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3 octobre 2021 7 03 /10 /octobre /2021 07:48

Gottfried Honegger, Hommage à Jacques Monod,
 1974, Dijon, université de Bourgogne.

 

LA VISION DE L’ART DE GOTTFRIED HONEGGER 
DANS SA LETTRE À JEAN ARP

Gottfried Honegger (1917-2016)

 

Gottfried Honegger, né en 1917 à Zurich et mort en 2016 également à Zurich, est un peintre, graphiste publicitaire et collectionneur suisse.
Il a vécu et travaillé à Paris, Zurich, Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes)…
En 1938, il fonde un atelier de graphisme, de décoration et de photographie.
Entre 1939 et 1960, il séjourne dans différents pays puis revient en France en 1960, où il utilise l’informatique pour des dessins programmés par ordinateur.
Honegger réalise des Tableaux-reliefs aux formats monumentaux.
Il est reconnu comme l’un des piliers de l’art concret (mouvement artistique de tendance abstraite).

Pour lui, l’art a une fonction sociale, ce qui le conduit à concevoir un outil pédagogique : Le Viseur. Cet instrument est destiné à l’apprentissage du regard pour l’enfant : améliorer la perception des couleurs, des formes, du rythme. En 2015, Honegger avait initié des activités plastiques pour les enfants handicapés.

En 2000, avec sa dernière épouse, Subil Albers-Barroer, il fait la donation de leur collection d’art (500 œuvres de 160 artistes) à l’État français.

 

G. Honnegger, sans titre

Ce que Guy Amsellem dit de lui :

« Gottfried Honegger, plasticien, sculpteur, est un des plus éminents représentants de l'art concret international. Son œuvre austère, abstraite, bien que trouvant son inspiration dans l'apparente froideur des figures géométriques, se revendique comme une nouvelle forme d'humanisme. « La laideur nous rend malades ». Rechercher la beauté la plus pure c'est faire œuvre de vérité, d'élucidation (Aufklärung), c'est ouvrir les yeux du public en lui apprenant à voir. La pédagogie, telle est aujourd'hui la mission la plus urgente des arts plastiques. Gottfried Honegger en est à ce point persuadé qu'il a fondé à Mouans-Sartoux, avec sa compagne Sybil Albers-Barrier, l’« Espace de l'art concret ». Outre la plus grande collection française d'art concret, celui-ci offre des ateliers où les écoliers et les collégiens de la région viennent apprendre à voir, et à découvrir ce faisant la créativité en germe en chacun d'eux. » (Guy Amsellem)

Jean Arp, Berger des nuages (1953),

 

Lettre à Jean Arp

« Très cher,

Dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, on peut lire sous le titre « L'art n'est pas libre » que la fondation du centre culturel sarrois veut réorganiser votre musée pour attirer davantage le public. Wolf-Dieter Dube de Berlin, en conservateur expérimenté, a donné aux Sarrois, apparemment incompétents, un conseil audacieux. Il leur a proposé de rendre le musée plus populaire, d'abaisser le niveau, d'offrir plus d'amusements, plus de foule et de chahut. M. Dube du moins est honnête, il dit ouvertement ce que la plupart des politiques et des conservateurs pensent tout bas.

Ainsi par manque d'argent le musée devient lentement un « casino ». La question n'est plus l'art comme notre histoire, l'art vécu comme conviction. Avec le divertissement on croit pouvoir mieux vendre au public l'idée de musée, l'art.
       Les statistiques de fréquentation publiées, le nombre des visiteurs déterminent de nos jours le succès ou l'échec d'une exposition. Récemment, j'ai entendu dire qu'on allait bientôt fêter les mariages, les anniversaires ou les jubilés d'entreprise dans de nobles salles de musée. Cézanne ou Gauguin ou Picasso élèveront sans doute le niveau culturel des participants, ils donneront à la fête l'éclat désiré.

Quand j'ai reposé le journal, mes pensées sont allées à votre œuvre, cher Arp. A l'idée que dans la salle des Arp le Champagne coule à flots, qu'on y fume le cigare, que ça sente la nourriture et qu'on y passe une vidéo aux sons d'une musique légère, je suis malade.

Dans le musée d'Art moderne de la ville de Paris, j'ai assisté aux préparatifs d'une soirée donnée par une boîte d'informatique — devant une grande fresque de Matisse. Je me demande dans quel monde nous vivons, un monde ou tout est jugé selon son rendement ! Déjà la publicité de la plupart des musées me fait plus penser à de la publicité pour des produits commerciaux qu'à de la publicité pour la culture. Rien n'est assez primaire pour attirer le public. On préfère même la langue anglaise.

Je pense à vous, parce que j'ai eu hier dans votre atelier le privilège d'avoir à donner un avis sur des fonts baptismaux auxquels vous travaillez. Encore une fois — ce travail est une sculpture qui tire sa beauté de son évidence, de son silence. La beauté est pour moi le mot clé, ne serait-ce que parce que nous savons que la laideur blesse nos yeux. Vous, mon cher ami, vous avez consacré votre vie à la beauté. Elle est pour vous une nécessité existentielle. Votre art tient du miracle. On essaie de comprendre, d'analyser, de traquer la logique de votre œuvre, et finalement on se retrouve, ravi, au paradis de l'harmonie. Les théoriciens de l'art essaient toujours d'estimer la valeur d'une œuvre, de la mesurer, de la peser, ils voudraient savoir quelle quantité d'art elle contient. Le miracle, oui, nous avons perdu le sens du miracle. Même les gardiens de l'art, les historiens, les conservateurs, les critiques, les artistes eux-mêmes n'opposent plus aucune résistance. Une résistance contre la foire dans les musées. Chacun pour soi, surtout ne vexer personne. Sinon il en irait pour nous comme pour Ernst Gerhard Güse, qui fut longtemps directeur du Musée sarrois. On serait immédiatement congédié. La répression est aujourd'hui omniprésente.

Quand, avec vos amis, vous avez fondé à Zurich le dadaïsme, c'était pour dénoncer la banqueroute des valeurs officielles. Vous refusiez la vision bourgeoise de l'art.

Vous m'avez raconté comment s'est constituée la résistance, comment elle s'est élargie internationalement. Pourquoi, je vous le demande, pourquoi nous taisons-nous, nous les artistes contemporains ? Où peut-on voir une contestation collective ? Que nous manque-t-il aujourd'hui ? Le désir du succès, de l'argent nous a-t-il paralysés ?

Parce que je sens en moi une révolte comme vous autrefois, parce que je ne supporte plus ce vide, cette scène de l'art officiel, je cherche une explication. Je suis devenu artiste pour coopérer, pour apprendre à voir. Parce que je croyais à l'influence de l'art, et y crois toujours, j'ai fondé avec ma compagne Sybil Albers dans le Sud de la France l'Espace de l'art concret. Son succès me prouve que les utopies peuvent devenir réalités. L'Espace de l'art concret essaie par des expositions didactiques d'enseigner le sens et le but de l'art. Les autorités françaises récompensent notre travail par la construction d'un bâtiment destiné à accueillir notre donation. Nous avons rencontré le succès sans pourtant offrir aucune distraction.

En toute modestie, les dadaïstes de Zurich, ville où Sybil Albers et moi sommes nés, étaient pour nous un exemple. Nous avons aujourd'hui la paix en Europe. Mais sous couvert de démocratie, se répand l'embrasement mondial du néo-libéralisme, une puissance d'argent qui dévoile le miracle de la vie. Au lieu de la beauté, elle offre le populisme.

Vous voyez, cher Arp, notre conversation me fait à nouveau croire à l'influence de la beauté. » (Gottfried Honegger, Lettres à, Éditions Jacqueline Chambon)

Jean Arp (1886-1926)

 

Jean Arp, né Hans Peter Wilhelm Arp, en 1886 à Strasbourg (alors en Allemagne) est mort à Bâle (Suisse) en 1966. Il fut naturalisé français en 1926.
Il fut peintre, sculpteur, poète allemand, mais aussi écrivain, photographe, designer.
Son père était allemand mais sa mère, alsacienne, l’avait élevé dans la culture française.
Il fut, entre autre, cofondateur du mouvement dada à Zurich, puis il fut proche du surréalisme.
Il épouse Sophie Taeuber et le couple s’installe à Clamart.
Arp est devenu un artiste mondialement connu. Il a reçu de nombreuses décorations.
Paul Éluard, poète surréaliste, lui dédia un poème dans « Capitale de la douleur »

Un grand nombre de ses œuvres sont exposées au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg.

Sa seconde épouse, Marguerite Hagenbach, a fait de leur maison-atelier de Clamart la fondation Arp.

 

Jean Arp, Feuilles et gouttes

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26 septembre 2021 7 26 /09 /septembre /2021 08:26

 

LA FAIM CHRONIQUE, PREMIER INDICATEUR DU SOUS-DÉVELOPPEMENT

 

La faim extrême déshumanise

Josué de CASTRO (1908-1973)

Un cas parlant, celui décrit dans le livre « Géopolitique de la faim » de Josué de Castro dont le texte qui suit est un extrait.

Josué de CASTRO, né à Recife en 1908 et mort à Paris en 1973, a été une personnalité brésilienne connue dans le monde entier.
Après le coup d'État militaire de 1964 au Brésil, Josué de Castro a vécu en France. Il a enseigné à l’université Paris VIII (anciennement Centre universitaire expérimental de Vincennes).

Il a été médecin, expert en nutrition, enseignant, géographe, écrivain, homme politique et a fondé l’institut de nutrition de l’université fédérale de Rio de Janeiro.

En 1952 il a été élu président du conseil exécutif de la FAO.
En 1953 il a obtenu le prix Franklin Roosevelt.
En 1954 : prix international de la paix.

Son ouvrage « Géopolitique de la faim » (1951) sur les problèmes de la faim et le sous-développement a éveillé les consciences. L’utilisation des principes de la géographie et de l’écologie a apporté une nouvelle lumière sur la complexité du phénomène de la sous-nutrition.

Quelques autres ouvrages publiés en français :

  • Les conditions de vie des classes ouvrières de Recife
  • L’alimentation brésilienne à la lumière de la géographie humaine
  • Alimentation et acclimatation humaines sous les tropiques
  • La faim, problème universel.

