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9 avril 2017 7 09 /04 /avril /2017 07:30

LA POLICE DES NOIRS EN FRANCE AU XVIIIe SIÈCLE

SOUS LOUIS XV ET LOUIS XVI 

 

 

Comment interdire l’entrée du royaume aux Noirs et gens de couleur ?

Une remise en question inattendue

 

Une tâche difficile à laquelle se consacrent les successeurs du Roi-Soleil

La première difficulté résulte sans doute de la nouveauté de la mesure d’interdiction d’entrée et de séjour de cette catégorie de la population alors communément désignée par les termes de noirs et gens de couleur.

Une autre difficulté vient aussi de l’avantage que certains Français trouvaient dans la présence, dans le pays, de ces  noirs et gens de couleur.

Par ailleurs, cette France de la deuxième moitié du 18e siècle est aussi celle des Lumières, des philosophes, où naissent et s’épanouissent les notions de droit, justice, liberté…

Alors que les Noirs de France avaient jusque-là bénéficié de la coutume en vigueur dans le royaume depuis l’édit de Louis X le Hutin, du 3 juillet 1315, qui, après avoir rendu leur liberté aux serfs du domaine royal, interdit toute forme de servitude dans le pays, se heurtèrent soudain à une mesure contraire, leur déniant toute liberté dans ce même royaume.

Les termes de l’édit de 1315 étaient cependant sans équivoque sans son libellé :

Selon le droit de nature, chacun doit naître franc… considérant que notre royaume est dit royaume des Francs, et voulant que la chose en vérité soit accordant au nom, et que la condition des gens amande  de nous…

En termes clairs : on naît libre de par la nature ; et toute personne privée de liberté devient libre dès l’instant où elle foule le sol du pays des Francs.

 

Cette coutume ne concernait pas cependant les esclaves vivant hors du royaume, y compris ceux des colonies françaises d’outre-mer. Il suffisait cependant à un esclave voulant recouvrer sa liberté, de se rendre en métropole pour être aussitôt affranchi s’il était esclave auparavant.

 

 

Antinomie : franc et servitude

En conformité avec cette règle, Louis XIV a longtemps bataillé contre les gros planteurs de retour en France (ou en vacances) avec leurs esclaves, qui, de par la coutume ancienne du royaume, étaient déclarés libres. [Voir article de mon blog : Noirs et Africains en France sous les successeurs de Louis XIV, daté du 21 novembre 2011]

 

Louis XIV mourut en 1715. Dès l’avènement de Louis XV (Régence), le nouveau règne crée une police des Noirs en 1716 (édit de 1716), qui sera suivi de bien d’autres édits, sous ce règne et  sous celui de Louis XVI. Cet édit et les suivants durcissent la loi ainsi que la répression contre les récalcitrants, le tout culminant dans l’édit du 9 août 1777 dit Déclaration du roi. Il interdit l’entrée eu royaume à tous les gens de couleur, sauf aux domestiques, et ordonne l’expulsion de ceux qui s’y trouvent.

 

 

Déclaration du roi, 9 août 1777

Déclaration de 1777 sur le séjour des esclaves en France

Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre : à tous, présents et à venir, salut. Par nos lettres patentes du 3 septembre dernier, nous avons ordonné qu’il serait sursis au jugement de toutes causes ou procès concernant l’état des noirs de l’un ou de l’autre sexe, que les habitants de nos colonies ont amenés avec eux en France pour leur service ; nous sommes informés aujourd’hui que le nombre des noirs s’y est tellement multiplié, par la facilité de la communication de l’Amérique avec la France, qu’on enlève journellement aux colonies cette portion d’hommes la plus nécessaire pour la culture des terres, en même temps que leur séjour dans les villes de notre royaume, surtout dans la capitale, y cause les plus grands désordres ; et, lorsqu’ils retournent dans les colonies, ils y portent l’esprit d’indépendance et d’indocilité, et y deviennent plus nuisibles qu’utiles. Il nous a donc paru qu’il était de notre sagesse de déférer aux sollicitations des habitants de nos colonies, en défendant l’entrée de notre royaume à tous les noirs. Nous voulons bien cependant ne pas priver ceux desdits habitants que leurs affaires appellent en France, du secours d’un domestique noir pour les servir pendant la traversée, à la charge toutefois que lesdits domestiques ne pourront sortir du port où ils auront été débarqués, que pour retourner dans la colonie d’où ils auront été amenés. Nous pourvoirons aussi à l’état des domestiques noirs qui sont actuellement en France. Enfin, nous concilierons, par toutes ces dispositions, le bien général de nos colonies, l’intérêt particulier de leurs habitants, et la protection que nous devons à la conservation des mœurs et du bon ordre dans notre royaume.

A ces causes, etc.

Article 1. – Faisons défenses expresses à tous nos sujets, de quelque qualité et condition qu’ils soient, mêmes à tous étrangers, d’amener dans notre royaume, après la publication et enregistrement de notre présente déclaration, aucun noir, mulâtre, ou autres gens de couleur de l’un ou de l’autre sexe, et de les y retenir à leur service ; le tout à peine de 3.000 livres d’amende, même de plus grande peine s’il y échoit.

Article 2. – Défendons pareillement, sous les mêmes peines, à tous noirs, mulâtres ou autres gens de couleur de l’un ou de l’autre sexe, qui ne serait point en service, d’entrer à l’avenir dans notre royaume, sous quelque cause et prétexte que ce soit.

Article 3. – Les noirs ou mulâtres qui auraient été amenés en France, ou qui s’y seraient introduits depuis ladite publication, seront, à la requête de nos procureurs ès sièges des amirautés, arrêtés et reconduits dans le port le plus proche, pour être ensuite rembarqués pour nos colonies, à nos frais, suivant les ordres particuliers que nous ferons expédier à cet effet.

Article 4. – Permettons néanmoins à tout habitant de nos colonies qui voudra passer en France, d’embarquer avec lui un seul noir ou mulâtre de l’un et de l’autre sexe, pour le servir pendant la traversée, à la charge de le remettre, à son arrivée dans le port, au dépôt qui sera à ce destiné par nos ordres, et y demeurer jusqu’à ce qu’il puisse être rembarqué ; enjoignons à nos procureurs des amirautés du port où lesdits noirs auraient été débarqués, de tenir la main à l’exécution de la présente disposition, et de les faire rembarquer sur le premier vaisseau qui fera voile dudit port pour la colonie de laquelle ils auront été amenés.

Article 5. – Les habitants desdites colonies, qui voudront profiter de l’exception contenue en l’article précédent, seront tenus, ainsi qu’il a toujours été d’usage dans nos colonies, de consigner la somme de 1.000 livres, argent de France, ès mains du trésorier de la colonie, qui s’en chargera en recette, et de se retirer ensuite par devers le gouverneur général ou commandant dans ladite colonie, pour en obtenir une permission qui contiendra le nom de l’habitant, celui du domestique noir ou mulâtre qu’il voudra emmener avec lui, son âge et son signalement ; dans laquelle permission la quittance de consignation sera visée, à peine de nullité, et seront lesdites permission et quittance enregistrées au greffe de l’amirauté du lieu du départ.

Article 6. – Faisons très expresses défenses à tous officiers de nos vaisseaux de recevoir à bord aucun noir ou mulâtre ou autres gens de couleur, s’ils ne leur représentent ladite permission duement enregistrée, ainsi que la quittance de consignation ; desquelles mention sera faite sur le rôle d’embarquement.

Article 7. – Défendons pareillement à tous capitaines de navire marchand de recevoir à bord aucun noir, mulâtre ou autres gens de couleur, s’ils ne leur représentent la permission enregistrée, ensemble ladite quittance de consignation, dont mention sera faite dans le rôle d’embarquement ; le tout à peine de 1.000 livres d’amende pour chaque noir ou mulâtre, et d’être interdits pendant trois ans de toutes fonctions, même du double desdites condamnations en cas de récidive ; enjoignons à nos procureurs ès sièges des amirautés du lieu de débarquement, de tenir la main à l’exécution de la présente disposition.

Article 8. – Les frais de garde desdits noirs dans le dépôt, et ceux de leur retour dans nos colonies, seront avancés par le commis du trésorier général de la marine dans le port, lequel en sera remboursé sur la somme consignée en exécution de l’article 5 ci-dessus ; et le surplus ne pourra être rendu à l’habitant, que sur le vu de l’extrait du rôle du bâtiment sur lequel le noir ou mulâtre domestique aura été rembarqué pour repasser dans les colonies, ou de son extrait mortuaire, s’il était décédé : et ne sera ladite somme passée en dépenses aux trésoriers généraux de notre marine, que sur le vu desdits extraits en bonne et due forme.

Article 9. – Ceux de nos sujets, ainsi que les étrangers, qui auront des noirs à leur service, lors de la publication et enregistrement de notre présente déclaration, seront tenus dans un mois, à compter du jour de la dite publication et enregistrement, de se présenter par devant les officiers de l’amirauté dans le ressort de laquelle ils sont domiciliés, et, s’il n’y en a pas, par devant le juge royal dudit lieu, à l’effet d’y déclarer les noms et qualités des noirs, mulâtres, ou autres gens de couleur de l’un et de l’autre sexe qui demeurent chez eux, le temps de leur débarquement, et la colonie de laquelle ils ont été exportés : voulons que, passé ledit délai, ils ne puissent retenir à leur service lesdits noirs que de leur consentement.

Article 10. – Les noirs, mulâtres, ou autres gens de couleur, qui ne seraient pas en service au moment de ladite publication, seront tenus de faire, aux greffes desdites amirautés, ou juridictions royales, et dans le même délai, une pareille déclaration de leurs noms, surnom, âge, profession, du lieu de leur naissance, et de la date de leur arrivée en France.

Article 11. – Les déclarations prescrites par les deux articles précédents seront reçues sans aucun frais, et envoyées par nos procureurs èsdit sièges, au secrétaire d’État ayant le département de la marine, pour, sur le compte qui nous en sera rendu, être par nous ordonné ce qu’il appartiendra.

