LE PROGRÈS ? LE MEILLEUR OU LE PIRE ?
L’avenir de la Civilisation et de l’Homme.
La machine prendra-t-elle le pouvoir ?
Débat multiséculaire.
Le XIXe siècle en France (comme en Europe) plus précisément la 2e moitié de ce siècle, marque le démarrage de l’industrialisation au sens moderne. La grande industrie marque le paysage urbain, puis la campagne, de son empreinte, puissante et soudaine. C’est la « révolution industrielle » en Europe de l’Ouest, inaugurée par l’Angleterre dès la fin du XVIIIe siècle.
En France, l’industrialisation découle alors de la volonté de l’empereur Napoléon III qui a l’ambition de transformer le pays en le modernisant, selon le modèle anglais. C’est le début des chemins de fer, des premiers trains, de la machine à vapeur…
Mais, cette industrialisation, c’est surtout le règne de la métallurgie, du fer, de l’acier, des hauts fourneaux…
L’empereur veut aller vite, dans la transformation et la modernisation du pays, et il entend le faire par la manière forte. À Paris, ce sont les grands boulevards, les immeubles haussmanniens, mais aussi les premières gares. Cette rénovation urbaine à marche forcée, sur le modèle de Paris, fut également imposée à toutes les grandes villes du pays.
Partout, le fer s’impose et marque l’architecture : gares, musées, théâtres, monuments…
La peur de la modernité ?
La révolte contre la nouveauté et la machine.
Mais, ces transformations des paysages urbains et le bouleversement dans la société qu’elles entrainent, inquiètent, et des mouvements de contestation naissent : La résistance à la modernité et au progrès technique ?
Des intellectuels, notamment des gens de lettres prennent la tête de cette résistance d’un genre inédit.
On a peur du train, on a peur des navires à vapeur, tout cela va si vite !
Parlant du train, le célèbre poète stoïcien, Alfred de Vigny, le compare à un taureau fou et dangereux. Il écrit : « Sur ce taureau de fer qui fume, souffle et beugle, l’homme est monté trop tôt. »
Dans les usines, des ouvriers qui se voient peu à peu remplacés par des machines, s’en prennent à ces outils de travail, les cassent, les qualifiant de « concurrents sans âme ».
Les médecins ne sont pas en reste et entrent aussi en résistance contre le train, cette invention diabolique et malsaine, propagatrice de maladies nouvelles.
La peur des 1ers chemins de fer
Enfin, des écrivains protestent, non contre la modernité, mais contre la manière dont elle est imposée, surtout au détriment des plus pauvres, chassés des centres-villes, leurs habitations rasées sans ménagement ni contrepartie. Rien n’y fait.
Pour marquer cet essor de la grande industrie, et signifier à l’Europe et au monde que la France est devenue une puissance industrielle, Napoléon III prend l’initiative de la première exposition universelle organisée en France, qui fut ouverte sur les Champs Élysées, du 15 mai au 15 novembre 1855.
Ce fut un événement considérable, un réel succès, avec près de 5 100 000 visiteurs, et la participation de 27 États et leurs colonies.
Malgré tout, ce succès n’entama en rien l’inquiétude et la réflexion des intellectuels à l’égard de la grande industrie et de la machine.
Le poète Baudelaire, connu également comme critique d’art, consacra, à ce titre, trois articles de fond à l’exposition de 1855.
« Le progrès
Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l'enfer. — Je veux parler de l'idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s'évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l'histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette Idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l'amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s'endormiront sur l'oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d'une décadence déjà trop visible.
Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet, ce qu'il entend par progrès. Il répondra que c'est la vapeur, l'électricité et l'éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s'est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l'ordre matériel et de l'ordre spirituel s'y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels, qu'il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du matériel et du surnaturel.
Si une nation entend aujourd'hui la question morale dans un sens plus délicat qu'on ne l'entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une œuvre qui témoigne de plus savoir ou de force imaginative qu'il n'en a montré l'année dernière, il est certain qu'il a progressé. Si les denrées sont aujourd'hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu'elles n'étaient hier, c'est dans l'ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l'entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d'une série indéfinie, Où est cette garantie ? Elle n'existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité. »
BAUDELAIRE. Exposition universelle. 1855. Beaux Arts I.