 

La faim annihilante

« Il y a deux manières de mourir de faim : ne rien manger, et dépérir de manière vertigineuse jusqu'à l'issue fatale, ou manger de manière inadéquate, et entrer dans un régime de carence ou de déficience spécifique capable de provoquer un état qui peut aussi conduire à la mort. Plus grave même que la faim aiguë et totale, à cause de ses répercussions sociales et économiques, est le phénomène de la faim chronique et partielle, qui ronge sourdement d'innombrables populations du monde...

Il est possible, aujourd'hui, de faire une synthèse de cette action annihilante de la faim, sur la base des observations scientifiques, réalisées dans les camps de concentration en Europe durant la dernière guerre, ou dans les zones de faim qui demeurent, dans des pays peu développés ou sujets à des calamités météorologiques, ou, finalement, par des expériences de laboratoire effectuées par des spécialistes.

Les conséquences physiques de la faim sont, de manière générale, bien connues : diminution ou arrêt de la croissance, perte de poids, perte des forces, anémie, etc. Il n'est donc pas nécessaire de leur consacrer une étude détaillée. Quant aux aspects psychologiques du phénomène, ils sont beaucoup plus complexes et plus obscurs. »

 

La faim ou la sous-alimentation et ses effets multiples

« Dans cette analyse de l'influence de la faim et de la sous-alimentation sur le comportement humain, nous apporterons comme contribution effective les observations personnelles que nous avons faites dans une zone de faim épidémique au Brésil. Dans le nord-est de ce pays, en temps normal, les populations locales ont un régime équilibré à base de viande, de lait, de fromage et de maïs, produits obtenus grâce à un système d'économie mixte : agriculture et élevage de bétail. Mais, comme il s'agit d'une région sujette à des sécheresses périodiques, lorsque se produit ce cataclysme météorologique, toute l'économie régionale se désorganise et la faim aiguë fait son apparition, tuant une partie de la population et expulsant l'autre partie, en l'obligeant à émigrer vers des zones au climat plus régulier. Nous avons eu l'occasion de suivre, en plusieurs de ces épisodes de sécheresse, les transformations violentes qui surgissent dans la vie humaine de cette région.

La faim n'agit pas seulement sur le corps des victimes de la sécheresse, mais elle agit aussi sur leur esprit, sur leur structure mentale, sur leur conduite morale. Aucune calamité ne peut désagréger la personnalité humaine aussi profondément et dans un sens aussi nocif que la faim. Excités par le besoin impérieux de se nourrir, les instincts primaires s'éveillent et l'homme, comme tout autre animal affamé, montre une conduite mentale qui peut sembler des plus déconcertantes. »

 

L’homme en proie à la faim

« Son comportement se modifie comme celui des autres êtres vivants atteints dans cette même zone par le fléau de la faim, celui du bétail, celui des chauves-souris, celui des serpents. Le bétail semble perdre toute sensibilité à la douleur et parvient à manger des plantes à épines tels les cactus, qui lui blessent la bouche jusqu'au sang. Les chauves-souris et les serpents qui, en temps normal, vivent loin des habitations humaines, envahissent les maisons en période de sécheresse et attaquent l'homme pour apaiser leur faim désespérée.

Dans son action sur l'homme, la faim ne se manifeste pas comme une sensation continue, mais comme un phénomène intermittent, avec des accès et des rémissions périodiques. Au début, la faim provoque une excitation nerveuse anormale, une irritabilité extrême et, principalement une grande exaltation des sens qui s'enflamment dans un élan de sensibilité, au service presque exclusif des activités qui permettent d'obtenir de la nourriture et, donc, de satisfaire l'instinct mortifié de la faim. »

 

La faim extrême déshumanise

« Parmi les sens, ceux qui subissent le maximum d'excitation sont la vue et l'ouïe, afin de mieux orienter l'affamé dans sa recherche de nourriture. A ce moment, l'homme se présente, plus que jamais, comme un véritable animal de rapine, s'obstinant dans la recherche d'une proie quelconque pour apaiser sa faim. C'est en de telles occasions que surgissent, en cette région du Brésil, ses fameux bandits. En cette phase, disparaissent tous les autres désirs et intérêts vitaux, et la pensée se concentre exclusivement sur les possibilités de découvrir de la nourriture, par n'importe quel moyen et au prix de n'importe quel risque. C'est l'obsession de l'esprit polarisé sur un seul désir, concentré sur une seule aspiration : manger...

La personnalité se désagrège et les réactions normales à toutes les autres sollicitations du milieu extérieur, sans rapport avec le phénomène de la faim, s'éteignent peu à peu. En cette désintégration du moi, disparaissent les activités d'autoprotection et de contrôle mental et, finalement, l'individu perd totalement tout scrupule et inhibition d'ordre moral. Ainsi, la conscience éteinte, le conflit inconscient se poursuit entre les forces de satisfaction de l'instinct de nutrition et les forces dirigées par d'autres intérêts humains, l'un des deux groupes prenant le dessus d'après ce que le sociologue Sorokin appelle la « loi de diversification et de polarisation des effets. »  (Josué de CASTRO. Géopolitique de la Faim. Ed. Ouvrières 1962.)

 

Un exemple plus contemporain de déshumanisation due à la faim extrême :

L’accident aérien qui s’est produit le 13 octobre 1972 ; l’avion transportant des rugbymen uruguayens et leurs familles s’est écrasé dans les Andes. Pour survivre, les rescapés restés deux mois sans secours, ont mangé les corps des passagers décédés.

 

 

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11 septembre 2021 6 11 /09 /septembre /2021 08:02

 

L’EMPREINTE JURIDIQUE SUR LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

 

 

Le texte suivant, extrait de Aspects de la société française de Roger Perrot, est une réflexion sur ce qu’on appelle « l’esprit juridique des Français ».
En quoi l’esprit juridique français est-il caractéristique de la culture française ?

 

*****

Roger Perrot ((1920-2014) a été professeur émérite de l’Université Paris II. Il y a enseigné de nombreuses années les institutions judiciaires et le droit judiciaire privé, et a dirigé l’institut d’études judiciaires.
Avant cela il a enseigné, entre autres, à la faculté de Strasbourg.
Il a également été expert auprès du Conseil de l’Europe.

Quelques ouvrages : 

  • Institutions judiciaires
  • Aspects de la société française
  • Procédures civiles d’exécution

«  "La France, a écrit un sociologue allemand, est restée pétrie d'un esprit juridique qui en assure la permanence". Malgré nos crises politiques, malgré cette espèce d'insouciance et de légèreté en face des graves problèmes de l'heure présente, il est réconfortant d'observer que l'étranger, parfois mieux que nous-mêmes, sait discerner un élément de continuité dans la vie française. Et, pour un juriste, il est non moins encourageant de constater que c'est à l'empreinte juridique dont notre civilisation a été marquée que l'on doit attribuer la permanence de notre pays dans le concert des nations. »

 

 

 

L’esprit de justice une caractéristique de la culture française

 

« Ce n'est pas faire preuve d'un orgueil mal placé que de chercher à déceler, à travers le miroir de la société française, les symptômes d'une pensée juridique que certains admirent et que beaucoup nous envient. Car, en dépit des vicissitudes de son histoire, la France a toujours conservé le culte de la justice, et, si parfois on peut discuter sur la conception exagérément égalitaire qu'elle s'en fait, on ne peut nier son profond désir d'en assurer la réalisation en puisant aux sources de l'esprit juridique.

 

Si, en quelques mots, nous voulions décrire l'esprit juridique, nous dirions volontiers qu'il est un esprit de discrimination qui conduit au souci de la précision technique et à la recherche d'une définition rigoureuse et formelle des droits et des devoirs de chacun, en fonction d'une espèce de mathématique des concepts. Il ne faut pas oublier, en effet, que la réalité économique et sociale, dans sa vérité naturelle, est d'une complexité infinie. Et les juristes le savent mieux que quiconque, eux qui, chaque jour, font profession d'analyser des situations toujours dissemblables parce qu'elles se renouvellent sans cesse. Or, l'esprit juridique est celui qui, précisément, tend à enclore les multiples aspects du donné social dans un réseau de concepts suffisamment restreint et rigide pour cerner, avec toujours plus de précision, les contours diffus d'un monde qui, à raison même de sa diversité, tend à échapper à l'emprise des représentations intellectuelles. »

 

 

L’esprit juridique français inspiré de l’histoire nationale

 

« Au fond, celui qui cherche à rendre compte des rapports sociaux est un peu comparable à un opérateur de cinéma qui, pour traduire le mouvement, se voit contraint de saisir une succession d'immobilités. Si rapide que soit le déroulement des images fixes, la juxtaposition de ces différents clichés ne parvient à donner l'impression de la vie qu'au moyen d'un artifice qui en estompe les nuances et les demi-teintes. La déformation est peut-être minime, voire imperceptible... mais elle n'en existe pas moins. Ainsi, par exemple, l'ouvrier qui, dans une usine ou un atelier, travaille et peine pour répondre aux exigences de la vie quotidienne, tend à devenir, pour qui est imprégné de l'esprit juridique, une personne abstraite, contrat de louage de services, est tenu à certaines obligations, en même temps qu'il est titulaire d'une collection de droits minutieusement catalogués. On pourrait renouveler la même observation à propos du mariage. A travers le prisme réducteur des notions juridiques, les époux ne sont plus tellement des personnes qui s'aiment, se déçoivent ou se détestent, que des gens sans passion, étrangers à toute sensibilité, et qui, finalement, n'intéressent le juriste que par l'ensemble des devoirs réciproques qui leur sont imposés.

