugement y ajoute quelquefois, comme lorsque nous montons une côte assez longue ou un grand escalier ; nous prenons alors une espèce de résolution qui paralyse notre souffle ; et le cœur aussi réagit par mécanisme. Cet exemple fait voir qu'une attente craintive ralentit réellement la vie. Puisqu'une crainte nous oppresse, on voit que la crainte d'étouffer ajoute au mal. Quand on s'étrangle en buvant, il se produit comme une terreur en tumulte dans tout le corps, que l'on peut arriver à dompter par gymnastique, comme chacun peut l'essayer, comme aussi de ne point se frotter l'œil quand un moucheron s'y met.

ALAIN, LES MALADES DE L’IMAGINATION

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Paralysie de l’action et de la volonté

Dans les maladies plus graves et plus lentes, il y a une surveillance de soi et une attente des signes qui nuit par une volonté de guérir mal gouvernée. L'anxiété et même la simple attention à soi ne vont point sans un resserrement de tous les muscles, qui ralentit la nutrition et l'élimination. On se retient de vivre, par la peur de mourir. Il y a tout un système musculaire sur lequel la volonté n'a point d'action directe, c'est celui qui règle les mouvements de digestion; mais il est impossible que ces muscles ne prennent point de contracture ou de spasme par la contagion des autres. Ajoutons que le sang, outre qu'il se trouve moins baigné d'oxygène, s'encrasse encore par tout ce travail inutile ; l'inquiétude contenue ne remue point le corps, mais elle fatigue autant qu'un violent effort. Ces effets agissent à leur tour comme des signes ; les effets de la crainte augmentent la crainte ; la pensée étrangle la vie.

ALAIN, LES MALADES DE L’IMAGINATION

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L’insomnie, une maladie ?

L'insomnie est une étrange maladie qui souvent résulte seulement d'une condamnation de soi. La veille n'a rien de pénible par elle-même, si l'on ne pense pas à soi ; mais souvent le passionné attend le sommeil comme un repos ; et, même sans pensées pénibles, il arrive que l'on s'étonne de ne pas dormir, et que l'on prend de l'inquiétude ; d'où une contracture d'impatience, et bientôt des mouvements qui éloignent le sommeil ; car s'inquiéter c'est s'éveiller, et vouloir c'est s'éveiller. Le souvenir de cette lutte pénible occupe même les heures du jour, et la nuit est mauvaise par prédiction, que dis-je, par prédilection, car l'idole fataliste est adorée. J'ai connu des malades qui s'irritaient quand on leur prouvait qu'ils avaient dormi. Le remède est de comprendre d'abord l'insomnie par ces causes, et de se délivrer ainsi du soin de dormir. Mais on peut apprendre à dormir presque dès qu'on le veut, comme on apprend à faire n'importe quelle action. D'abord rester immobile, mais sans aucune raideur ni contracture, et s'appliquer à bien reposer toutes les parties du corps selon la pesanteur, en assouplissant et relâchant tous les muscles ; aussi en écartant les pensées désagréables, si l'on en a ; et cela est plus facile qu'on ne croit ; mais j'avoue que si on ne le croit pas possible, c'est alors impossible.

ALAIN, LES MALADES DE L’IMAGINATION

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Penser pour vivre

Je viens au mélancolique, qui n’a point d'autre maladie que sa tristesse ; mais entendez que tristesse est réellement maladie, asphyxie lente, fatigue par peur de la vie. J'avoue qu'il ne manque pas de malheurs réels, et que celui qui les attend ne tarde pas à avoir raison ; mais s'il y pense trop, il trouve de plus un mal certain et immédiat dans son corps inquiet ; et ce pressentiment aggrave la tristesse et ainsi se vérifie aussitôt ; c'est une porte d'enfer. Par bonheur la plupart en sont détournés par d'autres causes et n'y reviennent que dans la solitude oisive. Contre quoi ce n'est pas un petit remède de comprendre que l'on est toujours triste si l'on y consent. Par où l'on voit que l'appétit de mourir est au fond de toute tristesse et de toute passion, et que la crainte de mourir n'y est pas contraire. Il y a plus d'une manière de se tuer, dont la plus commune est de s'abandonner. La crainte de se tuer, jointe à l'idée fataliste, est l'image grossie de toutes nos passions, et souvent leur dernier effet. Dès que l'on pense, il faut apprendre à ne pas mourir.