Article 12. – Et attendu que la permission que nous avons accordée aux habitants de nos colonies par l’article 4 de notre présente déclaration, n’a pour objet que leur service personnel pendant la traversée, voulons que lesdits noirs, mulâtres ou autres gens de couleur demeurent, pendant leur séjour en France, et jusqu’à leur retour dans les colonies, en l’état où ils étaient lors de leur départ d’icelles, sans que ledit état puisse être changé par leurs maîtres, ou autrement.

Article 13. – Les dispositions de notre présente déclaration seront exécutées nonobstant tous édits, déclarations, règlements, ou autres à ce contraires, auxquels nous avons dérogé et dérogeons expressément.

Si donnons en mandement à nos amés et féaux conseillers, les gens tenant notre cours de parlement à Paris, etc.

Donné à Versailles, le 9 août 1777

 

Une population partagée

Pour une application stricte de la nouvelle loi, la police sévit de façon extrêmement brutale contre les Noirs et gens de couleur. Des situations et droits acquis de longue date sont remis en cause. Cette déclaration du roi décide la création de lieux de regroupement de Noirs dans des dépôts dénommés dépôts de Noirs, situés dans les ports, en vue d’expulser tous les Noirs vers les îles d’Amérique, sans aucune considération de leur pays d’origine. Ainsi, un Noir originaire de Martinique pouvait se retrouver en Guadeloupe, un Noir originaire de Madagascar en Martinique…

Le dépôt le plus important fut implanté à Brest.

Photographie, Y. Le Douget

in Annick Le Douget, Juges, Esclaves et Négriers en Basse-Bretagne, 1750-1780, l’émergence de la conscience abolitionniste.

 

 

La population est quelque peu désemparée, perplexe.

Les autorités royales, avec la police des Noirs, sont les seules engagées avec détermination et zèle dans ces opérations ; la population, elle, est désemparée, perplexe.

En effet, durant toute la période du règne de ces deux monarques, jusqu’à la Révolution qui mit fin à la police des Noirs, l’attitude de la population fut partagée, de l’étonnement à l’attentisme, puis pour  une fraction, à la résistance et à la désobéissance à la volonté royale.

Ces sentiments mêlés se retrouvent dans l’avis  du Chevalier de Boufflers, ancien gouverneur du Sénégal.

 

Chevalier de Boufflers

Stanislas Jean de Boufflers, marquis de Remiencourt, plus souvent appelé le Chevalier de Boufflers (1738-1815), poète français.

Destiné à l’Église, il refuse d’entrer dans les ordres et opte pour la carrière militaire. Il devient gouverneur du Sénégal en 1785. C’est lui qui a fait de Gorée la capitale de la colonie française du Sénégal qui le restera jusqu’en 1929.

Revenu en France en 1788, il se remet à la poésie. En 1789, envoyé aux États Généraux, à Versailles, au début de la Révolution, il s’y montre enthousiaste et fervent partisan des idées nouvelles. Mais, effrayé par le tourbillon de la Révolution, il émigre après le 10 août 1792, date de la chute de la royauté.

De retour en France en 1800, il se retire dans ses terres et se consacre à la poésie.

 

 

Des arguments caractéristiques d’une situation

Les propos du Chevalier de Boufflers pourraient se résumer ainsi : Il faut les renvoyer du royaume, mais, ils peuvent être utiles à la France.

Sa lettre adressée au responsable de la police des Noirs en 1778, commence par exposer les principales raisons qui militent contre l’introduction des Noirs sur le sol de France, avant un plaidoyer bien argumenté pour montrer le contraire.

A Monsieur le Comte

Principales raisons contre l'introduction des Nègres en France :

1°- Ils prennent en France un esprit indépendant qui devient d'un exemple dangereux et qui a de mauvaises suites à leur retour dans les colonies.

- On trouve dans ces colonies tous les moyens nécessaires pour leur donner l'éducation dont ils peuvent avoir besoin sans qu'on soit obligé de les emmener en France.

- Il faut prévenir les mariages mixtes et le mélange des couleurs.

Motifs pour faire quelques exceptions en faveur de la colonie du Sénégal :

1°- Il est en général d'une sage prévoyance de s'opposer à l'introduction des Nègres en France à cause de l'indiscipline et de l'insolence que les esclaves d'Amérique contractent dans leurs voyages et des suites fâcheuses qui en résultent à leur retour dans les colonies.

Mais, ces raisons sont absolument étrangères à la colonie du Sénégal. Si je propose de faire venir quelques Noirs pour un temps limité, ce ne sont que des habitants libres, et ce n'est que dans l'intérêt de leur donner un commencement d'éducation au service du roi et au commerce de la nation dans nos établissements sur la Côte d'Afrique. Cet objet est d'autant plus intéressant qu'il est presque impossible, dans l'état actuel des choses d'avoir dans ce pays là de bons facteurs et de bons directeurs de comptoirs. Les naturels du pays, par ignorance et leurs vices en sont absolument incapables. Les Blancs de leur côté n'y sont point propres...

- S'il existe dans les colonies d'Amérique assez de maîtres en tout genre pour former les nègres aux talents et aux métiers dont ils sont susceptibles, il n'en est pas de même dans la concession française en Afrique... A l'utilité de cette éducation se joint celle de faire prendre à ces noirs une idée de nos mœurs, de nos arts, de notre luxe, de notre politesse pour qu'une fois retournés dans leurs pays, ils y fixent les regards et l'attention de leurs compatriotes...

Les enfants qui résulteraient de la débauche qu'on prévoit, seraient assez reconnaissables pour ne tromper aucun regard et peuvent au bout de deux ans, être renvoyés dans nos colonies d'Amérique... (Archives Nationales).

 

Rien n’y fait. Les conditions d’application de la Déclaration de 1777 renforcées par celles de l’édit de 1778, ne laissent aucun répit aux personnes concernées, Louis XVI voulant une stricte application de sa volonté.

Pour les esclaves amenés à Paris, la permission délivrée par les administrateurs sera enregistrée au greffe du siège de la Table de Marbre à Paris ; il faudra indiquer d'une manière précise le métier et le maître chargé d'instruire les esclaves (article 3). Les esclaves devant apprendre un métier ne pourront être gardés plus de trois ans en France ; sinon, ils seront confisqués au profit du roi (article 6) ; "les habitants des colonies qui voudront s'établir dans notre royaume ne pourront y garder dans leurs maisons aucuns esclaves de ni l'un ni l'autre sexe, quand bien même ils n'auront pas vendu leurs habitations dans leurs colonies..."(article 7). Pour chaque Nègre non renvoyé, outre qu'il sera confisqué, le maître devra payer 1 000 livres, somme consignée d'avance pour obtenir la permission de l'emmener (article 8). Quant à ceux qui sont actuellement en France, les maîtres seront tenus d'en faire dans trois mois la déclaration au siège de l'Amirauté, en s'engageant en même temps à les renvoyer dans un an (article 9). "Les esclaves nègres qui auront été emmenés en France ne pourront s'y marier, même du consentement de leurs maîtres, nonobstant ce qui est porté par l'article 7 de notre Edit du mois d'Octobre 1716, auquel nous dérogeons quant à ce "article 10". Dans aucun cas, ni sous quelque prétexte que ce puisse être, les maîtres qui auront emmené en France des esclaves de l'un ou de l'autre sexe ne pourront les y affranchir que par testament ; et les affranchissements ainsi faits ne pourront avoir lieu qu'autant que le testateur décidera avant l'expiration des délais dans lesquels les esclaves emmenés en France doivent être renvoyés dans les colonies (article 11). Enfin, il est prescrit d'élever les esclaves dans la religion catholique, apostolique et romaine. (Archives Nationales).

 

 

Les Indésirables

Les méthodes et moyens utilisés à la fois contre les Noirs et gens de couleur et contre les Français réfractaires ou militants actifs opposés à la volonté royale, sont de plus en plus nombreux et considérablement durcis.

Parmi les moyens utilisés : la pression chaque jour plus accrue contre les Français qui contestent la loi d’expulsion : aristocrates, marins établis, parlements, surtout le Parlement de Paris et celui de Bretagne, membres de l’Église : prêtres, curés…

Le comptage des Noirs fut aussi un de ces moyens. Obligation était faite à chaque localité ou ville de donner le nombre de Noirs qui y résidaient, avec indication de l’identité, sexe, âge, adresse…Très souvent, les chiffres fournis par les habitants étaient considérablement minorés. Certains s’y refusaient, s’exposant ainsi aux sanctions encourus.

L’Église se trouvait parfois face à des situations des plus cocasses : une des raisons principales de son entrée en dissidence par rapport à la volonté royale, fut l’interdiction du mariage entre des Noirs entre eux, et entre Noirs et Blancs.

En effet, une ordonnance du roi datée du 5 avril 1778, complétant la Déclaration de 1777, précise :

Sont interdits les mariages entre Noirs et Blancs et il est fait défense à tous notaires de passer aucun contrat de mariage entre eux, et tout curé de célébrer ou bénir ces mariages, à peine d’amende.

À cet égard, les propos résignés d’un curé, frustré après s’être heurté à la rigueur de la loi et avoir de ce fait renoncé au mariage qu’il s’apprêtait à célébrer, sont significatifs de l’impuissance de l’Église face à la volonté royale.

Monsieur et cher confrère.

Tout considéré, je ne puis me déterminer à passer outre pour le mariage de M. Domingue et je suis au désespoir de ne pouvoir effectuer la promesse que j'ai faite avec bien de la peine à M. de Malesherbes que je respecte et honore infiniment : ce serait aller directement contre les intentions de SA Majesté et contrairement à l'Arrêt de son Conseil ; ce n'est point à moi d'appliquer la loi, mais de m'y conformer à la lettre ; je suis vrai, j'aime la paix, je ne veux point d'embarras et je crains de me compromettre ; d'ailleurs mes amis et même mes confrères ne me le conseillent pas.