 

Ce n'est pas faire le procès de l'esprit juridique que de constater cette inévitable déformation qui, d'ailleurs, ne se présente le plus souvent que sous la forme d'une tendance. Cette relative objectivité, que traduit une déshumanisation plus ou moins prononcée, est consécutive à la nécessité d'asservir l'infinie diversité des situations à des normes précises, rigoureuses et formelles, car "jamais l'intelligence humaine ne saurait retenir et loger dans autant de cadres conceptuels adéquats les manifestations innombrables de la vie appelant réglementation". A cet égard, l'esprit juridique est comparable, en bien des points, à celui de l'écrivain qui ne parvient à décrire une image ou une pensée qu'au moyen d'une succession de mots standards, lesquels, si affinés soient-ils, ne restitueront toujours que le pâle reflet d'une réalité, stéréotypée à un moment précis de son évolution. Semblable aussi à l'esprit du musicien qui, pour traduire un sentiment ou une impression, doit superposer un certain nombre de notes, inertes et sans âme. C'est l'éternelle infirmité de la pensée humaine que de ne pouvoir appréhender le monde sensible qu'au moyen d'un ensemble de représentations conceptuelles. »

 

 

Souci de minutie dans le jugement aussi caractéristique de l’esprit français

 

« Et, à vrai dire, le danger réside moins dans cette constatation que dans un refus délibéré d'en prendre conscience. En effet, on ne peut se dissimuler les outrances d'une pareille logique qui conduit inévitablement à simplifier et à schématiser à l'excès les personnes et les choses. Sans doute est-ce grâce à cet heureux effet de "polarisation" que la pensée gagne en solidité et en profondeur ce qu'elle perd en nuances. Mais, quoi qu'il en soit, il n'en demeure pas moins que l'esprit juridique déteint très profondément sur les manières de raisonner et sur le comportement d'une société qui, comme la nôtre, a recueilli en partie l'héritage du monde juridique romain. Juristes ou non, tous, à des degrés divers, nous subissons cette emprise, parce que nous vivons dans une société qui — à la différence de certaines civilisations extrême-orientales — a conservé la marque d'une pensée logique et d'un esprit juridique très nettement accusé...

 

Dans ces conditions, et par un glissement insensible, il était fatal de voir poindre ce sentiment que le droit excuse tout, suffit à tout et justifie tout. Cette idée tend, de plus en plus, à devenir un véritable axiome, et, pour s'en convaincre, il n'est besoin que de songer au souci avec lequel les particuliers prennent la précaution de faire consigner leurs droits, et tous leurs droits, dans des écrits insipides et parfois mystérieux qui, le plus souvent ne seront jamais consultés. Il suffit également de contempler la satisfaction triomphante du paysan français, lorsque, en litige avec son voisin à propos d'un cours d'eau qui traverse son champ ou au sujet de la possession de quelques mètres carrés de terrain inculte, il brandit providentiellement un acte vieux de plusieurs siècles pour y puiser le principe de son droit. Seulement, avec un tel état d'esprit, la notion de ce qui est juste a tôt fait de s'identifier à la notion de ce qui est conforme au droit. La morale s'efface derrière le "juridique" ; et ainsi, par un curieux retournement des choses, ce n'est pas parce qu'une situation est conforme à la morale qu'elle mérite d'être protégée par le droit, c'est parce qu'elle est approuvée par la loi qu'elle répond suffisamment aux préceptes de la morale. Tout naturellement la conscience se dissout dans un ensemble de textes épars et fragmentaires qui suffisent à donner la paix intérieure. Autrement dit, c'est dans les ressources d'une logique formelle, dans un aménagement plus ou moins laborieux, plus ou moins réfléchi également, des concepts juridiques, que l'on acquiert la certitude d'être un honnête homme à la conscience irréprochable. »  (Roger Perrot, aspects de la société française, (librairie générale de droit et de jurisprudence, 1953)

 

 

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25 juillet 2021 7 25 /07 /juillet /2021 08:47

 

QUAND L’IRRUPTION DE LA MACHINE AU 19e SIÈCLE
SÈME LA « ZIZANIE », LA DISCORDE,
DANS LA GRANDE FAMILLE OUVRIÈRE

Pour les témoins oculaires de première importance, Gaëtan Pirou, Alexis de Tocqueville, Gustave Flaubert et Simone Weil etc., le machinisme est une des conséquences majeures des conflits et oppositions au sein du monde des travailleurs  ainsi que de la société entière du 19è et du début du XXe siècle.

Gaëtan Pirou (1886-1946) est un économiste français.
Il fut professeur d'économie à la faculté de Droit de Bordeaux et celle de Paris.
Il fut aussi un des rédacteurs en chef de la Revue d'économie politique.
Il a écrit de nombreux ouvrages sur les doctrines économiques, de même que sur les économistes institutionnalistes américains.
Outre son poste de professeur à l'Université de Bordeaux puis de Paris, il fut directeur du cabinet de Paul Doumer entre 1927 et 1931.
Il s’intéressa aussi à la classe ouvrière et à son avenir.

Quelques ouvrages significatifs à cet égard :
_ Les doctrines économiques en France depuis 1870,
_ Doctrines sociales et Sciences économiques…

Avec Gaston Pirou, nous assistons à la naissance d’une psychologie ouvrière nouvelle.

 

NAISSANCE D'UNE PSYCHOLOGIE OUVRIÈRE NOUVELLE

« Le développement de l'action collective ouvrière est la conséquence directe des transformations Juridiques et techniques qui ont bouleversé, à notre époque, l'ensemble de la production et atteint leur maximum dans l'industrie. Ces transformations qui ont conduit à la grande entreprise spécialisée, mécanique, concentrée, ont déterminé, dans l'ordre de l'action ouvrière deux phénomènes connexes. D'une part, le groupement matériel des ouvriers dans de vastes usines a entraîné la naissance d'une psychologie ouvrière nouvelle, caractérisée par le développement de la conscience de classe. Rapprochés dans les usines, les ouvriers ont dû perdre l'espoir, normal chez l'ancien artisan, de devenir un jour des patrons. Ils ont donc été en même temps plus près les uns des autres et plus loin de leurs patrons. Cela devait conduire les ouvriers, matériellement et psychologiquement réunis, à se servir de l'arme de l'action collective. D'autre part, l'essor de la grande industrie, dans la première moitié du XIX* siècle, appelée période chaotique de la grande industrie, s'est accompagnée de souffrances incontestables. En face du grand patron, l'ouvrier isolé se trouvait dans une situation inégale. Cette situation devait pousser les ouvriers à se grouper pour essayer de remédier à l'état d'infériorité où ils se trouvaient. » (Gaëtan Pirou)

Alexis de Tocqueville (1805-1859)

Alexis de Tocqueville (1805-1859) est philosophe, penseur, précurseur de la sociologie et homme politique français.

Pour lui :

LA RÉVOLUTION DE 1848 EST UNE MANIFESTATION DE CETTE ZIZANIE

« Il s'agit d'une lutte sociale : " Elle n'eut pas pour but de changer la forme du gouvernement, mais d'altérer l'ordre de la société, elle ne fut pas à vrai dire une lutte politique... mais un combat de classes une sorte de guerre servile. C’est le soulèvement de toute une population contre une autre : les femmes y prirent autant de part que les hommes et furent les dernières à se rendre.... Elles comptaient sur la victoire pour mettre à l'aise leurs maris, et pour élever leurs enfants ".

Elle est née de la peur bourgeoise : "Un sombre désespoir s'était emparé de cette bourgeoisie ainsi opprimée et menacée et ce désespoir se tournait insensiblement en courage. J'avais toujours cru qu'il ne fallait pas espérer de régler par degrés et en paix le mouvement de la révolution de février et qu'il ne serait arrêté que tout à coup par une grande bataille livrée dans Paris... Non seulement cette bataille était en effet inévitable, mais le moment en était proche et il était à désirer qu'on saisît la première occasion de la livrer.

Ainsi la société était coupée en deux, ceux qui ne possédaient rien unis dans une convoitise commune, ceux qui possédaient quelque chose dans une commune angoisse " (A. de TOCQUEVILLE.).

Gustave Flaubert n’est pas en reste. Il est de ceux qui pensent que le machinisme signifie bien le réveil de la classe ouvrière et les conséquences qui s’en suivent.

Gustave Flaubert (1821-1880)

 

Gustave Flaubert, écrivain français, est un prosateur de premier plan de la seconde moitié du XIXe siècle. Il a marqué la littérature universelle par la profondeur de ses analyses psychologiques, son souci de réalisme, son regard lucide sur les comportements des individus et de la société.

Il présente ainsi la révolte des ouvriers :

 

« Ils étaient là neuf cents hommes, entassés dans l'ordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de sang caillé, grelottant de fièvre, criant de rage ; et on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi les autres. Quelquefois, au bruit soudain d'une détonation, ils croyaient qu'on allait tous les fusiller ; alors, ils se précipitaient contre les murs, puis retombaient à leur place, tellement hébétés par la douleur qu'il leur semblait vivre dans un cauchemar, une hallucination funèbre…

Dans la crainte des épidémies, une commission fut nommée. Dès les premières marches, le président se rejeta en arrière, épouvanté par l'odeur des excréments et des cadavres. Quand les prisonniers s'approchaient d'un soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction — pour les empêcher d'ébranler les grilles — fourraient des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas.

Ils furent généralement impitoyables. Ceux qui ne s'étaient pas battus voulaient se signaler. C'était un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois...

Un adolescent à longs cheveux blonds, mit sa face aux barreaux en demandant du pain. Roque (nouvel engagé de la garde nationale) lui ordonna de se taire. Mais le jeune homme répétait d'une voix lamentable :

  • Du pain.
  • Est-ce que j'en ai moi !

D'autres prisonniers apparurent dans le soupirail, avec leurs barbes hérissées, leurs prunelles flamboyantes, tous se poussant et hurlant :

— Du pain !

  • Tiens ! En voilà ! dit le père Roque en lâchant un coup de fusil.

Il y eut un énorme hurlement, puis rien. Au bord du baquet, quelque chose de blanc était resté... »   (G. FLAUBERT, L'éducation sentimentale)

Simone Weil (1909-1943)

Simone Weil (1909-1943) est une humaniste française.

Toute sa vie fut engagée au service de la cause ouvrière. Elle est l'une des rares philosophes à avoir partagé la « condition ouvrière.

« Les ouvriers, ou du moins beaucoup d'entre eux, ont acquis, après mille blessures, une amertume presque inguérissable qui fait qu'ils commencent par regarder comme un piège tout ce qui leur vient d'en haut, surtout des patrons ; cette méfiance maladive qui rendrait stérile n'importe quel effort d'amélioration ne peut être vaincue sans patience, sans persévérance. Beaucoup de patrons craignent qu'une tentative de réforme, quelle qu'elle soit, si inoffensive soit-elle, apporte des ressources nouvelles aux meneurs, à qui ils attribuent tous les maux sans exception en matière sociale, et qu'ils se représentent en quelque sorte comme des monstres mythologiques. Ils ont du mal aussi à admettre qu'il y ait chez les ouvriers certaines parties supérieures de l'âme qui s'exerceraient dans le sens de l'ordre social si l'on y appliquait les stimulants convenables. Et quand même ils seraient convaincus de l'utilité des réformes indiquées, ils seraient retenus par un souci exagéré du secret industriel ; pourtant l'expérience leur a appris que l'amertume et l'hostilité sourde enfoncée au cœur des ouvriers enferment de bien plus grands dangers pour eux que la curiosité des concurrents. (S. WEIL. La condition ouvrière.)