Alain, Éléments de philosophie.

ALAIN, LES MALADES DE L’IMAGINATION

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16 janvier 2016 6 16 /01 /janvier /2016 09:21

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MARC-AURÈLE : DU BON USAGE DE L’EXISTENCE

Savoir quitter le navire quant vient l’heure

Marc Aurèle (Empereur philosophe, 121-180 ap JC)

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Propos d’un stoïcien : la pureté de mœurs

Il ne faut pas seulement considérer que la vie chaque jour se consume et que la part qui reste diminue d'autant. Mais il faut encore considérer ceci : à supposer qu'un homme vive longtemps, il demeure incertain si son intelligence restera pareille et suffira dans la suite à comprendre les questions et à se livrer à cette spéculation qui tend à la connaissance des choses divines et humaines. Si cet homme, en effet, vient à tomber en enfance, il ne cessera ni de respirer, ni de se nourrir, ni de se former des images, ni de se porter à des impulsions, ni d'accomplir toutes les autres opérations du même ordre ; mais la faculté de disposer de soi, de discerner avec exactitude tous nos devoirs, d'analyser les apparences, d'examiner même s'il n'est point déjà temps de sortir de la vie, et de juger de toutes les autres considérations de ce genre qui nécessitent une raison parfaitement bien exercée, cette faculté, dis-je, s'éteint la première. Il faut donc se hâter, non seulement parce qu'à tout moment nous nous rapprochons de la mort, mais encore parce que nous perdons, avant de mourir, la compréhension des questions et le pouvoir d'y prêter attention.

 

Il faut encore prendre garde à ceci : les accidents mêmes qui s'ajoutent aux productions naturelles ont quelque chose de gracieux et de séduisant. Le pain, par exemple, en cuisant par endroits se fendille et ces fentes ainsi formées et qui se produisent en quelque façon à l’encontre de l'art du boulanger, ont un certain agrément et excitent particulièrement l'appétit. De même, les figues, lorsqu'elles sont tout à fait mûres, s'entrouvrent : et, dans les olives qui tombent des arbres, le fruit qui va pourrir prend un éclat particulier. Et les épis qui penchent vers la terre, la peau du front du lion, l'écume qui s'échappe de la gueule des sangliers, et beaucoup d'autres choses, si on les envisage isolément, sont loin d'être belles, et pourtant, par le fait qu'elles accompagnent les œuvres de la nature, elles contribuent à les embellir et deviennent attrayantes. Aussi, un homme qui aurait le sentiment et l'intelligence profonde de tout ce qui se passe dans le Tout, ne trouverait pour ainsi dire presque rien, même en ce qui arrive par voie de conséquence, qui ne comporte un certain charme particulier. Cet homme ne prendra pas moins de plaisir à voir dans leur réalité les gueules béantes des fauves qu'à considérer toutes les imitations qu'en présentent les peintres et les sculpteurs. Même chez une vieille femme et chez un vieillard, il pourra, avec ses yeux de philosophe, apercevoir une certaine vigueur, une beauté tempestive, tout comme aussi, chez les enfants, le charme attirant de l'amour. De pareilles joies fréquemment se rencontrent, mais elles n'entraînent pas l'assentiment de tous, si ce n'est de celui qui s'est véritablement familiarisé avec la nature et ses productions.

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Savoir débarquer sans regrets

Hippocrate, après avoir guéri bien des maladies, tomba malade lui-même et mourut. Les Chaldéens, qui avaient prédit la mort d'un grand nombre d'hommes, ont été à leur tour saisis par le destin. Alexandre, Pompée, Caïus César, après avoir tant de fois détruit de fond en comble des villes entières et taillé en pièces en bataille rangée de nombreuses myriades de cavaliers et de fantassins, finirent eux aussi par sortir de la vie. Héraclite, après d'aussi savantes recherches sur l'embrasement du monde, l'intérieur rempli d'eau et le corps enduit de bouse, trépassa. La vermine fit mourir Démocrite, et une autre sorte de vermine, Socrate. Qu'est-ce à dire ? Tu t'es embarqué, tu as navigué, tu as accosté : débarque ! Si c'est pour entrer dans une autre vie, là non plus rien n'est vide de Dieux ; mais si c'est pour tomber dans l'insensibilité, tu cesseras d'avoir à supporter les peines et les plaisirs, d'être asservi à une enveloppe d'autant plus vile qu'est noble la partie de ton être qui est en servitude : l'une est intelligence et divinité ; l'autre, terre et sang mêlés de boue.