Paul Valéry, quoique né quatre ans après la mort de Baudelaire, fait du progrès technique un des axes majeurs de sa réflexion et de sa production littéraire.
Paul Valéry -1871-1945)
Écrivain, poète et philosophe (même s’il a toujours récusé ce titre) français.
Paul Valéry, écrivain engagé (en politique et au sein d’associations de bienfaisance) fut résistant pendant l’Occupation lors de la 2e Guerre mondiale. Il fut marqué par l’occupation du pays et de la capitale, qui porta préjudice à sa carrière.
Ses essais traduisent ses inquiétudes sur la pérennité de la civilisation et sur le progrès « machiniste » et matériel en général, mais surtout sur l’avenir de l’Homme. La machine, de sophistication en sophistication, ne finira-t-elle pas par s’imposer à l’homme et bouleverser sa vie, en en faisant son esclave ?
« Quant à nous, nous ne savons que penser des changements prodigieux qui se déclarent autour de nous, et même en nous. Pouvoirs nouveaux, gênes nouvelles, le monde n'a jamais moins su où il allait. (...)
Louis XIV, au faîte de la puissance, n'a pas possédé la centième partie du pouvoir sur la nature et des moyens de se divertir, de cultiver son esprit, ou de lui offrir des sensations, dont disposent aujourd'hui tant d'hommes de condition assez médiocre. Je ne compte pas, il est vrai, la volupté de commander, de faire plier, d'intimider, d'éblouir, de frapper ou d'absoudre, qui est une volupté divine et théâtrale. Mais le temps, la distance, la vitesse, la liberté, les images de toute la terre...
Un homme aujourd'hui, jeune, sain, assez fortuné, vole où il veut, traverse vivement le monde, couchant tous les soirs dans un palais. Il peut prendre cent formes de vie ; goûter un peu d'amour, un peu de certitude, un peu partout. S'il n'est pas sans esprit (mais cet esprit pas plus profond qu'il ne faut), il cueille le meilleur de ce qui est, il se transforme à chaque instant en homme heureux. Le plus grand monarque est moins enviable. Le corps du grand roi était bien moins heureux que le sien peut l'être ; qu'il s'agisse du chaud ou du froid, de la peau ou des muscles. Que si le roi souffrait, on le secourait bien faiblement. Il fallat qu'il se tordît et gémît sur la plume, sous les panaches, sans l'espoir de la paix subite ou de cette absence insensible que la chimie accorde au moindre des modernes affligés.
Ainsi, pour le plaisir, contre le mal, contre l'ennui, et pour l'aliment des curiosités de toute espèce, quantité d'hommes sont mieux pourvus que ne l'était, il y a deux cent cinquante ans, l'homme le plus puissant d'Europe. (...)
Je me suis essayé autrefois à me faire une idée positive de ce que l'on nomme progrès. Eliminant donc toute considération d'ordre moral, politique, ou esthétique, le progrès me parut se réduire à l'accroissement très rapide et très sensible de la puissance (mécanique) utilisable par les hommes, et à celui de la précision qu'ils peuvent atteindre dans leurs prévisions. Un nombre de chevaux-vapeur, un nombre de décimales vérifiables, voilà des indices dont on ne peut douter qu'ils n'aient grandement augmenté depuis un siècle. Songez à ce qui se consume chaque jour dans cette quantité de moteurs de toute espèce, à la destruction de réserves qui s'opère dans le monde. Une rue de Paris travaille et tremble comme une usine. Le soir, une fête de feu, des trésors de lumière expriment aux regards à demi éblouis un pouvoir de dissipation extraordinaire, une largesse presque coupable. Le gaspillage ne serait-il pas devenu une nécessité publique et permanente ? Qui sait ce que découvrirait une analyse
assez prolongée de ces excès qui se font familiers ? Peut-être quelque observateur assez lointain, considérant notre état de civilisation, songerait-il que la Grande Guerre ne fut qu'une conséquence très funeste, mais directe et inévitable du développement de nos moyens ? »
VALERY. Regards sur le monde actuel.