 

 

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27 juin 2021 7 27 /06 /juin /2021 08:41

 

L’OFFRANDE À LA NATURE

 

 

L'Offrande à la nature

Nature au cœur profond sur qui les cieux reposent,
Nul n'aura comme moi si chaudement aimé
La lumière des jours et la douceur des choses,
L'eau luisante et la terre où la vie a germé.

 

La forêt, les étangs et les plaines fécondes
Ont plus touché mes yeux que les regards humains,
Je me suis appuyée à la beauté du monde
Et j'ai tenu l'odeur des saisons dans mes mains.

 

J’ai porté vos soleils ainsi qu’une couronne
Sur mon front plein d’orgueil et de simplicité
Mes jeux ont égalé les travaux de l’automne
Et j’ai pleuré d’amour aux bras de vos étés

 

Je suis venue à vous sans peur et sans prudence,
Vous donnant ma raison pour le bien et le mal,
Ayant pour toute joie et toute connaissance
Votre âme impétueuse aux ruses d'animal.

 

Comme une fleur ouverte ou logent des abeilles
Ma vie a répandu des parfums et des chants,
Et mon cœur matineux est comme une corbeille
Qui vous offre du lierre et des rameaux penchants.

 

Soumise ainsi que l'onde où l'arbre se reflète,
J'ai connu les désirs qui brûlent dans vos soirs
Et qui font naître au cœur des hommes et des bêtes
La belle impatience et le divin vouloir.

 

Je vous tiens toute vive entre mes bras, Nature.
Ah ! faut-il que mes yeux s'emplissent d'ombre un jour
Et que j'aille au pays sans ombre et sans verdure
Que ne visitent pas la lumière et l'amour..
.

Comtesse de Noailles, Le cœur innombrable.

Comtesse de Noailles (1876-1933)

 

Anna de Noailles est née Anna Elisabeth Bassaraba de Brancovan en 1876 et morte en 1933. C’est une romancière et poétesse française d’origine roumaine.

La poésie d'Anna de Noailles porte plus tard témoignage de sa préférence pour la beauté tranquille et l'exubérance de la nature, alors encore sauvage, des bords du lac Léman, où sa famille possède une villa, bien qu’elle passe sa vie dans un environnement urbain.

Elle fréquente l'élite intellectuelle, littéraire et artistique de l'époque.

En 1904, elle crée avec d'autres femmes, le prix Vie Heureuse, qui deviendra en 1922 le prix Fémina

Elle est la première femme élevée au grade de commandeur de la Légion d’honneur et la première femme reçue à l'Académie royale de langue et de littérature française de Belgique…  

Elle est auteure de romans et surtout de poèmes.

 

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20 juin 2021 7 20 /06 /juin /2021 08:52

 

LES FONCTIONS DE LA CONNAISSANCE

L'IMAGINATION

 

Blaise Pascal (1623-1662)

La réflexion de Blaise Pascal

 

 

« On rencontre sa destinée souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter » (Jean de La Fontaine)

 

 

« C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux.

Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand droit de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait croire, douter, nier la raison ; elle suspend les sens, elle les fait sentir ; elle a ses fous et ses sages : et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire ; ils disputent avec hardiesse et confiance ; les autres, avec crainte et défiance : et cette gaîté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend heureux, à l'envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de honte.

Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Combien toutes les richesses de la terre insuffisantes sans son consentement !

 

 

« L’imagination est plus importante que le savoir » (Albert Einstein)

 

 

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses dans leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon, où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, que la nature lui ait donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.

Je ne veux pas rapporter tous ses effets. (...)

L'affection ou la haine change la justice de face. Et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu'il plaide ! combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges, dupés par cette apparence ! Plaisante raison qu'un vent manie, et à tout sens !

Je rapporterais presque toutes les actions des hommes qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l'imagination des hommes a témérairement introduits en chaque lieu.

 

 

« L’intelligence fait naître, l’imagination fait vivre. » (Corentin Pagis)

 

Qui voudrait ne suivre que la raison serait fou au jugement de la plus grande partie du monde. Il faut, parce qui lui a plu, travailler tout le jour pour des biens reconnus pour imaginaires ; et, quand le sommeil nous a délassés des fatigues de notre raison, il faut incontinent se lever en sursaut pour aller courir après les fumées et essuyer les impressions de cette maîtresse du monde. — Voilà un des principes d'erreur, mais ce n'est pas le seul. L'homme a eu bien raison d'allier ces deux puissances, quoique dans cette paix l'imagination ait bien amplement l'avantage ; car dans la guerre elle l'a bien plus entier : jamais la raison ne surmonte entièrement l'imagination, alors que l'imagination démonte souvent tout à fait la raison de son siège.

Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s'emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S'ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n'auraient que faire de bonnets carrés ; la majesté de ces sciences serait assez vénérable d'elle-même. Mais n'ayant que des sciences imaginaires, il faut qu'ils prennent ces vains instruments qui frappent l'imagination à laquelle ils ont affaire ; et par là, en effet, ils s'attirent le respect. (...)

L'imagination dispose de tout ; elle fait la beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde. » (PASCAL. Pensées.)

 

 

« L’inquiétude est une perte d’imagination. » (Walt Disney)

 

 

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6 juin 2021 7 06 /06 /juin /2021 08:14

 

MALI, LES RÊVES D’ANTAN !
1960-2021


ET QUELS RÊVES!
EAUTÉ,BONTÉ,SOLIDARITÉ,
AYONNEMENT,FRATERNITÉ,
'EST LE TEMPS BÉNI DU FAMEUX SLOGAN :
TOUT AFRICAIN EST CHEZ LUI AU MALI

 

Mali, un pays en marche ou en marge ?
Comment en est-on arrivé là ?

 

Un gâchis historique et humain.

 

« L’Homme est le garant de l’équilibre de la création. Ce qu’il faudrait, c’est toujours concéder à son prochain qu’il a une parcelle de vérité, et non pas dire que toute la vérité est à moi, à ma race, à ma religion. » (Amadou Hampaté-Ba)

 

 

Quels furent les objectifs de l’État malien depuis l’accession à l’indépendance en 1960  pour accéder au stade du développement ?
Qu’est-ce que le développement pour un pays pauvre ?
Quelles voies y mène-t-il, avec le maximum de chance d’y accéder ?

Ce qui est en cause essentiellement c’est la capacité pour un État, où qu’il soit, d’être autonome dans ces différents aspects essentiels de la vie de son peuple.

                      -alimentation
               -santé
               -défense
               -culture
               -économie
               -politique

Où en est le Mali à cet égard, aujourd’hui ?
Où veut-il aller ? Qu’en pensent les Maliens ?
Peut-on accéder au développement sans la Démocratie ?
Comment parvient-on-t-on à cette démocratie ?

                                                  (Professeur Tidiane Diakité)

 

 

Dans son édition du 28 mai 2021, le grand quotidien Ouest-France, publie un article qui mériterait l’attention de ceux qui ont connu ou  qui connaissent le Mali.

Parmi les nombreuses questions que sous-tend cet article, deux viennent tout de suite à l’esprit :

  • À quand l’indépendance véritable du Mali ?
  • Que compte faire le peuple malien pour changer l’image du pays et renouer avec son brillant passé ?

 

 

« L’Éducation est l’arme la plus puissante qu’on puisse utiliser pour changer le monde » (Nelson Mandela)

 

 

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9 mai 2021 7 09 /05 /mai /2021 10:22

Abraham Lincoln (1809-1865)

UN HOMME DE CONVICTION,
AU SERVICE DU DROIT ET DE LA PAIX

« Un bulletin de vote est plus fort qu’une balle de fusil » (Abraham Lincoln)

Abraham Lincoln, né en 1809 dans le Kentucky et mort assassiné en 1865 à Washington D.C., fut le 16e président des États-Unis. Il fut le premier président élu du Parti Républicain.
Il fut élu à deux reprises Président des États-Unis. La première fois en 1860, puis en 1864.

Premier Président élu du Parti Républicain de l’histoire des États-Unis, son mandat coïncide (est-ce un hasard ?) avec un faisceau de crises les pires que le pays ait connues.
Crise politico-militaire sous la forme d’une guerre civile des plus atroces et des plus dures.
Crise politique avec rejet des opposants à la politique et à la personne du Président élu.

Victime de la guerre civile, il fut assassiné non sans avoir fait admettre le XIIIe amendement des États-Unis qui abolit définitivement l’esclavage.

Rien cependant ne semblait destiner le Président Lincoln à un tel avenir de gloire et de prestige. En effet, né dans une famille modeste, après une enfance et une jeunesse difficile, sans moyens pour faire des études sérieuses. Il apprit le droit seul et grâce à ses talents d’autodidacte et à force de volonté, il devint avocat.

Puis par goût et par vocation il se lança dans la politique où il obtint le succès que l’on sait.

« Mieux vaut rester silencieux et passer pour un imbécile et parler et n’en laisser aucun doute. » (Abraham Lincoln)

« Discours sur le principe de l’égalité

[...] J'adhère pleinement à la Déclaration d'indépendance. Si le juge Douglas et ses amis ne souhaitent pas s'y conformer, qu'ils proposent donc de l'amender et qu'ils lui fassent dire que tous les hommes sont créés égaux sauf les Noirs. À nous alors de décider si, en cette année bénie de 1858, la Déclaration d'indépendance doit ou non être amendée en ce sens. Dans l'interprétation de la Déclaration qu'il a donnée l'an dernier, il a prétendu qu'elle avait un seul sens, à savoir que les Américains d'Amérique sont égaux aux Anglais d'Angleterre. Lorsque je lui ai fait remarquer qu'à ce compte-là il excluait les Allemands, les Irlandais, les Portugais et tous ceux, venus d'ailleurs, qui nous ont rejoints depuis la révolution, il s'est alors mis à réinterpréter son interprétation ; et voilà que, dans son tout dernier discours, il nous dit que la Déclaration parle en réalité d'« Européens ». [...]