 

N'use point la part de vie qui te reste à te faire des idées sur ce que font les autres, à moins que tu ne vises à quelque intérêt pour la communauté. Car tu te prives ainsi d'une autre tâche, celle, veux-je dire, que tu négliges en cherchant à te faire une idée de ce que fait tel ou tel, du but qu'il se propose, de ce qu'il dit, de ce qu'il pense, de ce qu'il combine et de toutes les autres préoccupations de ce genre, qui t'étourdissent et t'écartent de l'attention que tu dois à ton principe directeur. Il faut donc éviter d'embrasser, dans l'enchaînement de tes idées, ce qui est aventureux et vain, et beaucoup plus encore ce qui est superflu et pernicieux. Il faut t'habituer à n'avoir que les seules idées à propos desquelles, si on te demandait soudain : « À quoi penses-tu maintenant ? » tu puisses incontinent répondre avec franchise : « À ceci et à cela. » De cette façon, on pourrait voir aussitôt et avec évidence, que tout en toi est simple, bienveillant, digne d'un être sociable, indifférent aux idées de volupté ou, pour tout dire en un mot, de jouissances, insensible encore à la haine, à l'envie, à la défiance et à toute autre passion dont tu rougirais, s'il fallait avouer que ton esprit la possède. Car un tel homme, qui ne néglige aucun effort pour se placer dès maintenant au rang des meilleurs, est comme un prêtre et un serviteur des Dieux, attaché aussi au service de Celui qui a établi sa demeure en lui, et ce culte préserve l'homme de la souillure des voluptés, le rend invulnérable à toutes les douleurs, inaccessible à toute démesure, insensible à toute méchanceté ; il en fait l'athlète du plus noble combat, de celui qui s'engage pour ne point se laisser abattre par aucune passion ; il l'immerge à fond dans la justice, et lui fait accueillir, de par toute son âme, les événements et tous les lots de son destin. Et jamais, hormis une nécessité impérieuse et d'intérêt commun, il ne cherche à se faire une idée de ce qu'un autre dit, fait ou pense. Il applique son activité aux seules choses qui le concernent, et il pense sans cesse que les choses qui sont de son particulier, sont filées avec celles qui constituent le Tout ; il s'acquitte honorablement des premières, et il est convaincu que les secondes sont bonnes, car le destin qui est attribué à chacun est impliqué dans l'ordre universel et implique cet ordre. Il se souvient aussi que tous les êtres raisonnables sont parents et qu'aimer tous les hommes est conforme à la nature de l'homme, qu'il ne faut pas tenir compte de l'opinion de la foule, mais de ceux-là seuls qui vivent conformément à la nature. Quant à ceux qui vivent autrement, il se souvient constamment de ce qu'ils sont, chez eux et hors de chez eux, le jour durant comme durant la nuit, et de quels gens ils font leur entourage. Il ne fait donc aucun cas de l'approbation de tels hommes, qui ne savent pas eux-mêmes se contenter par eux-mêmes.

 

 

  La liberté et la raison comme guides

N'estime jamais comme utile à toi-même ce qui t'obligera un jour à transgresser ta foi, à quitter la pudeur, à concevoir de la haine pour quelqu'un, à suspecter, à maudire, à dissimuler, à désirer ce qui a besoin de murs et de tentures. L'homme qui, avant tout, a opté pour sa raison, son génie et le culte dû à la dignité de ce génie, ne joue pas la tragédie, ne gémit pas et n'a besoin ni d'isolement ni d'affluence. Suprême liberté : il vivra sans rechercher ni fuir quoi que ce soit. Que son âme reste durant un plus ou moins long intervalle de temps enveloppée dans son corps, il ne s'en fait, de quelque façon que ce soit, aucun souci. S'il fallait, en effet, dès maintenant qu'il s'en aille, il partirait aussi dégagé que pour toute autre de ces besognes susceptibles d'être remplies avec décence et mesure. Le seul souci qu'il a durant sa vie entière est de garder sa pensée de toute façon d'être qui serait impropre à un être raisonnable et sociable.