[…]

       Curé de Rumont

 

[Malesherbes : le seigneur qui avait sollicité le curé pour le mariage de Domingue, le Noir à son service]

 

Par ailleurs, l’objectif visé par la décision royale étant de vider le royaume de toute présence de Noirs, la surveillance constante, la traque permanente, et l’expulsion de toute femme noire enceinte vers les colonies, devient un volet important de l’action de la police des Noirs.

 

Malgré tout quelques Français sont partisans des mesures édictées contre les Noirs, et font preuve de zèle pour les défendre.

Ce sont d’abord des travailleurs blancs qu’inquiète le nombre croissant de Noirs sur le marché du travail. Quelques affrontements ou troubles sont signalés dans des villes, comme à Bordeaux où ce genre d’affrontement semble avoir connu un développement important. (Archives municipales de Bordeaux).

Parmi les soutiens des nouvelles mesures, on compte également, d’après les Archives de la ville de Paris, des femmes blanches des maisons closes, qui protestaient contre la concurrence des femmes noires.  Elles réclamaient bruyamment le renvoi de ces dernières aux colonies, parce qu’elles nuisaient à leur commerce.

Quelques années plus tard, lorsque la Convention décréta l’abolition de l’esclavage, des femmes s’écrièrent sur la place du marché à Paris : Ma foi, on nous fout de belles sœurs noires, nous ne pouvons  jamais vivre avec des femmes comme cela.(Cohen B. William, Français et Africains, Les Noirs dans le regard des Blancs, Gallimard, Paris, 1981).

 

Cependant, en définitive, les mesures royales incarnées par la police des Noirs, n’atteignirent jamais leur objectif, à la mesure de la volonté du roi ; jamais les autorités ne prirent le dessus en ce domaine.

 

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2 avril 2017 7 02 /04 /avril /2017 10:51

 

Marie-Thérèse Colimon Hall,

née le avril 1918 à Port-au-Prince et morte en avril 1997, est une enseignante, féministe, poétesse, dramaturge et écrivaine haïtienne.

 

Marie-Thérèse Colimon Hall

 

 

S'il fallait, au monde, présenter mon pays

 

S'il fallait, au monde, présenter mon pays,

Je dirais la beauté, la douceur et la grâce

De ses matins chantants, de ses soirs glorieux ;

Je dirais son ciel pur, je dirais son air doux.

L'étagement harmonieux des mornes bleuissants ;

Les molles ondulations de ses collines proches

La changeante émeraude des cannes au soleil

Les cascatelles glissant entre les grosses pierres :

Diaphanes chevelures entre les doigts noueux

Et les soleils plongeant dans des mers de turquoise...

 

Je dirais, torches rouges tendues au firmament,

La beauté fulgurante des flamboyants ardents

Et ce bleu, et ce vert, si doré, si limpide

Qu'on voudrait dans ses bras serrer le paysage.

 

Je dirais le madras de la femme en bleu

Qui descend le sentier son panier sur la tête,

L'onduleux balancement de ses hanches robustes

Et la mélopée grave des hommes dans le champ,

Et le moulin grinçant sous la lune la nuit,

Les feux sur la montagne à mi-chemin du ciel ;

Le café qu'on recueille sur les sommets altiers

L’entêtante senteur des goyaves trop mûres...

 

Je dirais dans les villes, les torses nus et bronzés

De ceux qui, dans la rue sous la dure chaleur,

Ne se laissent pas effrayer par la plus lourde peine ;

Et les rameurs menant, à l'abri de nos ports,

Lorsque revient le soir, les corallins dansants

Cependant que les îles au large, paresseuses,

Laissent monter en fumée, au fond du crépuscule

La lente imploration de leurs boucans lointains...

Mais j'affermis ma voix d'une ardeur plus guerrière

Pour dire la vaillance de ceux qui l'ont forgé ;

Je dirais la leçon qu'au monde plus qu'étonné,

Donnèrent ceux qu'on croyait des esclaves soumis.

 

Je dirais la fierté, je dirais l'âpre orgueil,

Présents qu'à nos berceaux nous trouvons déposés,

Et le farouche amour que nous portons en nous

Pour une liberté au prix trois fois sanglant...

Et le bouillonnement vif montant dans nos artères

Lorsqu'au fond de nos bois nous entendons, la nuit,

Le conique tambour que nos lointains ancêtres

Ont porté jusqu'à nous des rives de l'Afrique,

Mère vers qui sans cesse sont tournés nos regards...

S'il fallait au monde présenter mon pays,

Je dirais plus encor, je dirais moins encor.

Je dirais ton cœur bon, ô peuple de chez nous.

 

 

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26 mars 2017 7 26 /03 /mars /2017 08:23

EMMANUEL KANT : LES LUMIÈRES DU XVIIIe SIÈCLE.

LE DEVOIR D’ÊTRE SOI-MÊME

Oser savoir pour s’affranchir de la servitude

 

Emmanuel Kant (1724-1804)

 

 

Emmanuel Kant, philosophe allemand (1724-1804)

Emmanuel Kant fait partie du cercle étroit des très grands philosophes du 18e siècle : les philosophes des Lumières.

Il fut le Copernic de la pensée philosophique à laquelle il apporta une dimension nouvelle fondatrice. C’est la pensée même ou la manière de penser qui s’en trouva profondément changée.

Pour Kant, la connaissance naît surtout d’une activité préformée de l’esprit humain. Ce n’est pas parce que l’on tient un discours que l’on tient nécessairement un discours vrai, qui ait une signification réelle.

Cette révolution de la pensée philosophique est illustrée par l’ensemble de son œuvre, notamment ses trois grandes publications qui constituent une véritable bible de la pensée philosophique.

La critique de la pensée pure (1781).

La critique de la raison pratique (1788).

La critique du jugement (1790).

« La Minorité, c'est-à-dire l’incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d'autrui, minorité dont le « mineur » est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s'en servir sans la direction d'autrui. Sapere aude ! [« Ose savoir »] Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Telle est la devise des Lumières.

La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère [...], restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu'il soit si facile à d'autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d'être mineur ! Si j'ai un livre qui me tient lieu d'entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n'ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n'ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c'est une chose pénible, c'est ce à quoi s'emploient fort bien les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d'exercer une haute direction sur l'humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n'aient pas la permission d'oser faire le moindre pas hors de la voiture d'enfant où ils les tiennent enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace si elles essaient de s'aventurer seules au-dehors. »

 

Le devoir d’oser

      La volonté d’exister

« Or, ce danger n'est vraiment pas si grand ; car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte détourne ordinairement de l'envie d'en refaire l'essai.

Il est donc difficile pour l'individu de s'arracher à la minorité, qui est presque devenue pour lui un état naturel. Il y a même pris goût, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu'on ne l'a jamais laissé en faire l'essai. Institutions et formules, ces instruments mécaniques d'un usage de la raison, ou plutôt d'un mauvais usage raisonnable des dons naturels, voilà les grelots que l'on a attachés au pied d'une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu'un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu'il n'est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux ceux qui sont arrivés, par le propre travail de leur esprit, à s'arracher à la minorité et à pouvoir marcher d'un pas assuré. »

 

De la Minorité à la Majorité

      Une volonté libératrice

« Mais qu'un public s'éclaire lui-même rentre davantage dans le domaine du possible, c'est même, pour peu qu'on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent par eux-mêmes, parmi les tuteurs patentés de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la minorité, répandront l'esprit d'une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même. Notons en particulier que le public qui avait été mis auparavant par eux sous ce joug les force ensuite lui-même à se placer dessous, une fois qu'il a été incité à l'insurrection par quelques-uns de ses tuteurs incapables eux-mêmes d'accéder aux Lumières : tant il est préjudiciable d'inculquer des préjugés parce qu'en fin de compte ils se vengent eux-mêmes de ceux qui en furent les auteurs ou de leurs devanciers. Aussi un public ne peut-il parvenir que lentement aux Lumières. Une révolution peut bien entraîner une chute du despotisme personnel et de l'oppression intéressée ou ambitieuse, mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser ; au contraire, de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, aussi bien que les anciens, de lisière à la grande masse privée de pensée.

Or, pour propager ces Lumières, il n'est rien requis d'autre que la liberté; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. »

Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? (1784).

 

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19 mars 2017 7 19 /03 /mars /2017 08:22

SÉNÈQUE, PRÉCEPTES POUR UNE VIE TRANQUILLE

 

 

Les voies de la sagesse

Sénèque

(philosophe latin , 4 av JC-65 ap JC)

 

 

Beaucoup d'hommes, à mon avis, auraient pu atteindre la sagesse, s'ils n'avaient pensé, précisément, qu'ils l'avaient atteinte, s'ils n'avaient gardé bien cachés certains de leurs défauts en refusant de voir les autres. Ne va pas penser, en effet, Sérénus, que l'adulation qu'autrui nous porte nous soit plus fatale que celle que nous nous portons à nous-mêmes. Qui ose se dire la vérité ? Quel homme, entouré d'une foule d'adulateurs et de flagorneurs, ne surenchérit pas en se flattant lui-même ?

Aussi, je t'en conjure, si tu disposes d'un remède propre à mettre un terme au ballottement qui m'agite, juge-moi digne de te devoir la tranquillité. Je sais que ces mouvements de l'âme ne sont pas dangereux et qu'ils n'apportent aucun trouble profond. Pour te faire comprendre à l'aide d'une comparaison exacte ce dont je souffre, je ne suis plus ballotté par la tempête, mais j'ai le mal de mer : arrache donc ce mal, si bénin soit-il, et porte secours à un homme qui, bien qu'en vue de la terre ferme, est en difficulté.