Si mes déclarations sur [le] thème de l'esclavage des Noirs peuvent être déformées, elles ne sauraient faire l'objet d'aucune méprise. J'ai dit que la Déclaration, telle que je la comprends, ne signifie pas que tous les hommes soient créés égaux à tous égards. Ils ne sont pas égaux par la couleur. Mais le texte, je pense, signifie bel et bien que tous les hommes sont égaux à certains égards, notamment pour ce qui est de leur droit « à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur ». Le Noir n'est assurément pas notre égal par la couleur — ni peut-être dans de nombreux autres domaines ; mais, s'agissant du droit de manger le pain qu'il a gagné de ses propres mains, il est l'égal de tous les autres hommes, qu'ils soient blancs ou noirs. Affirmer qu'on a reçu davantage n'autorise personne à le priver du peu qui lui a été donné. Tout ce que je demande pour l'homme noir, c'est que ceux qui ne l'aiment pas le laissent tranquille. Si Dieu lui a donné peu, ce peu-là, qu'il en profite. [...] » (Abraham Lincoln) [extrait du livre de Bernard Vincent, Abraham Lincoln, Le pouvoir des mots, Lettres et discours, L’Archipel]

 

 

« Lorsque l’homme s’habitue à voir les autres porter les chaînes de l’esclavage, c’est qu’il accepte lui-même un jour de les porter. » (Abraham Lincoln)

 

 

 

L’auteur du livre « Abraham Lincoln, Le pouvoir des mots, Lettres et discours », Bernard Vincent, professeur émérite d’histoire et civilisation américaines à l’Université d’Orléans, ancien président de l’Association française d’études américaines, il a consacré de nombreux ouvrages à l’histoire des États-Unis, notamment Thomas Paine ou la religion de la liberté (Aubier-Montaigne, 1987), Amistad: les mutins de la liberté (L'Archipel, 1998), Histoire des États-Unis (Flammarion, «Champs», 2008, en collaboration), ainsi qu'une biographie, Lincoln, l'homme qui sauva les États-Unis (L'Archipel, 2009).

« J’ai une grande confiance dans le peuple. Si on lui dit la vérité, on peut compter sur lui pour faire face à n’importe quelle crise nationale. L’important est de lui présenter la réalité des faits. » (Abraham Lincoln)


 

 

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2 mai 2021 7 02 /05 /mai /2021 07:36

C’ÉTAIT HIER : XIXe-XXe SIÈCLE
L’ÈRE COLONIALE

 

 

Les Français en Afrique

 

Un continent sous domination européenne
    Comment civiliser les « indigènes »

 

Pour un récit de cette période particulière de la rencontre des Français et des Africains, un témoin des plus qualifiés.
Né au Soudan français en 1900, mort en Côte d’Ivoire en 1991, Amadou Hampaté Bâ, surnommé le « sage de Bandiagara » (Mali), fut un homme de mesure, intelligent, modeste, érudit, d’une intégrité morale exemplaire.
Parmi les objectifs pour lesquels il s’est battu, celui d’une coopération véritable, sans volonté de domination d’un camp sur l’autre, mais une vraie fraternisation, une osmose.
S’il fut un temps membre du Conseil Exécutif de l’UNESCO, c’est sans aucun doute dans l’espoir secret de pouvoir défendre les traditions et cultures africaines, sans le respect desquelles par les « maîtres des indigènes », son rêve d’entente réelle et de coopération véritable et d’émancipation, d’épanouissement de tous, ne serait qu’un vœu pieux.

 

« Ce qu’il faudrait, c’est concéder à son prochain qu’il a une parcelle de vérité et non pas de dire que toute la vérité est à moi, à mon pays, à ma race, à ma religion. » (Amadou Hampaté Bâ)

 

Sans constituer une « bible » de la colonisation française en Afrique, son ouvrage « Oui mon commandant » rend compte dans une large mesure, de la rencontre des deux peuples, et en même temps apporte une explication de l’échec de son idéal, d’une rencontre pacifique et fructueuse pour tous, Français et Africain.

 

 

« En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » (Amadou Hampaté Bâ)

 

 

Comment civiliser les « indigènes »
     Du « commerce muet » à la domination des esprits

« Sans en saisir encore tous les aspects, je commençais à me faire une idée sur le fonctionnement du système colonial et sur les différentes phases qu'il avait connues au cours des temps.

Avant les grandes explorations, il y avait d'abord eu la période du "commerce muet", celle où les Européens, arrivés en bateau sur les côtes africaines, déposaient leurs objets et marchandises sur une plage, allumaient un grand feu et retournaient sur leurs bateaux ; les Africains, qui voyaient la fumée de loin, sortaient alors des forêts riveraines, venaient prendre les objets européens et déposaient en échange leurs propres richesses sur la plage. Nous connaissions cette époque à travers la légende qui en était née : les populations côtières avaient cru les Européens "fils de l'eau", servis par les esprits des océans...

Plus tard, après les grandes explorations, était venue la période de la conquête (approximativement de 1848 à 1892) qui permit l'installation de comptoirs commerciaux ; puis celle de l'occupation militaire (de 1893 à 1904 selon les lieux). Dans les régions du Mali que j'ai connues personnellement, l'administration militaire, bien que très dure, était néanmoins assez juste et ne pratiquait pas encore l'exploitation systématique des populations. Les militaires étaient des hommes fiers, parfois fantaisistes, mais généralement ils tenaient leur parole et se souciaient surtout de servir l'honneur de la France. Plutôt que des amasseurs de fortune, c'étaient des idéalistes à leur manière. Ils aimaient commander, mais ils ne pillaient pas. Lors de leur pénétration dans le pays, bien des peuples africains les considérèrent comme une armée à l'égal d'une autre, et plusieurs passèrent même alliance avec eux pour mieux lutter contre leurs propres ennemis. A cette époque, les Africains n'avaient aucune idée de ce qui les attendait.

Les choses changèrent avec la phase suivante, qui vit la mise en place de l'administration civile (entre 1895 et 1905 selon les pays). Le réseau administratif se ramifiait selon une hiérarchie descendante : au sommet, il y avait le Gouverneur général ; ses instructions, inspirées de Paris, étaient transmises aux différents gouverneurs des territoires, qui les répercutaient à leur tour aux administrateurs civils des colonies, appelés "commandants de cercle", pour exécution sur le terrain. L'administration coloniale, qui avait commencé par s'appuyer sur les chefferies traditionnelles, les évinça peu à peu ou les absorba en en faisant des "chefs de canton" soumis à son autorité ; le roi Aguibou Tall, par exemple, installé par le colonel Archinard à Bandiagara en 1893, fut destitué en 1902. La première mission de l'administration fut de recruter de gré ou de force tous les fils de chefs pour les envoyer à l'école française et les doter d'une instruction élémentaire, afin d'en faire de futurs employés subalternes de l'administration ou des maisons commerciales, et, surtout, de fidèles serviteurs de la France, sevrés de leurs traditions ancestrales ; c'est ce type de formation scolaire que j'avais connu. L'accès à un enseignement plus poussé n'apparaîtra que plus tard.

Puis vint le règne des chambres de commerce (celle du Haut-Sénégal-Niger fut fondée en 1913 à Bamako). Alors seulement apparut l'exploitation systématique des populations sur une grande échelle, l'instauration des cultures obligatoires, l'achat des récoltes à bas prix, et surtout le travail forcé pour réaliser les grands travaux destinés à faciliter l'exploitation des ressources naturelles et l'acheminement des marchandises. Le commerce européen s'empara des marchés : les chambres de commerce de Bordeaux et de Marseille établirent des succursales en Afrique ; des maisons spécialisées s'installèrent dans les principales villes du pays. C'est à cette époque que débuta ce que l'on peut appeler la "colonisation économique", servie par l'infrastructure administrative qui, de bon ou de mauvais gré, devait faire exécuter les ordres venus de plus haut. Certains commandants de cercle, en effet, rejetons de la vieille noblesse française ou épris d'un idéal "civilisateur", ne voyaient pas d'un bon œil l'empire grandissant des chambres de commerce locales et répugnaient à servir leurs ambitions ; mais qu'il s'agisse de la levée des impôts ou des récoltes obligatoires, force leur fut de s'incliner.

Mes différentes fonctions, au secrétariat du gouverneur comme dans les cercles de brousse, me permirent de découvrir peu à peu l'organisation du système d'exploitation agricole, qui me fut également exposé par Wangrin (1). Le schéma était le suivant.

Selon les besoins des industries métropolitaines (industries textiles, oléagineuses ou autres), le ministre des Colonies, saisi par les chambres de commerce françaises, transmettait les desiderata de ces dernières au Gouverneur général de l'AOF (Afrique occidentale française) ou de l'AEF (Afrique équatoriale française). En concertation avec les gouverneurs locaux, une répartition des matières premières à livrer était établie entre les différents territoires, puis entre les cercles ; au bout du circuit, les chefs de canton recevaient de leur commandant de cercle l'ordre de fournir, selon les régions concernées, tant de tonnes d'arachides, de kapok, de coton ou de latex, ordre qu'ils répercutaient eux-mêmes aux chefs de village. Les paysans devaient livrer les quantités demandées, quitte à négliger gravement leurs propres cultures vivrières.

Pour faciliter les livraisons, on créa le système des "foires périodiques". Les paysans devaient y amener leurs produits souvent de fort loin, à leurs frais, la plupart du temps à dos d'homme, et pour un prix d'achat dérisoire. Ce prix était en effet fixé par les chambres de commerce locales, qui fixaient également les prix de vente des produits manufacturés... Il fallut rien moins que l'astuce et l'audace d'un Wangrin, à Bobo Dioulasso, pour réussir à s'introduire clandestinement dans ce circuit, à en fausser les données au détriment des gros commerçants européens de la place et à réaliser, au nez et à la barbe des pontes de la chambre de commerce, des profits substantiels qui furent le point de départ de sa fabuleuse fortune (2).

Avant mon départ de Ouahigouya, j'avais entendu dire que le démembrement récent de la Haute-Volta répondait beaucoup plus à un besoin d'aménagement de l'exploitation des ressources naturelles et à la pression des grandes chambres de commerce sur le gouvernement de Paris qu'à une réelle nécessité administrative... Avec d'autres, je prenais peu à peu conscience des faiblesses ou des abus de l'organisation coloniale dans laquelle nous étions nés ; mais, à l'époque, nous n'imaginions même pas qu'elle puisse disparaître un jour. Nous espérions seulement qu'elle s'améliorerait avec le temps...