 

[…]

 

Rejette donc tout le reste et ne t'attache qu'à ces quelques préceptes. Mais souviens-toi aussi que chacun ne vit que le moment présent, et que ce moment ne dure qu'un instant ; le reste, il a été vécu ou est dans l'incertain. Petit est donc le temps que chacun vit ; petit est le coin de terre où il le vit, et petite aussi, même la plus durable, est la gloire posthume ; elle ne tient qu'à la succession de ces petits hommes qui mourront très vite, sans se connaître eux-mêmes, bien loin de connaître celui qui mourut longtemps avant eux.

 

[…]

 

Si tu remplis la tâche présente en obéissant à la droite raison, avec empressement, énergie, bienveillance et sans y mêler aucune affaire accessoire ; si tu veilles à ce que soit toujours conservé pur ton génie intérieur, comme s'il te fallait le restituer à l'instant ; si tu rattaches cette obligation au précepte de ne rien attendre et de ne rien éluder ; si tu te contentes, en ta tâche présente, d'agir conformément à la nature, et, en ce que tu dis et ce que tu fais entendre, de parler selon l'héroïque vérité, tu vivras heureux. Et il n'y a personne qui puisse t'en empêcher.

 

Comme les médecins ont toujours sous la main les instruments et les fers nécessaires à donner des soins dans les cas urgents : de même, aie toujours prêts les principes requis pour la connaissance des choses divines et humaines et pour tout accomplir, même l'action la plus insignifiante, en homme qui se souvient de l'enchaînement réciproque de ces deux sortes de choses. Car tu ne saurais bien faire aucune chose humaine, sans la rapporter en même temps aux choses divines, et inversement.

 

Ne t'écarte plus. Tu n'es pas en situation de relire tes Mémoires, ni les gestes antiques des Romains et des Grecs, ni les extraits d'ouvrages que tu réservais pour ta vieillesse. Hâte-toi donc au but; renonce aux vains espoirs et porte-toi secours, si tu as, tant que c'est possible encore, quelque souci de toi-même.

 

On ne sait pas combien d'acceptions ont ces mots : voler, semer, acheter, rester en repos, voir ce qu'il faut faire ; cela ne s'acquiert point avec les yeux, mais par le moyen d'une certaine autre vue.

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Corps, âme, intelligence. Au corps, les sensations ; à l'âme, les impulsions ; à l'intelligence, les principes. Etre impressionné par une représentation appartient même aux brutes ; être mû comme par des fils par les impulsions appartient aux fauves, aux efféminés, à Phalaris et à Néron. Mais avoir l'intelligence pour se guider vers ce qui paraît être de notre devoir, appartient même à ceux qui nient les Dieux, délaissent leur patrie et agissent lorsqu'ils ont clos les portes. Si donc tout le reste est commun aux êtres que j'ai dits, ce qui reste en propre à l'homme de bien est d'aimer et d'accueillir avec satisfaction les accidents fortuits et les événements filés en même temps que son destin, de ne jamais embrouiller ni abasourdir par une foule d'images le génie intérieur qui réside au fond de sa poitrine, mais de le conserver dans la sérénité… sans proférer une parole contraire à la vérité, sans jamais rien faire à l'encontre de la justice. Et, même si tous les hommes se refusent à croire qu'il vit avec simplicité, réserve et débonnaireté, il ne s'irrite contre personne, et il ne dévie pas de la route qui mène au terme de la vie, terme qu'il faut atteindre en étant pur, calme, dégagé, et en s'accommodant sans violence à sa destinée.

Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même.

 

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9 janvier 2016 6 09 /01 /janvier /2016 08:59

TRADITIONS, CULTURES ET RELIGION : REMISE EN CAUSE OU NOUVELLE VISION ? QUEL PRÉSAGE POUR DEMAIN ?

Pays-Bas et Gambie, à l’endroit ou à l’envers ?