 

 

Égo et sagesse

Cela fait ma foi un moment, Sérénus, que sans rien dire je me demande moi-même à quoi comparer une telle disposition d'esprit, et je ne saurais trouver comparaison meilleure que celle-ci : elle ressemble à l'état de ceux qui, sortis d'une longue et grave maladie, sont encore de temps à autre sujets à de légers accès de fièvre et à de petits malaises. Libérés des dernières traces de la maladie, ils continuent cependant à s'inquiéter en en soupçonnant le retour : quoique guéris, ils tendent leur poignet au médecin pour se faire prendre le pouls et imaginent avoir de la fièvre au moindre échauffement corporel. Ces gens, Sérénus, sont bel et bien en bonne santé, mais ils ne se sont pas réhabitués à l'être : ainsi une mer tranquille est-elle parfois parcourue de petites ondulations, surtout lorsque la tempête vient de se calmer.

Aussi n'est-il plus besoin à présent de recourir à des remèdes trop durs – ils sont désormais derrière nous : tu n'as plus à lutter contre toi-même, à te mettre en colère contre toi-même, à te montrer sévère envers toi-même. Ce qui importe désormais, l'étape finale, c'est d'avoir confiance en toi et d'être convaincu que tu suis le bon chemin, sans te laisser dérouter par les traces de ceux – et ils sont nombreux – qui se sont fourvoyés de tous côtés, ni par celles des quelques personnes qui errent aux abords mêmes du chemin.

C'est une chose grande, élevée, presque divine, que l'état auquel tu aspires : ne pas être ébranlé. Cet équilibre de l'âme, les Grecs l'appellent « euthymie » : Démocrite (Démocrite d'Abdère, philosophe grec des 5e et 6e siècles av. j.-C, défenseur de la doctrine atomiste) a consacré à ce sujet un ouvrage remarquable. Pour ma part, je l'appelle « tranquillité » – car il est inutile de copier et de transposer les mots par un calque formel : c'est l'idée même qu'il faut exprimer, par un terme ayant la signification du mot grec, non son aspect.

 

Pour atteindre l’état de tranquillité de l’âme

Nous allons donc chercher comment l'âme peut avancer d'une allure toujours égale et aisée, se sourire à elle-même, observer avec bonheur ses propres réalisations ; comment, sans interrompre la joie qu'elle en tire, elle peut rester dans cet état de calme et ne connaître ni hauts ni bas : ce sera la tranquillité. Cherchons une règle générale permettant d'atteindre cet état : de ce remède universel, tu prendras la part que tu veux.

En attendant, il faut dévoiler au grand jour le mal dans sa totalité : chacun reconnaîtra la part qui le concerne. Tu te rendras compte à cette occasion que tu as moins de raisons d'être dégoûté de toi-même que ceux qui, liés par une profession de foi à l'éclat trompeur et cachant leur misère derrière l'apparence d'un titre ronflant, continuent à jouer la comédie par point d'honneur plutôt que par volonté.

Tous sont en proie au même mal : ceux qui, tourmentés par leur inconstance, leurs dégoûts et leurs perpétuels changements de projet, regrettent toujours ce qu'ils n'ont plus ; ceux qui s'alanguissent et bayent aux corneilles ; sans oublier ceux qui, tels des insomniaques, se tournent et se retournent pour essayer toutes les positions jusqu'à ce que la fatigue leur fasse trouver le repos : après avoir changé mille fois de mode de vie, ils adoptent finalement celui dans lequel les retient non la lassitude du changement, mais la vieillesse indolente, peu encline à la nouveauté. Ajoute encore ceux qui restent en place par paresse plutôt que par constance : ils n'ont pas la vie qu'ils veulent, mais celle qu'ils ont toujours eue.

 

 

La maladie de l’inconstance

Pour avoir de multiples visages, la maladie a toujours le même effet : se déplaire à soi-même. Ce sentiment naît du déséquilibre de l'âme, des aspirations timides ou déçues – lorsque l'audace n'est pas à la hauteur des désirs ou lorsque, sans parvenir à réaliser ses désirs, on demeure tout entier accroché à l'espoir de leur réalisation. On est alors dans un état d'instabilité et de perpétuel mouvement, qui caractérise inévitablement les êtres en équilibre instable (C'est-à-dire ceux qui n'ont pas atteint l'équilibre intérieur caractéristique de la sagesse.). Ces malades cherchent par tous les moyens à rejoindre l'objet de leurs vœux ; ils s'entraînent et s'astreignent à accomplir des actions mauvaises et malaisées, et lorsque leur peine n'est pas récompensée, ils sont tourmentés par la honte que leur cause cet échec et souffrent non pas tant d'avoir voulu des choses viles que de les avoir voulues sans parvenir à les obtenir.

Alors, rongés par le regret des actions qu'ils ont entreprises et par la crainte d'en entreprendre d'autres, ils voient s'insinuer en eux cette instabilité de l'âme caractéristique des êtres qui, ne pouvant ni contrôler leurs passions ni s'y abandonner, ne trouvent pas d'issue : ils hésitent, sans parvenir à laisser leur vie se déployer, et leur âme, engourdie au milieu de ses désirs déçus, est gagnée par la torpeur.

Tous ces maux s'aggravent lorsque, dégoûtés par les échecs de leur vie active, ils se réfugient dans le loisir et les études solitaires, auxquelles ne saurait s'accommoder une âme passionnée par la politique, en quête d'action et par nature en perpétuel mouvement – car cette âme ne trouve aucun réconfort en elle-même. C'est ainsi qu'une fois privé des divertissements que les gens affairés trouvent au cœur même de leurs occupations, on ne supporte plus d'être chez soi, seul, entre les murs de sa chambre, et que l'on a du mal à se voir abandonné à soi-même.

 

 

Les sources de l’ennui et du dégoût de soi

De là cet ennui, ce dégoût de soi, ce tourbillon d'une âme qui ne se fixe jamais nulle part, cette sombre incapacité à supporter son propre loisir, surtout lorsqu'on rougit d'avouer les causes de cette insatisfaction, lorsque la honte que l'on ressent refoule ces tourments à l'intérieur de soi et que les passions, enfermées à l'étroit dans une prison sans issue, s'étranglent elles-mêmes ; de là la tristesse, l'abattement et les mille flottements d'une âme incertaine, tenue en haleine par les espoirs conçus mais terrassée par les espoirs déçus ; de là cet état d'esprit qui conduit les hommes à détester le loisir et à se plaindre de n'avoir rien à faire ; de là cette jalousie haineuse si marquée envers les succès des autres. Car l'oisiveté mal vécue nourrit l'envie, et l'on voudrait voir tout le monde échouer parce que l'on n'a pas su réussir.

 

Les conditions d’une vie tranquille sont en nous

Puis, de cette jalousie envers la réussite d’autrui et du désespoir que font naître ses propres échecs, on en vient à s’irriter contre la Fortune (La Fortune, souvent représentée comme une femme aux yeux bandés faisant tourner une roue, correspond, sur le plan philosophique, à une personnification du hasard), à se plaindre de l’époque à laquelle on vit, à se replier dans un coin, tout seul, pour y couver sa peine dans l’accablement et le chagrin. L’âme humaine, en effet, est par nature active et portée au mouvement. Toute occasion de s’éveiller et de sortir d’elle-même lui est agréable, et ce, davantage encore pour les caractères les plus mauvais, qui aiment s’user au contact des occupations. Certaines plaies vont provoquer la main qui les mettra à vif et trouvent du plaisir à se faire gratter ; le galeux apprécie tout ce qui exacerbe sa gale ; je dirais la même chose de ces âmes dans lesquelles les passions ont éclaté comme de vilaines pustules : elles prennent du plaisir à se faire du mal et à se faire souffrir.

Certains gestes en effet peuvent nous procurer un plaisir physique mêlé de douleur, comme, par exemple, le fait de se retourner pour se mettre sur le côté qui n’est pas encore fatigué et d’alterner sans cesse les positions : tel Achille, chez Homère, qui se met tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos, et change toujours de position. Or c’est bien le propre d’un esprit malade que de ne rien supporter longtemps et de considérer le changement comme un remède.

De là ces voyages que l’on entreprend sans destination, ces errances de rivage en rivage, cette inconstance qui, nous faisant toujours détester le moment présent, nous pousse à expérimenter tantôt la mer, tantôt la terre. « Allons en Campanie ! » Mais, déjà, ses raffinements nous lassent... « Allons voir des régions plus sauvages : en route pour les contrées boisées du Bruttium et de la Lucanie ! » (Bruttiym et Lucanie = Calabre actuelle en Italie). Pourtant, au milieu de ces régions sauvages, on se met en quête d’un endroit un tant soit peu charmant, capable de soulager nos yeux saturés par la longue vision de ces lieux rustres et sans grâce : « Allons à Tarente ! Son port est réputé, ses hivers sont doux et la richesse de son arrière-pays suffirait amplement à nourrir sa population d’autrefois ! » « Et puis non ! Retournons plutôt à Rome : cela fait trop longtemps que mes oreilles n’ont pas entendu les applaudissements et le vacarme des jeux… »

Sénèque, la tranquillité de l’âme.Essais.

 

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12 mars 2017 7 12 /03 /mars /2017 09:46

L’AFRIQUE, UN CONTINENT SANS TÊTE

 

 

Un bateau ivre, sans gouvernail

 

Le continent perd de sa substance vive à profusion

     Une hémorragie aux conséquences lourdes

 

 

Heureux de fuir son pays natal !

     La délivrance sur le sol d’Europe ?

 

À Ceuta, au péril de sa vie

 

L’Europe au secours des « damnés de la Terre »

Ces départs contraints, cette fuite éperdue sans horizon, sont-ils signe de bonne santé d’un continent ?

Et si l’Europe, plutôt que de contribuer à la recherche d’une solution pérenne au phénomène migratoire en provenance de l’Afrique, faisait le choix de se barricader derrière ses frontières, dans l’illusion d’une hypothétique « Europe forteresse » ?

Que resterait-il à faire ?

 

Se réveiller, prendre conscience de soi et du monde, de son image. Se prendre en main, pour le meilleur ou le pire.

 

L’Afrique, un continent en marche ou en marge ?