Depuis, les situations se sont modifiées, mais, hélas, les règles qui président aux échanges internationaux restent les mêmes dans leurs grandes lignes : acheter le moins cher possible les matières premières, et revendre le plus cher possible les produits manufacturés. La colonisation économique n'a fait que prendre un autre visage. Tant que l'on ne se suffit pas à soi-même, on reste nécessairement l'esclave de son approvisionneur.

                                                                                              

 

Face nocturne et face diurne...

 

Certes, la colonisation a existé de tous temps et sous tous les cieux, et il est peu de peuples, petits ou grands, qui soient totalement innocents en ce domaine – même les fourmis colonisent les pucerons et les font travailler pour elles dans leur empire souterrain !... Cela ne la justifie pas pour autant, et le principe en reste haïssable. Il n'est pas bon qu'un peuple en domine d'autres. L'Humanité, si elle veut évoluer, se doit de dépasser ce stade. Cela dit, quand on réclame à cor et à cri la justice pour soi, l'honnêteté réclame qu'on la rende à son tour aux autres. Il faut accepter de reconnaître que l'époque coloniale a pu aussi laisser des apports positifs, ne serait-ce, entre autres, que l'héritage d'une langue de communication universelle grâce à laquelle nous pouvons échanger avec des ethnies voisines comme avec les nations du monde... A nous d'en faire le meilleur usage et de veiller à ce que nos propres langues, nos propres cultures, ne soient pas balayées au passage.

Comme le dit le conte peul Kaïdara, toute chose existante comporte deux faces : une face nocturne, néfaste, et une face diurne, favorable ; la tradition enseigne en effet qu'il y a toujours un grain de mal dans le bien et un grain de bien dans le mal, une partie de nuit dans le jour et une partie de jour dans la nuit (3)...

Sur le terrain, la colonisation, c'étaient avant tout des hommes, et parmi eux il y avait le meilleur et le pire. Au cours de ma carrière, j'ai rencontré des administrateurs inhumains, mais j'en ai connu aussi qui distribuaient aux déshérités de leur circonscription tout ce qu'ils gagnaient et qui risquaient même leur carrière pour les défendre. Je me souviens d'un administrateur commandant de cercle à qui le gouverneur avait donné ordre de faire rentrer l'impôt à tout prix. Or, la région avait connu une année de sécheresse et de famine, et les paysans n'avaient plus rien. L'administrateur envoya au gouverneur un télégramme ainsi rédigé : "Là où il n'y a plus rien, même le roi perd ses droits." Inutile de dire qu'il fut considéré comme "excentrique" et rapidement rapatrié.

Serait-il juste de frapper du même bâton des professeurs honnêtes, des médecins ou des religieuses dévoués, de hardis et savants ingénieurs, et d'un autre côté quelques petits commandants mégalomanes et neurasthéniques qui, pour calmer leurs nerfs ou compenser leur médiocrité, ne savaient rien faire d'autre qu'asticoter, amender et emprisonner les pauvres "sujets français" et leur infliger des punitions à tour de bras ? Quelque abominable qu'ait pu être la douleur infligée à tant de victimes innocentes, ou le coût terrible en vies humaines des grands travaux dits d"'utilité publique", cela ne doit pas nous conduire à nier le dévouement d'un professeur formant les instituteurs ou les médecins de demain.

 

« L’Homme, c’est l’Univers en miniature. L’Homme et le monde sont interdépendants. L’Homme est le garant de l’équilibre de la création. » (Amadou Hampaté Bâ)

 

Les populations africaines, si rapides à épingler les travers ou les qualités d'un homme à travers un surnom, savaient bien faire la différence.

C'est ainsi que j'ai connu le commandant Touk-toïga, "Porte-baobab", qui ne se privait pas de faire transporter des baobabs à tête d'homme sur des dizaines de kilomètres ; les commandants "Diable boiteux" ou "Boule d'épines", qu'il était risqué d'approcher sans précautions, ou Koun-flen-ti, "Brise-crânes"... Mais, il faut le dire, ils étaient souvent aidés dans leurs actions inhumaines ou malhonnêtes par de bien méchants blancs-noirs : le commandant Koursi boo, "Déculotte-toi" (sous-entendu "pour recevoir cinquante coups de cravache sur les fesses"), était assisté par le brigadier des gardes Wolo boosi, ou "Dépouille-peau" ; le commandant "Porte-baobab" avait un garde au nom évocateur : Kankari, "Casse-cous" ; le commandant Yiya maaya, "Voir et mourir", avait son ordonnance Makari baana, "Finie la compassion". Et le commandant Boo doum, "Mange tes excréments", dont la triste spécialité s'exerçait à l’encontre des prisonniers dans leur cellule, était flanqué d'un garde de cercle Nyegene min, "Avale tes urines". J'en ai connu plusieurs personnellement. Beaucoup plus tard, curieux de savoir ce qu'ils étaient devenus, j'en ai visité certains en France. Bizarrement, leur fin de vie fut souvent très pénible, et leur sort, dans des hôpitaux ou des asiles, à peine plus enviable que celui de leurs victimes (je pense en particulier aux commandants "Brise-crânes" et "Mange tes excréments").

Mais il y avait aussi les commandants Fa nyouman, "Bon papa" ; Fana te son, "Calomniateur n'ose" ; Ndoun-gou lobbo, "Heureux hivernage" ; Lourral maayi, "La mésentente est morte" ; et Alla-ya-nya, "Dieu l'a lustré". Sans parler du docteur Maayde woumi, "La mort est aveuglée" ; de l'instituteur Anndal rimi, "Le savoir a fructifié" ; et de l'ingénieur Tiali kersi, "Les cours d'eau sont mécontents", car il les aménageait...

En règle générale, les tout-puissants administrateurs coloniaux, "dieux de la brousse" incontestés, présidents des tribunaux et qui pouvaient infliger sans jugement des peines dites "mineures" mais renouvelables, inspiraient une telle crainte que, bons ou méchants, en leur présence l'expression conjuratoire "Oui mon commandant" sortait de la bouche des sujets français comme l'urine d'une vessie malade.

Mais, derrière cette expression devenue rituelle, l'humour, cette grande arme des Africains "noirs-noirs", gardait tous ses droits. Une anecdote, entre bien d'autres, en témoigne.

O imbécillité drue !

 

Un jour, un commandant de cercle décida d'accomplir une tournée dans la région. Or, on était à la saison des pluies, et la route longeait un terrain argileux encaissé entre deux rivières. Il appela le chef de canton : "Il faut me faire damer cette route par tes villageois pour la durcir et la tenir au sec. Je ne veux pas que ma voiture s'enfonce !" – "Oui mon commandant !", dit le chef de canton, qui ne pouvait dire autre chose. Alors il appela les habitants de plusieurs villages, leur dit de prendre leurs outils à damer, sortes de tapettes en bois en forme de pelles aplaties dont on frappait le sol pour le compacter et le durcir, et les envoya sur la route. Jadis, toutes les routes de l'Afrique, sur des milliers de kilomètres, ont été ainsi damées à main d'homme.

Et voilà les villageois, hommes, femmes et enfants, qui se mettent à taper dans le sol humide et bourbeux. Ils tapent, ils tapent à tour de bras, au rythme d'un chant qu'ils ont composé pour la circonstance. Et tout en tapant, ils chantent et ils rient. J'ai entendu leur chant. En voici quelques passages

 

Imbécillité, ô imbécillité drue !
                   Elle nous ordonne de dépouiller,

                  de dépouiller la peau d'un moustique
                   pour en faire un tapis,

                  un tapis pour le Roi.
                  Ma-coumandan
veut que sa voiture passe.
                  Il ressemble à l'homme qui veut faire sa prière
                 sur une peau de moustique
                 étendue sur le sol.

Sur l'eau le chef veut s'asseoir,
                   s'asseoir pour boire sa bière.
                  Certes, le chef est le chef,
                  mais l'eau est comme une reine,
                  et la reine avale toutes choses.
                  Ma-coumandan
ne sait pas
                  que l'eau avale tout.
                  Elle avalera même
ma-coumandan !

Tapons ! Tapons docilement.
                   Tapons fort dans la boue,
                   dans la boue détrempée.
                  Ma-coumandan
nous croit idiots,
                  mais c'est lui qui est imbécile
                  pour tenter de faire une route sèche
                  dans de la boue humide.

Si la voiture de ma-coumandan s'enfonce,
                   il nous défoncera les côtes.
                  Gare à nos côtes, gare à nos côtes !
                  Tapons fort, tapons sans peur,
                  sans peur des éclaboussures de boue.
                  La pluie de Dieu est là,
                 elle tombe, elle mouille,
                 elle lavera même notre sueur.
                 Tapons, tapons fort, tapons dur,
                 tapons dans la boue humide !...

 

Le commandant, accompagné de son interprète et de son commis, vint visiter le chantier. Les frappeurs chantèrent et rirent de plus belle. Le commandant, tout réjoui, se tourna vers l'interprète : "Mais ils ont l'air très contents !" s'exclama-t-il. Il y avait des secrets que ni les interprètes, ni les commis, ni les gardes, ne pouvaient trahir. "Oui mon commandant !" répondit l'interprète... » (Amadou Hampaté Bâ)

« Riez et rions ensemble car le rire est le meilleur thermomètre de la santé et du bonheur. » (Amadou Hampaté Bâ)

 

 

(1)[Cf. L'Etrange Destin de Wangrin, p. 271.
(2)
[Ibid., p. 275 et suiv.]
(3)[Cf.
Njeddo Deival mère de la calamité, p. 90, et Contes initiatiques peuls, p. 111.]

 

 

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18 avril 2021 7 18 /04 /avril /2021 07:58

 

LE MALI (EX SOUDAN FRANÇAIS) DE L’ÈRE COLONIALE

 

 

Évocation par un sage érudit malien
Amadou Hampaté-Bâ

 

(Né en 1900 à Bamako (Mali) et mort en 1991 à Abidjan (Côte d’Ivoire)

 

 

« En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » (Amadou Hampaté Bâ)

 

 

Un temps membre du Conseil Exécutif de l’UNESCO, il se fit connaître par la défense constante des traditions et cultures africaines, qui, pour lui avaient pour seul rôle de libérer les esprits et de les élever. Considéré comme une véritable bibliothèque des traditions africaines, ses œuvres sont un monument en ce domaine. Son œuvre nous permet de voir l’administration coloniale d’Afrique et ses rapports avec la situation africaine.