Pays-Bas : une tradition populaire et séculaire

La Saint-Nicolas est la tradition la plus fêtée aux Pays-Bas, où elle est sans doute la plus populaire, entraînant enfants, jeunes et moins jeunes dans une kermesse joyeuse et bon enfant, de novembre à décembre.

C’est que Saint-Nicolas, distributeur de cadeaux attendus, n’arrive jamais seul. Il est accompagné d’un ou plusieurs serviteurs noirs, répondant au nom de « Pierre le Noir », l’équivalent du « Père Fouettard » en France.

La présence de Pierre le Noir aux côtés de Saint-Nicolas date du XIXe siècle. Les images restent les mêmes : Saint-Nicolas apparaît entouré de ses acolytes noirs, affublés d’un costume médiéval et coiffés d’une perruque afro sous un chapeau.

Mais, depuis le début de ce XXIe siècle, cette tradition ne fait plus l’unanimité dans le pays. Mieux, elle crée une polémique virulente et des débats passionnés dans tout le pays entre partisans et opposants à cette coutume festive.

Pour les opposants, ces images rappellent le temps où les Néerlandais exploitaient des esclaves dans leurs colonies. De nombreuses manifestations dans les grandes villes comme dans les petites communes du pays sont le signe que l’affrontement entre partisans et opposants n’est pas prêt de faiblir. Les rangs des opposants les plus irréductibles sont composés essentiellement de citoyens néerlandais ou d’étrangers originaires du Surinam, de Curaçao, aux Antilles, pour qui l’image de Pierre le Noir est « raciste et dégradante ».

Pierre le Noir contesté

Tous les ans désormais, entre fin novembre et fin décembre, les cortèges de manifestants et les débats reparaissent, pour ou contre cette tradition ; et les arguments restent les mêmes, mêlant histoire et fêtes, opposant désir du maintien de la tradition et volonté de changement.

En 2013, les opposants firent circuler une pétition qui recueillit plus de 2 millions de signatures en moins de 48 heures. Et, depuis cette date, les débats restent également animés au Parlement.

Ce dernier dépêcha une délégation auprès de l’ONU pour expliquer le caractère populaire et historique de cette tradition multiséculaire, apparemment sans grand succès.

La fracture nationale

Faute de consensus national, villes et communes agissent chacune selon leur inspiration.

De nombreuses petites communes font de la résistance, ne voyant rien de raciste dans cette manifestation populaire. Au contraire, la plupart des grandes villes, comme La Haye ou Utrecht, ont remplacé Pierre le Noir par une version « neutre », avec des visages peints en d’autres couleurs, ou en interdisant la présence de Pierre le Noir traditionnel dans les établissements scolaires comme c’était le cas auparavant. De même les représentations diplomatiques néerlandaises à l’étranger adaptent désormais cette coutume au pays de leur implantation.

La querelle interne a pris une dimension internationale. Des plaintes furent déposées auprès du Haut commissariat aux Droits de l’Homme des Nations unies, lequel diligenta une enquête dans le pays. Pour ces enquêteurs, la tradition néerlandaise est une « fête raciste » qui perpétue « une vision stéréotypée du peuple africain et des personnes d’origine africaine ». Pour résoudre le problème, elle préconisa une consultation nationale.

 

 

La Gambie, à rebours

La Gambie, ancienne colonie britannique, enclavée au sud du Sénégal et peuplée d’environ 2 millions d’habitants, est dirigée depuis 1994, par Yahya Jameh, arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’État militaire. Le pays est depuis, soumis à un régime autocratique qui détruit, peu à peu, le peu d’acquis démocratique chichement octroyé aux populations depuis l’indépendance en 1965. Après avoir déclaré la guerre à ceux qu’il qualifie de « droitdelhommistes » [= défenseurs de droits de l’homme] à qui il intima l’ordre de quitter le pays, il annonça brutalement, en 2013, le retrait de son pays du Commonwealth qu’il qualifia d’organisation de « colonisation », sans doute lassé des rappels à l’ordre répétés de cette instance au sujet de la brutalité de sa politique à l’égard de ses nationaux et la violation systématique des Droits de l’homme.