     Un pas en avant, trois pas en arrière

 

A-t-on jamais connu, dans les décennies 1960, 1970, 1980, autant de départs massifs de jeunes Africains fuyant désespérément leur terre natale, leur foyer, avec autant de drames et de tragédies diverses ?

Pourquoi l’Afrique a-t-elle manqué la marche de l’industrialisation dès les années 1970 ?

Pourquoi la machine s’est-elle subitement enrayée ?

Et pourquoi l’Afrique peine-t-elle à remonter la pente, à réamorcer la pompe ?

En a-t-elle réellement la volonté ?

À quoi sert un chef d’État en Afrique ?

     À construire ou à détruire une nation ?

                       À servir  ou  se servir?

A-t-on jamais vu, a-t-on jamais entendu un seul chef d’État ou un seul responsable africain, s’émouvoir une seule fois, publiquement, de ces départs massifs, parfois tragiques, de jeunes Africains vers des horizons incertains ?

Le jour où l’on entendra un chef d’État (ou mieux encore le président ou la présidente de l’« Union africaine ») élever la voix contre les passeurs, bourreaux de la jeunesse africaine, le jour où l’on verra un seul chef d’État du continent s’émouvoir de ces tragédies en mer (ou dans le désert) qui déciment la fine fleur de la jeunesse africaine, et prendre l’initiative d’une réflexion au niveau du continent, on aura une bonne raison de ne pas désespérer de l’Afrique.

Instruire, former et informer

Si les chefs d’États ne se sentent pas concernés par ces migrations, mieux par cette saignée du continent, la société civile, en premier lieu la presse, les journalistes et reporters africains ne peuvent-ils jouer, auprès des jeunes, un rôle éminent d’informateurs des réalités de ces migrations désordonnées et dévoreuses de vies et d’avenir pour les individus, les États et le continent ?

Faut-il se résigner à assister, les bras croisés, au naufrage de l’Afrique ? Car, chaque jeune Africain naufragé sur les côtes italiennes, libyennes ou d’ailleurs symbolise le naufrage du continent tout entier : celui de l’avenir.

L’Afrique sera-t-elle l’éternelle naufragée de l’Histoire ?

 

 

Des experts d'organismes internationaux, ceux du Fonds monétaire international (F.M.I.) ou de la Banque mondiale, font certes état d'un « léger mieux » dans certains secteurs de l'économie des États africains : balance commerciale, redressement financier... Or, toute analyse de l'état actuel des pays africains, toute projection sur l'avenir de l'Afrique noire qui ne prendrait pas en compte la dimension humaine des problèmes de ce continent, aurait sur les consciences africaines l'effet d'un tranquillisant, agréable peut-être, mais dangereux parce que de nature à anesthésier la réflexion en oblitérant le jugement sur les réalités profondes, spécifiquement d'ordre structurel.

Les responsables africains ont-ils gagné en qualité depuis les indépendances ? Ont-ils gagné en conscience ? En humanisme ? Ont-ils gagné en raison ? Les Africains laisseront-ils enfin germer ou renaître en eux ce fonds d'humanité et de liberté indispensable à l'accomplissement de l'homme ? Car c'est là que résident aussi les maux de l'Afrique contemporaine. L'Afrique saura-t-elle se montrer capable du sursaut nécessaire pour secouer les pesanteurs de l'histoire ? Car la faillite dont il est question est moins économique qu'humaine, et sur celle- là, ni le Fonds monétaire international, ni la Banque mondiale n'ont aucune prise. Il appartient aux Africains de se prendre en charge, d'apprendre à exister ensemble et d'intégrer dans leur culture cette qualité essentielle sans laquelle aucun progrès ne saurait s'accomplir : celle de se remettre en question.

Le marasme économique et le retard de l'Afrique noire dans son évolution proviennent pour un quart de facteurs naturels et externes et pour trois quarts de facteurs humains propres aux Africains eux-mêmes, car comment peut-on parler de développement lorsque l'on bâillonne son peuple et le réduit en esclavage ?

Comment peut-on parler de progrès lorsqu'on contraint à l'exil les meilleurs cerveaux de la nation ?

Comment peut-on parler de développement lorsqu'on laisse pourrir au fond des prisons les bras les plus valides du pays ?

Comment peut-on parler de développement et de progrès lorsqu'on transforme la jeunesse, force vive de la nation, en une meute de mendiants courant les rues, ou lorsqu'on les embrigade et les intoxique de slogans creux et inhibiteurs ? Quand l’école s’apparente à une fabrique de semi-lettrés ou de lettrés ignorants ?

Comment peut-on parler de progrès et de développement lorsqu'on fait des paysans les parias de la société ?

Comment peut-on parler de progrès enfin lorsqu'on cultive dans le peuple « l'esprit de jouissance et de torpeur » qui le maintient au stade de l’immédiateté, et d’un matérialisme antinomique de la pensée libre et créatrice ?

L'Afrique aurait pu montrer au reste du monde que la richesse peut être autre chose que matérielle ; il y a des gens très riches matériellement mais très pauvres par le cœur ; à l'inverse, il y a des gens très pauvres matériellement mais très riches de cœur. Le danger qui menace l'Afrique noire, c'est celui de la pauvreté matérielle doublée de la pauvreté morale, celle du cœur et de l'esprit. Quel rendez-vous l'Afrique noire veut-elle prendre avec l'avenir ? Le seul développement dont on puisse parler actuellement, qu'il est loisible à chacun de constater en Afrique aujourd'hui, et qui est largement partagé d'un bout à l'autre du continent, c'est le développement de la pauvreté et du dénuement.

Tous ceux qui avaient cru que l'indépendance allait permettre à l'Afrique noire de relever le défi des siècles, sont déçus. Cette indépendance semble au contraire pour l'instant signifier une descente lente et sûre au fond des abîmes de l'histoire des peuples.

Si, au lendemain des indépendances, l'Afrique apparaissait comme un bébé apprenant à marcher, aujourd’hui, après un quart de siècle de souveraineté nationale, elle est en passe de devenir un paralytique qui ne marchera pas. L'Afrique noire n'est pas seulement malade de la sécheresse, elle n'est pas non plus malade seulement de la détérioration des termes de l'échange, elle est surtout malade de la mauvaise gestion, elle est malade de ses dirigeants et du mal-gouvernement, malade d'elle-même.

 

Les projets élaborés et concernant le redressement économique de l'Afrique, le plan de Lagos et le plan alimentaire régional pour l'Afrique sont bien optimistes, voire immodérément optimistes, car aucun des objectifs fixés par ces différents plans ne sera atteint sans la prise en compte du facteur humain dans sa globalité ; et, surtout, aucun objectif d'aucune nature ne sera réalisé si le sort des paysans n'est pas amélioré, s'ils ne bénéficient pas d'un minimum de sollicitude et d'instruction ou de formation pour accroître leur contribution au développement du pays. Faute de quoi, l'Afrique restera une société assistée, or une société assistée est une société qui perd son âme, dès lors que l'assistance ne débouche pas sur l'effort pour un accomplissement personnel de soi.

Les principaux fléaux qui ont chacun l'importance d'une bombe atomique, et qui minent en profondeur l'Afrique actuelle : analphabétisme, démographie incontrôlée, corruption, violation des droits de l'homme. En définitive, la clef de ces problèmes auxquels l'Afrique se trouve confrontée aujourd'hui est dans la main des Africains eux-mêmes ; le F.M.I., l’Union européenne, la Banque mondiale, l'A.I.D. n'y peuvent rien ; elle réside dans une prise de conscience effective, dans la gestion rationnelle et honnête des ressources humaines, dans la foi en l'homme, dans l'esprit de sérieux, dans la volonté de se battre, de vaincre, en un mot dans la volonté de progrès. L'Afrique a les moyens, les ressources matérielles et humaines suffisantes pour relever le défi des siècles ; les mettra-t-elle en œuvre, ou restera-t-elle à jamais cette éternelle accidentée de l'histoire ? (Accident de la traite négrière ; accident de la colonisation ; accident du sous-développement …).

Si les dirigeants africains actuels ne s'éduquent pas avant d'éduquer leurs peuples, dans le sens d'un changement profond des mentalités et d’une lutte sans merci contre l’obscurantisme et le fatalisme, s'ils n'ouvrent pas les yeux sur eux-mêmes et ne donnent pas à leur mission le sens requis, en se mettant à l'écoute et résolument au service des peuples, ils prendront la lourde responsabilité d'engager l'Afrique noire lentement mais inéluctablement dans la voie d'un gigantesque suicide collectif au seuil de l'an deux mille. La tâche de ces dirigeants n'est pas de tout repos, c'est justement la complexité et la difficulté de la tâche qui doit appeler un surcroît de conscience chez eux, chez tous les responsables, à quelque niveau qu'ils se trouvent. Si l'Afrique ne change pas de voie, la situation économique de ce continent, sa situation sociale et morale constitueront la plus grave menace qui pèsera sur le monde de demain, menace aussi importante que celle d'une Troisième Guerre mondiale, et l'obligeront, en tout cas, à laisser sa chaise vide au « banquet de l'universel ».

Si elle ne change pas de voie, il faudra continuer de se poser la question : où va l'Afrique ?

Tidiane Diakité, L’Afrique malade d’elle-même, 1986.

 

 

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20 février 2017 1 20 /02 /février /2017 17:48

MARC AURÈLE, LA PHILOSOPHIE COMME GUIDE

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Un philosophe stimulateur de la pensée

 

Marc Aurèle (121-180 ap. JC)

 

A toute douleur, aie cette pensée à ta portée : cela n'est pas honteux, cela ne lèse point l'intelligence qui te gouverne, car celle-ci, ni en tant que raisonnable, ni en tant que sociable, ne saurait être corrompue par la douleur. Dans les grandes douleurs toutefois, aie recours à cette maxime d'Epicure : « La douleur n'est ni intolérable ni éternelle, si tu te souviens de ses limites et si tu n'y ajoutes rien par l'opinion que tu t'en fais. » Rappelle-toi encore ceci : qu'il y a bien des choses qui t'insupportent et qui, sans le paraître, sont de véritables douleurs, comme la somnolence, l'extrême chaleur, le manque d'appétit. Si donc un de ces maux te chagrine, dis-toi que tu cèdes à la douleur.