Le texte suivant, extrait de « Oui mon commandant1 ! » en est un exemple édifiant.

 

 

« Vacances à Koniakary

Depuis le mois de janvier 1927, donc un peu avant la visite de Haman Nouh à mon domicile, j'étais enfin entré, à la suite d'un examen spécial, dans le cadre envié des commis, avec le grade de "commis expéditionnaire adjoint de première classe". Je travaillais en liaison étroite avec le chef de cabinet, l'administrateur Bailly. C'était un homme simple et bon. Marié à une femme du pays, il faisait partie - avec le commandant de Coutouly - de ces rares Français qui avaient reconnu officiellement leurs enfants métis. Il était si généreux que tous les habitants de Fadan N'Gourma - village d'origine de son épouse - pouvaient loger chez lui et à ses frais. Il avait fait aménager à côté de son logement un ensemble de cases que l'on appelait "le camp des beaux-parents de Bailly" ; tout voyageur venant de Fadan N'Gourma y trouvait gîte, nourriture et couchette.

Une petite anecdote illustre bien son caractère.

Depuis le départ de Demba Sadio, comme je ne disposais plus de sa bicyclette pour venir travailler, je venais au bureau à pied. Un matin, M. Bailly m'avait fait appeler peu après l'ouverture des bureaux, mais on lui répondit que je n'étais pas encore arrivé. Quand j'allai me présenter à lui, il m'interrogea sur les raisons de mon retard : "Monsieur le chef de cabinet, lui répondis-je, j'habite très loin et je fais le chemin à pied. Aujourd'hui, je ne me suis pas préparé suffisamment à temps. Je vous prie de m'excuser." Il ne répondit rien. C'était un homme très calme, qui ne parlait pas beaucoup.

Vers midi, il m'appela dans son bureau. Il me remit un pli et me demanda d'aller le porter à M. Hourcailloux, patron d'un magasin à Ouagadougou et représentant des Etablissements Boussac. En sortant du bureau je me rendis directement au magasin. M. Hourcailloux lut le pli, alla chercher une "bicyclette auto-moto" toute neuve et me la remit pour M. Bailly. N'osant pas la monter, je l'amenai à la main à la maison, puis, après le déjeuner, au bureau, j'allai prévenir M. Bailly : "Monsieur le chef de cabinet, M. Hourcailloux m'a remis une bicyclette pour vous. Je l’ai rangée dans le vestibule." Sans lever la tête de son travail ni même aller voir la bicyclette, il dit : "Gardez-la » — c'était l'un des rares administrateurs à vouvoyer les employés indigènes — "je crois qu'avec cela vous n'arriverez plus en retard..."Or, à l'époque, une telle bicyclette coûtait près de 1 200 francs !

C'est donc grâce à M. Bailly que j'eus ma première "bicyclette auto-moto", que je garderai longtemps. Par la suite, une relation d'amitié et de confiance s'instaura entre nous. et il cessa de me vouvoyer. Beaucoup plus tard, vers 1935, alors que je me trouvais en fonctions à Bamako et lui commandant de cercle à Nioro (actuel Mali), j'ai eu l’occasion de lui manifester ma gratitude en témoignant en sa faveur, alors qu'il se trouvait injustement accusé dans une affaire dont il n'était pas responsable. (J'en parlerai en son temps.)

 

 

« Je pense à cette humanité analphabète, il ne saurait être question de livres ni d’archives écrites à sauver des insectes, mais il s’agira  d’un gigantesque monument oral à sauver de la destruction par la mort, la mort des traditionalistes qui en sont les seuls dépositaires. Ils sont hélas au déclin de leurs jours. Ils n’ont pas partout préparé une relève normale. En effet, notre sociologie, notre histoire, notre pharmacopée, notre science de la chasse, et de la pêche, notre agriculture, notre science météorologique, tout cela est conservé dans des mémoires d’hommes, d’hommes sujets à la mort et mourant chaque jour. Pour moi, je considère la mort de chacun de ces traditionalistes comme l’incendie d’un fonds culturel non exploité. »  (Amadou Hampaté Bâ)

 

Depuis le départ de Demba Sadio en 1925, nous avions habitude de nous écrire assez souvent. Notre courrier, régulier et plutôt volumineux, inquiéta la direction de la Sûreté, qui le soumit à une surveillance discrète. Un jour, le receveur principal des Postes, M. N'Diouga N'Diaye, m'avertit à mots couverts : "Jeune homme, il faut faire très attention à ce que vous écrivez à votre ami Demba Sadio. Dites-lui d'en faire autant." Je compris tout de suite que notre correspondance passait au contrôle avant de nous être livrée.

L'époque était celle où le slogan "L'Afrique aux Africains" venait d'être lancé par un groupe d'intellectuels africains que l'on qualifiait de "bolchevistes". Un Soudanais, Tiemoko Garan Kouyaté, sorti de l'Ecole normale d'Aix-en-Provence3, faisait partie des grands suspects dont on recherchait anxieusement les correspondants. L'épaisseur de nos courriers nous rendant éminemment suspects, sans doute pensa-t-on que nous étions un maillon de la chaîne des bolchevistes noirs. La surveillance en fut pour ses frais, car si nos lettres étaient volumineuses, c'est que Demba Sadio avait attrapé mon virus de la collecte des traditions orales et que, dès cette époque, il avait pris l'habitude de m'envoyer les contes, légendes ou récits historiques qu'il recueillait dans sa région ; il le fera d'ailleurs sa vie durant, et nombre de ses envois figurent encore dans mes archives. Les Bâ et les Diallo étant liés par la relation de "cousinage à plaisanterie" qui permet une grande liberté de langage, il m'appelait "Petit Peul" et signait "Dieudonné", du nom chrétien qu'il avait reçu dans l'école religieuse où il avait fait ses premières études. Voilà qui devait sembler encore plus suspect à nos fins limiers de la Sûreté, toujours prêts à voir des codes chiffrés partout...

 

Au cours de l'année 1926, j'avais effectué un rapide aller et retour pour Bandiagara, mais la durée de mon congé ne m'avait pas permis de pousser jusqu'à Koniakary. J'avais grande envie de revoir mon ami.

Un jour de l'été 1927, alors que je faisais signer le courrier au gouverneur Hesling, celui-ci me demanda ce que devenait Demba Sadio. Je lui donnai de ses nouvelles et profitai de l'occasion pour lui dire combien je souhaitais obtenir un mois de permission pour aller le voir à Kayes, dans sa famille. "Fais ta demande par écrit", me dit le gouverneur. Le lendemain même je déposais ma demande, et le surlendemain, par décision du 18 juillet 1927, une réquisition de transport Ouagadougou-Bamako-Kayes et retour me fut accordée, pour moi, ma femme et mon premier fils, Cheick Ahmed Bâ, âgé de seize mois. Une ampliation de cette décision fut envoyée aux commandants de cercle de Bamako et de Kayes, afin que ces autorités me mettent en route sans difficultés dès l'expiration de mon congé.

Ma femme s'arrêta à Bandiagara, où se trouvait déjà notre petite fille Kadidja. De mon côté, prévoyant de passer à Bandiagara à mon retour, je poursuivis directement sur Bamako pour voir ma famille, et de là je gagnai la ville de Kayes par le chemin de fer. A l'époque, le train ne marchant pas la nuit, il fallait deux journées pour franchir les quelque quatre cents kilomètres qui séparaient les deux villes. Les voyageurs passaient une nuit à Toukoto, avec tout ce que cela comportait de dérangement pour eux-mêmes et pour les habitants chez qui ils descendaient à l'improviste pour demander l'hospitalité. L'Afrique de la brousse ignorait l'hôtel — et l'ignore encore en bien des adroits. L"'hospitalité rémunérée", importation occidentale amenée par la colonisation, demeurait limitée aux capitales et grands centres urbains que les Africains traditionnels appelaient — et appellent encore souvent — toubaboudougou : "village de toubabs". En dehors de ces "toubaboudougou", n'importe qui pouvait, n'importe quand, venir demander l'hospitalité à n'importe qui. Les mots "Je suis l'hôte que Dieu vous envoie" suffisaient à faire s'ouvrir les portes comme sous l'effet d'un Sésame magique. Le voyageur de passage était un hôte sacré, et il n'était pas rare que le chef de famille lui abandonne sa propre chambre.

 

Durant le voyage, je me remémorai l'histoire de la ville de Kayes, où vivait mon ami Demba Sadio. En 1855, le général Faidherbe y avait débarqué pour dégager Paul Holl assiégé par Tierno Oumar Baïla, généralissime de Tannée toucouleure d'El Hadj Omar2 ; en 1898, c'est là que Aimamy Samory2 Touré avait été jugé et condamné à la déportation au Gabon. Enfin, Kayes avait été, depuis 1891, la première  capitale de la colonie du Haut-Sénégal-Moyen-Niger, avant d'être elle-même, à partir de 1908, supplantée par Bamako avec le gouverneur Clozel. C'est également à Kayes que fut créée la première "Ecole des otages", transférée ensuite à Bamako sous le nom d"'Ecole des fils de chefs", puis rebaptisée "Ecole professionnelle".

 

 

« Ne regrette rien, il faudra toujours continuer à apprendre et à te perfectionner, et ce n’est pas à l’école que tu pourras le faire. L’école donne des diplômes, mais c’est dans la vie qu’on se forme. »  (Amadou Hampaté Bâ)

 

 

Située sur la rive gauche du fleuve Sénégal, à environ sept cents kilomètres de Saint-Louis, Kayes est considérée comme l'un des points les plus chauds du globe ; à la saison sèche, il y fait plus de quarante-cinq degrés à l'ombre ! Cela ne l'empêche pas d'être le rendez-vous animé des commerçants de diverses ethnies des pays environnants : les artisans y voisinent avec des pêcheurs et croisent dans les mes des pasteurs peuls ou des Maures nomades et semi-nomades.