Un nouveau palier est franchi dans la gouvernance autocratique depuis le mardi 5 janvier 2016, jour où le président gambien décréta l’obligation du port du voile pour toutes les femmes fonctionnaires, ce, à tous les échelons de l’administration. Ces femmes ont désormais l’obligation de « couvrir leurs cheveux avec un foulard sur leurs lieux de travail ».

Aucune raison ni explication ne fut donnée pour justifier un tel changement, sauf cette déclaration du président :

« Le destin de la Gambie est dans les mains d’Allah. À partir d’aujourd’hui, la Gambie est un État islamique. Nous sommes un État islamique qui respectera les Droits des citoyens. »

 

(Aucun référendum ne fut envisagé).

 

"Tel prince, telle religion"

 

Et la terre continue de tourner !

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3 janvier 2016 7 03 /01 /janvier /2016 08:36

TRADITIONS, CULTURES ET RELIGION : REMISE EN CAUSE OU NOUVELLE VISION ? QUEL PRÉSAGE POUR DEMAIN ?

Paris, Amsterdam, Mogadiscio (Somalie) : avancées ou reculs ?

Laïcité en débat, hier et demain…

L’Association des maires de France (AMF) a sans doute ouvert la boîte de Pandore, en considérant la présence de crèches de Noël dans les mairies comme « non compatible avec la laïcité », et réclamé le vote d’une loi permettant une clarification à ce sujet.

Au-delà des crèches, cette association a élaboré un « guide de bonne conduite » concernant également les cantines à l’école, les sorties scolaires, les signes religieux dans l’espace public, l’égalité filles garçons, destiné aux élus locaux, afin de les aider à résoudre les questions posées dans ces différents domaines, en rapport avec la laïcité.

 

Cette prise de position des maires de France est diversement appréciée et soulève un nouveau débat dans le pays autour de la laïcité, ce qui laisse à penser que la question de la laïcité reste un sujet éminemment à débat, et qui n’est sans doute pas prêt de cesser de l’être.

 

Sur le fond, cette initiative des maires fait-elle avancer ou reculer la cause de la laïcité en France ?

Amsterdam

   Sémantique et histoire, la révolution des mots ?

 

Initiative inédite

Le Rijksmuseum d’Amsterdam, le plus grand musée des Pays-Bas, a pris l’initiative de changer toutes les notes explicatives et les titres des 22 000 œuvres d’art qu’il renferme depuis des siècles, afin de supprimer tous les termes à connotation péjorative ou dévalorisante. Autrement dit, bannir définitivement des mots hérités de la période coloniale « fabriqués » par les colonisateurs pour désigner certains peuples.

Les mots les plus concernés par cette « révolution muséographique » et sémantique sont : Indiens, mahométans, nègre, nain, hottentot… Ce ne sont pas des noms authentiques, mais « des surnoms » selon la directive du département d’histoire du musée, Martine Gosselink, à l’origine de cette décision spectaculaire et inattendue. Elle précise la philosophie de son acte :

« Il s’agit de ne pas utiliser les surnoms donnés par les Blancs aux autres. Nous, les Néerlandais sommes parfois appelés « têtes de fromage ». Nous n’aimerions pas aller dans un musée et nous voir décrits comme têtes de fromage ! C’est exactement ce que nous ne voulons pas faire ici. »

Cela nécessite la « répudiation » de mots ainsi catalogués et la reformulation de la présentation des œuvres.

Ainsi le tableau de Simon Maris titré « Jeune négresse » est rebaptisé « Jeune fille à l’éventail ».

Évolution ou révolution, quel impact ?

Comme en France, la proposition de l’Association des maires de France concernant les crèches en mairies, aux Pays-Bas aussi, les avis sont partagés au sujet de l’initiative du Rijksmuseum d’Amsterdam. Les opposants au changement de nom de tableaux et l’interdiction de mots mis à l’index évoquent la nécessité de maintenir les appellations d’origine car elles « correspondent à la réalité d’une époque ».

 

Pourquoi ne pas prendre comme arbitres de cette controverse sémantique à consonance historique, les intéressés eux-mêmes : les peuples d’Asie, d’Afrique, d’Orient… ? Recueillir leurs avis, leurs visions de cette question. En France, il existe bien l’expression « tête de nègre » pour désigner une pâtisserie ! qu’en pensent les Noirs d’Afrique ou d’ailleurs ?