Passe à travers la vie sans violence, l’âme pleine de joie, même si tous les hommes poussent contre toi les clameurs qu’ils voudront, même si les fauves déchirent les morceaux de cette pâte que tu épaissis autour de toi. Car, dans tous ces cas, qui donc empêche ta pensée de conserver sa sérénité, de porter un jugement vrai sur ce qui passe autour de toi et d’être prête à tirer parti de ce qui vient à ta rencontre ? Que ton âme donc, en tant qu’elle peut juger, dise à ce qui survient : « Tu es cela par essence, quoique l’opinion te fasse paraître autre. » Mais qu’elle ajoute, en tant qu’elle peut tirer parti de ce qui lui survient : « J’allais à ta rencontre, puisque le présent m’est toujours matière à vertu raisonnable et sociale et, en un mot, matière à faire œuvre humaine ou divine. » Tout ce qui arrive, en effet, se rend familier à Dieu ou à l’homme ; rien n’est nouveau ni difficile à manier, mais tout est commun et facile à façonner.

Tu ne peux plus lire ! Mais tu peux repousser toute démesure ; tu peux dominer les plaisirs et les peines ; tu peux être au-dessus de la vaine gloire ; tu peux ne point t’irriter contre les grossiers et les ingrats ; tu peux, en outre, leur témoigner de la sollicitude.

 

Souviens-toi que, de la même manière qu’il est honteux d’être surpris qu’un figuier porte des figues, il l’est, de même, de s’étonner que le monde porte tels ou tels fruits qu’il est dans sa nature de produire. De même aussi, pour un médecin et un pilote, il est honteux d’être surpris qu’un malade ait la fièvre, ou que souffle un vent contraire.

Quelle âme que celle qui est prête, à l’instant même s’il le faut, à se délier du corps, que ce soit pour s’éteindre, se disperser ou survivre ! Mais le fait d’être prêt doit provenir d’un jugement propre et non, comme chez les chrétiens, d’une pure obstination. Qu’il soit raisonné, grave, et, si tu veux qu’on te croie, sans pose tragique.

Ai-je fait acte utile à la communauté ? Je me suis donc rendu service. Aie toujours et en toute occasion cette maxime à ta portée, et ne t’en dépossède jamais.

Quel est ton métier ? D'être homme de bien. Et comment y réussir à propos, sinon à l'aide de ces spéculations, dont les unes s'occupent de la nature du monde universel et les autres de la constitution particulière de l'homme ?

Avec quelle évidence tu arrives à penser qu'il ne saurait y avoir dans ta vie une situation aussi favorable à la philosophie, que celle dans laquelle présentement tu te trouves !

 

Un rameau ne peut pas être coupé d'un rameau contigu sans être aussi coupé de l'arbre tout entier. De même, l'homme séparé d'un seul homme est aussi détaché de la communauté tout entière. Néanmoins, si le rameau est détaché par quelqu'un, c'est l'homme lui-même qui se sépare lui-même de son prochain, en le prenant en haine et en aversion, tout en ignorant qu'il s'est en même temps retranché lui-même de la collectivité tout entière. Toutefois, il a reçu de Zeus, l'organisateur de cette communauté, ce privilège, c'est qu'il nous est permis de nous rattacher de nouveau à notre voisin, et de redevenir à nouveau une des parties qui constituent l'ensemble. Si pourtant cette séparation plusieurs fois se répète, l'union, pour ce qui s'en détache, est plus malaisée à refaire et plus difficile à rétablir. Somme toute, le rameau qui a toujours crû avec l'arbre et continué de respirer avec lui, n'est pas comparable à celui qui, après en avoir été séparé, y a été de nouveau greffé, quoi que disent les jardiniers. Il faut donc croître sur le même tronc, mais non pas en conformité d'opinion.

Tout comme ceux qui te font obstacle sur le chemin où tu marches selon la droite raison ne sauraient te détourner de sainement agir, qu'ils ne puissent, de même, te détourner d'être envers eux bienveillant ! Mais tiens-toi sur tes gardes pour observer également ces deux choses : non seulement un jugement et une conduite inébranlables, mais aussi une inébranlable douceur envers ceux qui tenteraient de te faire obstacle ou de te causer d'autres ennuis. Ce serait faiblesse que de t'indigner contre eux, tout comme de renoncer à l'action et de céder à la crainte. Tous deux sont également déserteurs, et celui qui tremble et celui qui se rend étranger à ceux dont la nature fit nos parents et nos amis.

Aucune nature n'est inférieure à l'art, car les arts ne sont que des imitations des diverses natures. S'il en est ainsi, la nature qui est la plus parfaite de toutes les autres natures et qui les comprend toutes, ne saurait être dépassée en ingéniosité artistique. Or, tous les arts font l'inférieur en vue du supérieur. Ainsi donc fait de même, elle aussi, la commune nature. Et voilà par suite comment naît la justice : c'est d'elle que procèdent toutes les autres vertus. Nous ne pourrons, en effet, observer la justice, si nous nous inquiétons des choses indifférentes, et si nous nous laissons facilement aller à l'erreur, à la témérité, à la versatilité.

 

Si les objets, dont la poursuite ou la fuite te troublent, ne viennent point te trouver, mais si c'est toi qui vas en quelque sorte au-devant d'eux, porte donc sur eux un jugement tranquille; ils resteront immobiles, et l'on ne te verra plus ni les poursuivre ni les fuir.

La sphère de l'âme reste semblable à elle-même lorsque, sans s'étendre au-dehors ni se concentrer au-dedans, sans s'éparpiller ni se contracter, elle s'éclaire d'une lumière qui lui fait voir la vérité, celle de toutes choses et celle qui est en elle.

Un tel me méprisera ? Ce sera son affaire. La mienne, c'est que je ne sois jamais pris à faire ou à dire quelque chose qui soit digne de mépris. — Un tel va me haïr ? Ce sera son affaire. Mais la mienne sera de me montrer bienveillant et doux à l'égard de tous, et tout disposé à le détromper lui-même, sans insolence, sans insister sur ma modération, mais sans déguisement, simplement, comme le faisait ce fameux Phocion, si tant est que son calme ne fût pas simulé. C'est du fond du cœur que doivent partir de tels sentiments, et qu'il faut offrir aux regards des Dieux un homme porté à ne s'indigner de rien, ni à se plaindre de rien. Quel mal, en effet, te surviendrait-il, si tu fais maintenant ce qui est conforme à ta propre nature, et si tu acceptes ce qui est de saison dans l'ordonnance présente de la nature universelle, toi qui as été mis à ton poste d'homme pour être utile, par cela même, à l'intérêt commun ?

Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même.

 

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12 février 2017 7 12 /02 /février /2017 08:34

 

L’ÉGLISE ET L’ESCLAVAGE : UN BIEN OU UN MAL ?

 

 

Une lente évolution au cours des siècles, du moyen âge au 19e siècle

Un système hérité

– Qu’en pense l’Église ?

– Que dit l’Église ?

– Que fait l’Église ?

 

Ces questions sont posées et entendues tout au long des siècles, du moyen âge au 19e siècle. En s’affirmant, l’Église catholique découvre l’institution esclavagiste en tant que système social et économique hérité du monde gréco-romain. Elle ne cherche pas à élaborer une doctrine propre qui définisse sa position.

De plus, l’Église s’aligne naturellement sur les écrits des Pères qui vont servir de guide aux chrétiens, principalement les enseignements de Saint-Augustin, à partir du 5e siècle.

Pour Saint-Augustin, l’esclavage est la « sanction des péchés des hommes ». Pour lui, en effet « La cause première de l’esclavage est le péché qui a soumis l’homme au joug de l’homme, et cela n’a pas été fait sans la volonté de Dieu qui ignore l’iniquité et a su répartir les peines comme salaire des coupables ». (Citation tirée de la « Cité de Dieu » de Saint-Augustin).

Les papes suivent la voie

Plusieurs papes se sont illustrés dans la défense de la pratique esclavagiste, particulièrement la traite des Noirs.

Ainsi, en 1442, le pape Eugène IV approuva les expéditions du prince Henri (du Portugal) en Afrique (par la bulle Illius  qui).

De même, dans les années 1450, les papes Nicolas V et Calixte III exprimèrent leur vivre approbation de la traite atlantique par trois autre bulles. Nicolas V notamment légalise la traite en 1454. Des religieux ont possédé des esclaves noirs. Certains, parmi eux, ont participé à la traite.

Des voix discordantes

Il y eut cependant des ecclésiastiques rebelles au sein de l’Église, des protestataires, parfois véhéments, qui se firent entendre et manifestèrent parfois bruyamment leur désapprobation de la ligne suive par plusieurs papes. Parmi les protestataires les plus virulents par leurs écrits et leurs prêches, le dominicain espagnol Thomas de Mercado, le jésuite Frei Miguel Garcia. Ce dernier protesta vivement, horrifié de « découvrir que son ordre possédait des Africains, à ses yeux illégalement asservis ».

Si ces voix et critiques, fortes, mais isolées, rencontrèrent peu d’écho, elles permirent néanmoins une réflexion au plus haut niveau de l’Église. En réalité, cette réflexion a débuté bien avant le 15e siècle, en deux étapes essentiellement : avant le 15e siècle et à partir de la fin du 15e siècle avec le début de la traite atlantique.

La première étape concerne l’esclavage en général, et l’esclavage des chrétiens en particulier, sous forme d’un appel à la conscience des propriétaires d’esclaves. Les papes affirment que « les esclaves chrétiens et leurs maîtres sont également les enfants du même Dieu ».