J'arrivai à Kayes sous une pluie battante. Cette année-là, l'hivernage était exceptionnellement pluvieux. Je trouvai à la gare mon ami Demba Sadio Diallo, toujours flanqué de son griot Bokardari Sissoko, anciennement en service avec nous à Ouagadougou et qui le suivait partout. Nos retrouvailles furent chaleureuses, marquées des inévitables plaisanteries qui émaillent les rencontres entre membres des clans Bâ et Diallo. Mon ami m'installa confortablement dans sa concession, puis il m'emmena au bureau du commandant de cercle pour faire viser mes papiers.

 

Secs malgré la pluie...

 

Mon maître Tierno Bokar, averti de mon voyage, m'avait écrit pour me dire d'aller saluer de sa part à Kayes le Chérif Mohammad El Mokhtar, qui était alors la personnalité la plus marquante de l'ordre musulman tidjani au Soudan français. Demba Sadio m'emmena donc chez ce très savant marabout, que lui-même fréquentait assidûment. A l'occasion de cette visite, nous vécûmes une aventure que je crois intéressant de rapporter, tant en raison de son étrangeté que pour les réflexions qu'elle fera naître dans mon esprit bien des années plus tard, à la lumière d'autres événements.

  Notre départ pour Koniakary, lieu de résidence du père de Demba Sadio, était fixé pour le lendemain. Or la pluie ne cessait de tomber nuit et jour, nous n'avions pas de montures et Koniakary était à deux jours de marche. Au moment de prendre congé du Chérif, mon ami Demba me poussa à lui demander de prier pour nous afin que nous ne soyons pas trempés par la pluie, car nous n'avions pas de porteurs et nous transportions nos effets dans de simples baluchons. Il ne doutait pas des pouvoirs spirituels Chérif ; d'une façon générale les Africains sont persuadés que les marabouts peuvent tout, à plus forte raison s’ils appartiennent à une lignée prestigieuse — ce qui était — le cas de notre marabout puisque, comme l'indiquait son appellation de "Chérif", il était un descendant du saint Prophète Mohammad lui-même.

  Je formulai la demande au Chérif. Il sourit : "Oui, je sais que la rumeur m'attribue des pouvoirs miraculeux. Mais vous, qui êtes des garçons intelligents, ne vous méprenez point. Je n'ai aucun pouvoir, je suis exactement comme vous. Seul Dieu a la force, le pouvoir, la science et la sagesse.

—Certes, répliquai-je, Dieu seul est tout-puissant. C'est pourquoi nous souhaiterions que tu le pries pour nous, car nous savons que tes prières sont efficaces.
—Vous croyez sincèrement que mes prières sont efficaces ?
—Oui ! fîmes-nous d'une seule voix. Nous y croyons, et fermement !"

Alors le Chérif, toujours en souriant, nous dit : "Puisque vous avez foi en mes prières, c'est votre foi qui comptera, et non mes prières. Approchez et tendez vos mains." Nous lui tendîmes nos mains, paumes ouvertes face au ciel. Il les rapprocha, saisit nos doigts et, après avoir récité la ratifia, dit d'un ton presque de plaisanterie, comme s'il ne se prenait pas au sérieux lui-même :

"O mon Dieu ! Allâhouma ! Tu sais mieux que moi que je ne peux rien. Moi aussi je sais que je ne peux rien, mais ces deux garçons croient que je peux quelque chose. Mon seul pouvoir, c'est de te transmettre les demandes de ceux qui s'adressent à moi. Demba et Amadou disent avoir foi en mes prières, et moi j'ai foi en ton pouvoir et en ta bonté. Aussi je te conjure, O mon Dieu ! de garantir ces deux jeunes gens de toute pluie depuis Kayes jusqu'à Koniakary. Que la pluie vienne devant eux, derrière eux, sur leur droite et sur leur gauche, mais pas sur eux. Protège-les, O Dieu ! comme tu préserves certains brins d'herbe au milieu de grands incendies. Tu es le Seigneur que chacun implore, consciemment ou inconsciemment. Tu es l'Entendeur de ceux qui t'appellent, Tu es le Maître de l'ensemble des êtres, Toi le Clément, le Miséricordieux ! Amine !" Notre "Amine !" fit écho au sien, puis chacun de nous se passa les mains sur le visage jusqu'à la poitrine.

Le lendemain de bonne heure, Demba Sadio, son griot et moi, nos paquets sur l'épaule, prîmes la route de Koniakary. Comme par miracle, il ne pleuvait pas sur Kayes, tandis que Kayes-n'tini (le "Petit Kayes"), situé sur la rive droite du fleuve et que nous devions rejoindre, était noyé sous l'averse. Une pirogue nous fit traverser le fleuve sous un soleil brillant de clarté. Dès notre débarquement à Kayes-n'tini, l'averse y cessa, et ce fut au tour de la ville de Kayes, gagnée par les nuages, de subir une pluie torrentielle. Toute la journée, nous marchâmes d'un bon pas sans jamais être touchés par une seule goutte de pluie, les averses semblant se déplacer au fur et à mesure de notre avance. Ceux que nous rattrapions sur la route étaient trempés jusqu'aux os, tout comme ceux qui nous rattrapaient. Ils nous regardaient sans en croire leurs yeux. A Kabatté, nous fîmes étape chez un ami de Demba Sadio. Toute la nuit la pluie tambourina sur les toitures, lançant par moments des rafales crépitantes comme pour se venger de n'avoir pu nous atteindre. Le lendemain matin, le soleil était radieux ; il nous accompagna durant toute la journée et nous ne reçûmes pas la moindre goutte de pluie, alors que partout ailleurs il pleuvait sans arrêt.

A notre arrivée à Koniakary, tout le monde nous demanda où nous avions caché nos parapluies et nos vêtements mouillés, car il était impensable que nous ayons été épargnés par la pluie diluvienne qui tombait sur tout le Diombougou depuis dix jours. Tout le pays était trempé. Nous seuls étions complètement secs.

Pour un esprit cartésien, notre aventure ne fut rien d'autre que l'effet d'une coïncidence extraordinaire, mais hasardeuse. Pour nous, il était hors de doute que c'était là une manifestation patente de la puissance divine déclenchée en notre faveur par les prières du Chérif Mohammad El Mokhtar — d'autant que les "prières pour la pluie", chez les musulmans comme chez les Africains traditionnels, étaient alors pratique courante. Quant à moi, après une longue existence, je ne crois toujours point au "hasard", mais plutôt à une loi des coïncidences dont nous ne connaissons pas le mécanisme. Certaines coïncidences sont parfois si heureuses et si à propos — surtout si elles se renouvellent assez souvent et à bon escient — qu'elles semblent être l'effet de quelque intelligence qui nous dépasse. Or on peut tout dire du hasard, sauf qu'il est intelligent...

Le père de mon ami, Sadio Samball Diallo, fils du roi Samballa Diallo et chef de la province, nous fit héberger chez son "grand captif, c'est-à-dire le doyen et le chef de ses serviteurs. On nous choya comme des princes. Je passai deux nuits à Koniakary. Chaque jour, Demba Sadio et moi allions saluer son père et assister à ses audiences. Nous ne pouvions guère sortir, car la pluie n'arrêtait pas. Le chef Sadio Samballa fut très touché par la puissance des liens d'amitié qui m'attachaient à son fils. Quand je demandai congé, il réunit son conseil et annonça à tous ses administrés que je devenais son fils au même titre que Demba. Il me donna l'une de ses propres montures, un superbe étalon gris réputé pour sa vitesse et son tempérament qui me laissa muet d'admiration, et me promit en mariage sa fille Mariam âgée de six ans — mariage qui, pour diverses raisons, ne se réalisera pas.

Nous retournâmes à Kayes, moi monté sur mon bel étalon, Demba et son griot également à cheval. Sur la route du retour non plus, nous n'eûmes pas à souffrir de la pluie.

Hélas, je ne pouvais me permettre de garder ce magnifique animal. Je n'avais pas assez d'argent pour louer un wagon et le faire voyager jusqu'à Bamako, et je ne pouvais pas non plus le confier à quelqu'un car ç'aurait été lui imposer une charge trop lourde. Il me fallait donc le vendre. J’aurais aimé plus que tout l'amener à Bamako pour le montrer à mon père Tidjani, mais à l'impossible nul n'est tenu. Je cédai donc mon étalon gris à l'interprète Bakary Kouyaté, celui-là même qui avait été l'interprète du commandant de Lopino lors de son différend avec le chef peul Idrissa Ouidi Sidibé, et qui se trouvait alors en congé à Kayes. Il me le prit pour deux mille francs payables à crédit et me versa une avance. Après avoir fait mes adieux à mon ami et frère Demba Sadio, le cœur tout plein de chaleur amicale — et pour une fois les poches bien garnies de "galettes d'argent" — je regagnai Bamako.

 

 

« Chaque belle journée est suivie d'une nuit... »

 

Comme le dit le proverbe peul : Chaque belle journée est inévitablement suivie d'une nuit profonde. C'est un adage que l'on cite le plus fréquemment aux enfants pour les habituer à comprendre qu’aucune joie ne dure indéfiniment sur cette terre et les préparer à affronter l'adversité avec égalité d'âme, comme on s'habitue à se coucher quand la nuit tombe. »  (Amadou Hampaté Bâ)

 

 

Notes :

1- le mot « commandant », à l’époque, n’avait aucun rapport avec la hiérarchie militaire : il signifiait simplement « chef » ou « supérieur hiérarchique ».

2- El Hadj Omar et Samory Touré furent les deux principaux opposants armés à la pénétration de la France en Afrique de l’Ouest. Tous deux farouchement combattus et pourchassés par l’armée française, finirent, le premier dans les grottes de Bandiagara où il mourut, le deuxième fut traqué, arrêté et exilé au Gabon où il mourut.

3- Cette école d’excellence, où étaient accueillis les jeunes gens des colonies jugés les plus méritants et qui se destinaient à l’enseignement, fut fermée par les autorités françaises qui la soupçonnaient d’être devenue, année après année, une niche d’incubation et de formation de jeunes bolchéviques noirs au service de l’Union soviétique.

 

 

« Si tu penses comme moi, tu es mon frère. Si tu ne penses pas comme moi, tu es deux fois mon frère, car tu m'ouvres un autre monde ».   (Amadou Hampaté Bâ)

 

 

 

 

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