Un référendum sur cette question pouvant amener les peuples concernés à se prononcer par rapport à l’initiative du musée d’Amsterdam ne serait sans doute pas dénué de sens, ni sans intérêt.

tête de nègre
tête de nègre

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Révolution des mots ou révolution dans les esprits ?

Si cette révolution des mots pouvait aller de pair avec une révolution dans les esprits, en Afrique, en Europe et ailleurs dans le monde, et aboutir à une vision commune du passé et du présent, on aura fait un pas décisif vers la rencontre des hommes ainsi que vers la paix des mémoires ; bref, une réconciliation à l’échelle planétaire.

Avant il faut éveiller la conscience des peuples concernés par l’initiative du musée d’Amsterdam, et les inciter à porter un regard à la fois critique et constructif sur un épisode marquant de leur histoire, ce qui donnerait plus de sens à l’initiative audacieuse et novatrice de la directrice du Département d’histoire du musée néerlandais dont la visée humaniste serait ainsi confortée.

Somalie

    À rebours. En Somalie, de l’ouverture à la fermeture

 

Noël et le Nouvel An bannis

Le gouvernement somalien décrète :

« À partir du 23 décembre 2015, la célébration de Noël et celle du nouvel An sont interdites sur toute l’étendue du territoire somalien.

Toutes les festivités et tous les événements liés à ces fêtes sont contraires à la culture islamique et pourraient nuire à la communauté musulmane. »

Il serait là aussi souhaitable de consulter le peuple somalien dans son ensemble, au moyen d’un référendum démocratiquement organisé, afin de s’assurer que cette décision gouvernementale émane de l’ensemble du peuple somalien. La Somalie n’est pas le seul pays à prendre une telle mesure. En effet, le gouvernement du Tadjikistan et celui de Brunei ont également banni la célébration de Noël et du nouvel An sur leur territoire.

Un monde divers, qui ne semble pas marcher vers le même horizon : certains avançant, d’autres reculant.

 

Ainsi va notre monde, entre avancées et reculs, ouverture et fermeture, détente et crispation.

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3 janvier 2016 7 03 /01 /janvier /2016 08:26

 

VISITEURS DU BLOG

À TOUTES

ET

À TOUS

 

BONNE ET HEUREUSE ANNÉE

2016

 

NB : Un nouvel article toutes les fins de semaine pour

Communiquer

Échanger

Vos réflexions et/ou commentaires  sont les bienvenus

Il y a tant à apprendre les uns des autres !

                                                                                   T.D.

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19 décembre 2015 6 19 /12 /décembre /2015 08:15
ALAIN, LA COLÈRE : ORIGINES ET MANIFESTATIONS. DISSECTION

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ALAIN, LA COLÈRE : ORIGINES ET MANIFESTATIONS.

DISSECTION

Alain (Émile Chartier dit), philosophe français, 1868-1951)

La colère, origines et manifestations

La colère naît souvent de la peur. La première occasion d'agir ou seulement de parler oriente alors toute l'agitation musculaire ; mais il reste dans l'action quelque chose du tremblement de la peur ; tous les muscles y concourent, et l'agitation est encore augmentée par ses propres effets, comme on voit si bien dans l'enfant qui crie de toutes ses forces, et crie encore plus par le mal qu'il se donne et par le bruit qu'il entend. Est-ce ici peur ou colère ? On ne sait ; les deux sont mêlés. Chez l'homme fait il y a toujours, dans toute colère, une certaine peur de soi-même, et en même temps un espoir de soulagement comme si la colère nous déliait ; et elle nous délie, si elle tourne à l'action. Mais souvent elle se dépense en gestes et en paroles, non sans éloquence quelquefois. On n'en peut alors juger par le dehors ; car une action vive et difficile offre souvent tous les signes de la colère ; mais les effets supposent de la clairvoyance et une certaine maîtrise de soi, ce qui faisait dire à Platon que la colère peut être au service du courage, comme le chien est au chasseur.

La colère, mauvaise cavalière ?