Et, en 1537, le pape Paul III met pour la première fois « sur le même plan, les droits fondamentaux des chrétiens et ceux des peuples non-chrétiens ».

Ces affirmations s’accompagnent parfois d’actions concrètes pour libérer des esclaves chrétiens ou pour réduire leurs souffrances, où qu’ils se trouvent dans le monde.

Il est à noter cependant qu’au 15e siècle (octobre 1462), au tout début de la traite atlantique, le pape Pie II, dans sa lettre « Rubicensens » à l’évêque de la Guinée portugaise, condamna la traite des Noirs avec énergie. Mais, cette énergique condamnation resta sans effet.

Esclaves et esclaves ?

Si l’Église n’a jamais été indifférente au sort des esclaves chrétiens, par contre elle semble avoir toujours eu du mal à se définir par rapport à l’esclavage des Noirs en général et la traite atlantique en particulier : la deuxième étape.

La question du baptême justifie-t-elle cette hésitation ?

En effet, des papes semblent avoir appuyé leur approbation de la traite des Noirs sur cet argument, longtemps utilisé par les marchands et les planteurs européens des îles, selon lequel ce commerce avait pour but et avantage la conversion des Noirs à la religion catholique, seul moyen de sauver leur âme., et de les soustraire à la barbarie de leurs congénères sur le continent ; en somme,l’heureuse occasion de sauver leur tête et leur âme.

Des rois, furent séduits par cet argument, comme Louis XIII qui autorisa la traite des Noirs en 1642, après avoir longtemps refusé d’engager la France dans ce commerce, et en interdisant l’entrée d’esclaves sur le sol de France (à condition qu’il soit immédiatement libéré).Autre avantage pour le royaume,les planteurs français des îles disposeront d'une main -d'oeuvre servile régulière, condition de leur prospérité à terme; ce qui est bon pour l'économie du pays.

Là aussi, des serviteurs de l’Église protestèrent, tel le dominicain Fray Alonso de Montutar, archevêque de Mexico, qui s’employa à démontrer l’absurdité de cet argument  d’évangéliser les Noirs transportés en Amérique par un contre-argument de poids, adressé au roi d’Espagne en 1560.

Il faisait ainsi remarquer au roi « qu’il serait plus logique d’aller prêcher les Saintes Évangiles en Afrique, plutôt que de justifier la traite par le souci de la conversion des Noirs en Amérique ».

Enfin, au sein même de la papauté, il y eut quelques « dissidences » au sujet de la traite et de l’esclavage des Noirs. Ainsi, le pape Urbain VIII, dans une lettre au nonce du Portugal, en 1639, condamna fermement l’esclavage et menaça d’excommunier ceux qui le pratiquaient.

Un siècle plus tard, en 1741, le pape Benoît XIV lui emboîte le pas en interdisant à son tour l’esclavage et la traite.

 

 

XIXe siècle : l’Église acteur déterminant de l’abolition de l’esclavage

C’est à partir du Congrès de Vienne en 1815 (où les puissances européennes condamnèrent la traite et préconisèrent son abolition), que concrètement et de façon irréversible, l’Église et les papes s’engagèrent dans une « croisade » contre l’esclavage et la traite des Noirs. Mais, c’est surtout en 1839 que le pape Grégoire XVI condamna officiellement et énergiquement le commerce et le transport d’esclaves africains.

Pendant tout le 19e siècle, l’élan missionnaire né en Europe, axa son action sur l’Afrique prioritairement, à la fois pour participer à cette lutte contre la traite, mais aussi contre l’esclavage traditionnel pratiqué sur ce continent. Ainsi, par un curieux retournement, les Écritures saintes qui furent utilisées pour justifier ou tolérer l’esclavage, furent également invoquées pour combattre ce triste fléau humain.

 

 

Noé et ses fils ; La malédiction de Cham

 

 

Ancien Testament : la Genèse (IX, 20-27)

      La malédiction de Cham justifie-t-elle l’esclavage des Noirs ?

      Les propos d’un spécialiste de la question

« Noé, explique la Genèse (IX, 20-27), homme de sol, commença à planter une vigne. Il but du vin, s'enivra et se dénuda au milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père et en fit part à ses deux frères au-dehors. Sem et Japhet prirent un manteau et le mirent, à eux deux, sur leur épaule, puis marchèrent à reculons et couvrirent la nudité de leur père. Leur visage étant tourné en arrière, ils ne virent pas la nudité de leur père. Noé s'éveilla de son vin et apprit ce que lui avait fait son plus jeune fils. Il dit :: "Maudit soit Canaan ! Il sera pour ses frères l'esclave des esclaves !" Puis il dit : "Béni soit Iahvé, le Dieu de Sem, et que Canaan lui soit esclave ! Qu'Elohim dilate Japhet et qu'il habite dans les tentes de Sem ! Que Canaan leur soit esclave !" »

Jusqu'au XIe siècle, cette histoire, qui avait conservé un caractère très abstrait, n'avait jamais été vraiment associée à une quelconque couleur ou race. Il faut préciser également qu'avant le véritable essor de la traite les représentations de l'Afrique et des Africains en Europe n'étaient pas encore péjoratives.

Les Rois mages noirs, dans les scènes de la nativité, étaient alors représentés de manière neutre. En Europe du Nord, les statues et peintures figurant saint Maurice, le martyr thébain qui, vers le milieu du XIIIe siècle, était devenu un saint germanique présidant à la christianisation des Slaves et des Magyars, le montraient avec des traits négroïdes.

Les musulmans furent les premiers à recourir à la « malédiction de Cham » pour justifier l'esclavage des populations noires. Ils furent suivis par les commentateurs européens.

Dans l'histoire originelle, on l'a vu, la faute retombait plutôt sur Canaan : les Cananéens, en effet, étaient les esclaves des Israélites.

Mais, finalement, dans la Genèse, c'était Cham qui avait fauté... Faire des Noirs les descendants de Cham permettait donc de s'appuyer sur les textes sacrés pour légitimer leur asservissement.

Ce furent ensuite des créoles d'origine espagnole (Buenaventura de Salinas y Cordova et Léon Pinelo) qui, afin de légitimer la traite atlantique, cherchèrent au XVIIe siècle à s'en servir.»

0. P.-G

 

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5 février 2017 7 05 /02 /février /2017 08:48

ARISTOTE : QUI DOIT GOUVERNER ? L’ARISTOCRATE OU LE MILLIARDAIRE ?

 

Le gouvernement le plus souhaitable est celui de la classe moyenne

 

Aristote (384-322 av JC)

Ni trop, ni trop peu

      La voie de la mesure et de l’équilibre

Dans tous les États il y a trois groupes de citoyens : les gens très riches, les gens très pauvres et ceux qui ont une place moyenne. La mesure et le juste milieu étant reconnus comme étant le mieux, il est évident que la possession modérée des biens de la fortune est la meilleure des possessions. Elle rend possible l'obéissance à la raison, alors qu'un excès de beauté, de force, de noblesse d'origine ou de richesse ou que l'excès contraire de pauvreté, de faiblesse ou de déshonneur rendent difficile la docilité à la raison. Car les uns accentuent leur violence et leur malfaisance, les autres leur perversité et leur malignité, et les méfaits se produisent par démesure pour les uns, par malignité pour les autres.

 

La classe moyenne, élément de modération et de stabilité

De plus les gens de condition moyenne sont les derniers à fuir ou à rechercher les fonctions publiques, ces deux choses nuisant aux cités. De plus ceux qui ont en excès les biens de la fortune, force, richesse, amis et autres choses analogues ne veulent ni ne savent obéir (aspect inculqué dès le début à la maison alors qu'ils étaient enfant : la richesse les rendant rebelles à l'obéissance même à l'école) tandis que ceux qui en sont dépourvus à l'excès sont trop humbles. Aussi les uns, incapables de commander, sont ils bons à jouer les esclaves, les autres, incapables d'obéir, sont-ils bons à jouer les maîtres. Ainsi est créée une ville d'esclaves et de maîtres, mais non d'hommes libres, les uns pleins d'envie, les autres de mépris. Ce qui est le plus éloigné de l'amitié et de la communauté, puisque même en voyage les hommes ne veulent avoir rien en commun avec leurs ennemis. Or l'idéal d'une cité serait d'être composée le plus possible de personnes égales et semblables, ce qui se produit surtout dans la classe moyenne.

 

 

Une des conditions de la bonne gouvernance ?

Aussi est-elle nécessairement la mieux gouvernée, la cité qui comporte les éléments dont, comme nous le disons, une cité est par nature constituée. Ce sont aussi ces citoyens qui dans les cités sont le plus en sécurité, car ils ne convoitent pas comme les pauvres le bien d'autrui, et les autres ne convoitent pas leur bien comme les pauvres convoitent celui des riches ; et du fait qu'ils ne sont ni les auteurs ni les victimes d'un complot, ils vivent à l'abri du danger. C'est pourquoi Phocylide avait raison de faire cette prière :

« Des meilleures choses se trouvant souvent au milieu, je veux être au milieu dans la cité ».

Il est clair par conséquent que la meilleure communauté politique est celle qui est aux mains de la classe moyenne, et que la possibilité d'un bon gouvernement appartient à ces sortes de cités où la classe moyenne est nombreuse et surtout plus forte que les deux autres ou tout au moins que l'une des deux, car en s'ajoutant elle fait la décision et empêche la formation des extrêmes opposés.

 

Ni oligarchie, ni ploutocratie

C'est pourquoi le plus grand bonheur est que ceux qui font de la politique possèdent une fortune moyenne et suffisante, puisque là où les uns possèdent une fort grande fortune, les autres rien, se développe une démocratie extrême ou une oligarchie illimitée ou une tyrannie à cause de ces deux extrêmes, car la tyrannie naît de la démocratie et de l'oligarchie les plus hardies, mais beaucoup plus rarement des régimes moyens et assimilés. La cause, nous en parlerons plus tard à propos des révolutions politiques. Mais que la constitution moyenne soit la meilleure, c'est évident, seule en effet elle est dépourvue des factions, puisque là où la classe moyenne est nombreuse, là aussi les divisions et les dissensions entre les citoyens sont les moins marquées. Dans les grands États, les factions sont plus rares pour la même raison : l'importance de la classe moyenne, tandis que dans les petits États il est facile de diviser tous les citoyens en deux partis, si bien qu'il ne reste rien au milieu et que presque tous les citoyens sont riches ou pauvres.