Mais la colère n'est pourtant point à mes ordres, comme sont mes jambes, mes bras, ma langue ; et chacun sent bien que la colère l'entraîne toujours plus loin qu'il ne voudrait. Peut-être y a-t-il aussi dans la colère, dès qu'elle n'est plus seulement convulsion ou crise de nerfs, bien plus de comédie qu'on ne l'avoue. On apprend à se mettre en colère et à conduire sa colère comme on apprend à faire n'importe quoi.

Peut-être y a-t-il colère dès que l'on agit en pensant à soi, j'entends sans savoir exactement ce que l'on peut faire en laissant aller toute sa force. Il y a des mouvements que l'escrimeur sait faire ; mais, pour forcer un peu la vitesse et en quelque sorte pour se dépasser lui-même, il faut qu'il délivre l'animal, à tous risques. C'est comme une colère d'un court moment, d'abord préparée par l'attitude et les mouvements, et puis lâchée comme un coup de fusil. Mais il est d'expérience aussi que les mouvements laissés à la colère se dérèglent bientôt. Aussi voit-on que la colère éloquente va par courts accès, interrompus par la réflexion et la reprise de soi. Au reste il est clair que, dès que l'on fait une action nouvelle, on ne sait pas si on la fera, ni comment. Aussi la peur précède la vraie improvisation, et la colère l'accompagne toujours.

Colère et mensonge

Il y aurait donc un peu de colère toutes les fois que, sans prévoir assez, nous osons. Agir malgré la peur, c'est peut-être la colère même. Cela peut être observé dans les conversations de société ; le moindre frémissement de colère, ou, si l'on veut, d'éloquence dans la voix fait dresser l'oreille aux détourneurs, qui y remédient par quelque occasion innocente de faire rire. C'est que la colère est le signe qu'on improvise, que l'on dit quelque chose de nouveau dont on ne voit pas les suites. Vouloir dire ce qu'on n'ose pas dire, et se mettre en colère, c'est tout un. La rougeur du visage, commune au timide et au menteur, est peut-être une colère rentrée. La colère est souvent la suite d'un long mensonge de politesse ; après la peur qui se tait, c'est la peur qui parle. Mais observez bien que j'entends non pas la peur d'un mal bien défini, mais la peur de l'imprévu, aussi bien dans ce que l'on fera. C'est pourquoi on voit tant de colères dans l'amour vrai, où la crainte de blesser ou de déplaire fait qu'on ne s'y risque qu'avec fureur. Aussi, quelque effet que l'on me fasse voir, je crois difficilement à la haine ; l'amour et la crainte expliquent assez nos crimes.

ALAIN, LA COLÈRE : ORIGINES ET MANIFESTATIONS. DISSECTION

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ALAIN, LA COLÈRE : ORIGINES ET MANIFESTATIONS. DISSECTION

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La haine, effet ou cause de la colère ?

La colère serait donc toujours peur de soi, exactement peur de ce que l'on va faire, et que l'on sent qui se prépare. Aussi a-t-on souvent de la colère contre ceux qui vous donnent occasion de dissimuler ; le frémissement se connaît alors dans les paroles les plus ordinaires. L'indiscrétion par elle-même offense. Et peut-être l'offense n'est-elle jamais que dans l'imprévu. La colère est donc liée de mille manières à la politesse. Même laissant cette colère qui va avec l'action, et qui est presque sans pensée, je dirais bien que la vraie colère naît de cette contrainte que chacun s'impose en société, par crainte des gestes et des paroles. L'on comprend ainsi comment la colère peut être sans mesure pour de petites causes ; car ce qui met en colère, c'est que l'on se craint soi-même longtemps. Aussi je prends la haine comme étant plutôt l'effet que la cause de la colère. Haïr, c'est prévoir qu'on s'irritera. C'est pourquoi souvent l'on n'arrive pas à avoir de la haine, quoiqu'on trouve des raisons d'en avoir, comme aussi on trouve difficilement des raisons de la haine qui ne soient point faibles à côté. Comprendre cela, ce n'est pas de petite importance pour la paix du cœur. Il est difficile de se garder de la colère, mais de la colère à la haine, c'est un saut que le sage ne fait point.

Alain, Éléments de philosophie.

ALAIN, LA COLÈRE : ORIGINES ET MANIFESTATIONS. DISSECTION

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