Aristote, Politique.

 

 

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29 janvier 2017 7 29 /01 /janvier /2017 07:41

LA ROCHEFOUCAULD : ADAPTER SON AIR ET SES MANIÈRES À SA PENSÉE

 

 

Savoir être soi en toutes circonstances

 

François VI, duc de la Rochefoucauld (1613-1680)

Écrivain, moraliste et mémorialiste français

 

 

Il y a un air qui convient à la figure et aux talents de chaque personne ; on perd toujours quand on le quitte pour en prendre un autre. Il faut essayer de connaître celui qui nous est naturel, n'en point sortir, et le perfectionner autant qu'il nous est possible.

Ce qui fait que la plupart des petits enfants plaisent, c'est qu'ils sont encore renfermés dans cet air et dans ces manières que la nature leur a donnés, et qu'ils n'en connaissent point d'autres. Ils les changent et les corrompent quand ils sortent de l'enfance : ils croient qu'il faut imiter ce qu'ils voient faire aux autres, et ils ne le peuvent parfaitement imiter ; il y a toujours quelque chose de faux et d'incertain dans cette imitation. Ils n'ont rien de fixe dans leur manières ni dans leurs sentiments ; au lieu d'être en effet ce qu'ils veulent paraître, ils cherchent à paraître ce qu'ils ne sont pas.

 

 

Savoir être soi malgré tout

Chacun veut être un autre, et n'être plus ce qu'il est : ils cherchent une contenance hors d'eux-mêmes, et un autre esprit que le leur ; ils prennent des tons et des manières au hasard ; ils en font l'expérience sur eux, sans considérer que ce qui convient à quelques-uns ne convient pas à tout le monde, qu'il n'y a point de règle générale pour les tons et pour les manières, et qu'il n'y a point de bonnes copies. Deux hommes néanmoins peuvent avoir du rapport en plusieurs choses sans être copie l'un de l'autre, si chacun suit son naturel ; mais personne presque ne le suit entièrement. On aime à imiter ; on imite souvent, même sans s'en apercevoir, et on néglige ses propres biens pour des biens étrangers, qui d'ordinaire ne nous conviennent pas.

 

 

La liberté d’être soi et de marcher naturellement à son pas

Je ne prétends pas, par ce que je dis, nous renfermer tellement en nous-mêmes que nous n'ayons pas la liberté de suivre des exemples, et de joindre à nous des qualités utiles ou nécessaires que la nature ne nous a pas données : les arts et les sciences conviennent à la plupart de ceux qui s'en rendent capables, la bonne grâce et la politesse conviennent à tout le monde ; mais ces qualités acquises doivent avoir un certain rapport et une certaine union avec nos propres qualités, qui les étendent et les augmentent imperceptiblement.

Nous sommes quelquefois élevés à un rang et à des dignités au-dessus de nous, nous sommes souvent engagés dans une profession nouvelle où la nature ne nous avait pas destinés ; tous ces états ont chacun un air qui leur convient, mais qui ne convient pas toujours avec notre air naturel ; ce changement de notre fortune change souvent notre air et nos manières, et y ajoute l'air de la dignité, qui est toujours faux quand il est trop marqué et qu'il n'est pas joint et confondu avec l'air que la nature nous a donné : il faut les unir et les mêler ensemble et qu'ils ne paraissent jamais séparés.

On ne parle pas de toutes choses sur un même ton et avec les mêmes manières ; on ne marche pas à la tête d'un régiment comme on marche en se promenant. Mais il faut qu'un même air nous fasse dire naturellement des choses différentes, et qu'il nous fasse marcher différemment, mais toujours naturellement, et comme il convient de marcher à la tête d'un régiment et à une promenade.

Il y en a qui ne se contentent pas de renoncer à leur air propre et naturel, pour suivre celui du rang et des dignités où ils sont parvenus ; il y en a même qui prennent par avance l'air des dignités et du rang où ils aspirent. Combien de lieutenants généraux apprennent à paraître maréchaux de France ! Combien de gens de robe répètent inutilement l'air de  chancelier et combien de bourgeoises se donnent l'air de duchesses !

 

 

Accorder son air à sa pensée

Ce qui fait qu'on déplaît souvent, c'est que personne ne sait accorder son air et ses manières avec sa figure, ni ses tons et ses paroles avec ses pensées et ses sentiments ; on trouble leur harmonie par quelque chose de faux et d'étranger ; on s'oublie soi-même, et on s'en éloigne insensiblement. Tout le monde presque tombe, par quelque endroit, dans ce défaut ; personne n'a l'oreille assez juste pou entendre parfaitement cette sorte de cadence. Mille gens déplaisent avec des qualités aimables, mille gens plaisent avec de moindres talents : c'est que les uns veulent paraître ce qu'ils ne sont pas, les autres sont ce qu'ils paraissent ; et enfin, quelques avantages ou quelques désavantages que nous ayons reçus de la nature, on plaît à proportion de ce qu'on suit l'air, les tons, les manières et les sentiments qui conviennent à notre état et à notre figure, et on déplaît à proportion de ce qu'on s'en éloigne.

La Rochefoucauld, Réflexions diverses.

 

 

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21 janvier 2017 6 21 /01 /janvier /2017 09:39

ARISTOTE, LA QUÊTE DE LA BONNE DÉFINITION DU BONHEUR

Réussite et bonheur ?

Honneurs et bonheur ?

Vertu et bonheur ?

Richesse et bonheur ?

 

Aristote (384-322 av JC)

 

Philosophe grec, disciple de Platon à l’Académie, puis précepteur d’Alexandre le Grand.

Il fonde, en 335 av JC, à Athènes, sa propre école de philosophie, le Lycée, également appelée école péripatéticienne.

Son œuvre a exercé une influence majeure, tant sur la science et la philosophie de l’islam à leurs débuts que sur la pensée chrétienne au moyen âge.

 

Pour Aristote, le bonheur est lié à l’action. Sa morale à cet égard est une morale eudémoniste .L'eudémonisme est une doctrine philosophique qui pose comme  principe que le bonheur est le but de la vie humaine .

Aristote considère l'action comme le moyen de s'élever, et le bonheur comme résultat de cette l'action.

 

 

 

Qu’est-ce que le bonheur ?

Puisque toute connaissance et toute décision librement prise vise quelque bien, quel est le but que nous assignons à la politique et quel est le souverain bien de notre activité ? Sur son nom du moins il y a assentiment presque général : c'est le bonheur, selon la masse et selon l'élite, qui supposent que bien vivre et réussir sont synonymes de vie heureuse ; mais sur la nature même du bonheur, on ne s'entend plus et les explications des sages et de la foule sont en désaccord. Les uns jugent que c'est un bien évident et visible, tel que le plaisir, la richesse, les honneurs ; pour d'autres la réponse est différente; et souvent pour le même individu elle varie : par exemple, malade il donne la préférence à la santé, pauvre à la richesse. Ceux qui sont conscients de leur ignorance écoutent avec admiration les beaux parleurs et leurs prétentions ; quelques-uns par contre pensent qu'en plus de tous ces biens, il en est un autre qui existe par lui-même, qui est la cause précisément de tous les autres. [...]

 

 

Chacun son bonheur

      Chacun son chemin du bonheur

 

Ce n'est pas sans quelque raison que les hommes, comme on le voit nettement, conçoivent d'après leur propre vie le bien et le bonheur. La foule et les gens les plus grossiers placent le bonheur dans le plaisir ; aussi montrent-ils leur goût pour une vie toute de jouissances. Effectivement trois genres de vie ont une supériorité marquée : celui que nous venons d'indiquer ; celui qui a pour objet la vie politique active ; enfin celui qui a pour objet la contemplation. La foule, qui, de toute évidence, ne se distingue en rien des esclaves, choisit une existence tout animale et elle trouve quelque raison dans l'exemple des gens au pouvoir qui mènent une vie de Sardanapale1. L'élite et les hommes d'action placent le bonheur dans les honneurs ; car telle est à peu près la fin de la vie politique ; mais cette fin paraît plus commune que celle que nous cherchons ; car elle a manifestement davantage rapport avec ceux qui accordent les honneurs qu'avec ceux qui les reçoivent. Mais, selon notre conjecture, le vrai bien est individuel et impossible à enlever à son possesseur.

 

Honneurs et richesse font-ils le bonheur ?

De plus il apparaît nettement que l'on ne recherche les honneurs que pour se convaincre de sa propre valeur ; du moins cherche-t-on à se faire honorer par les gens intelligents, par ceux qui vous connaissent et en se réclamant de son propre mérite. Il est donc évident qu'aux yeux de ces gens-là tout au moins le mérite est le bien supérieur. Peut-être, de préférence, pourrait-on supposer que la vertu est la fin de la vie civile ; mais il est clair qu'elle est insuffisamment parfaite ; car il n'est pas impossible, semble-t-il, que l'homme vertueux demeure dans le sommeil et l'inaction au cours de sa vie ; que, bien plus, il supporte les pires maux et les pires malheurs ; dans ces conditions, nul ne voudrait déclarer un homme heureux à moins de soutenir une thèse paradoxale. Et sur ce sujet, en voilà assez [...]. Le troisième genre de vie a pour objet la contemplation [...]. Quant à l'homme d'affaires, c'est un être hors nature et il est bien clair que la richesse n'est pas le bien suprême que nous cherchons.

Aristote, Éthique de Nicomaque.

1. Personnage légendaire d'Assyrie, le type même du prince débauché.

 

 

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