L’EMPIRE COLONIAL FRANÇAIS, HIER
L’ASIE OU L’AFRIQUE ? ②
Les préférences des uns et des autres
du 19e au 20e siècle
Onésime Reclus (1837-1916)
Un théoricien engagé
Un choix franc et assumé
Reclus consacre de longs chapitres à la diversité extrême des peuples noirs d’Afrique en passant en revue tous les types physiques, l’histoire, la culture, les mœurs et coutumes : différences entre Noirs d’Afrique de l’Ouest et Noirs d’Afrique de l’Est, entre ceux de l’Afrique centrale et ceux de l’Ouest, du Nord et du Sud, entre Noirs d’un même territoire… Il fut surtout impressionné par le nombre et la diversité des langues.
Fort d’un long périple (1902-1903), qui lui a permis de visiter plusieurs régions du continent, et de côtoyer leurs habitants, il s’élève contre l’amalgame, le manque de discernement et l’ignorance de ceux qui, en France comme en Europe d’une manière générale, considèrent qu’un Noir égale un Noir.
Pour lui, la diversité de langues notamment peut être un avantage considérable pour la France et son rayonnement dans le monde (voir plus loin).
Reclus en vient alors à la comparaison entre les Noirs d’Afrique et les jaunes d’Asie, un de ses thèmes favoris.
« À reprendre la comparaison physique des Noirs, même des Noirs « cirage » avec les Jaunes, même les plus agréables à voir, il y a chez le Nègre, quelque chose de jeune, de puéril, d’enfant, qui nous charme, et chez le Jaune, quelque chose de vieillot, qui nous répugne au premier contact. »
Décidément, pour Reclus, les points de convergence entre Blancs et Jaunes sont des plus rares, contrairement aux Noirs ; puis, chez lui, la différence physique traduit une différence de caractère. Ainsi, écrit-il à ce propos :
« Il demeure évident qu’entre eux et nous, il y a disparité de pensée : ils [les Jaunes] n’envisagent pas le monde comme nous l’envisageons, et de cette compréhension différente des choses, résultent deux civilisations antinomiques, très puissantes toutes les deux : la nôtre plus agressive, la leur plus résistante. »
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Et pourquoi encore l’Afrique plutôt que l’Asie ?
Cette différence de vision du monde et cet antagonisme culturel et philosophique, selon Onésime Reclus, nuisent à la capacité des Français de maintenir longtemps les Jaunes sous leur domination. Il se montre par conséquent plutôt sceptique sur l’objectif d’« assimilation et de francisation que nous tentons en Indochine qui est la plus malaisée qui se puisse concevoir ; à supposer qu’elle ne soit pas de toute impossibilité et que le vaincu ne l’emporte sur le vainqueur, par la force infinie qui gît obscurément dans l’apathie sournoise. »
En fait, O. Reclus doute non seulement de la capacité de la France à assimiler les Indochinois, mais il doute surtout du projet d’extension de la domination française de l’Indochine à la Chine. D’où ce sage avis qu’il ne cesse de marteler :
« Abstenons-nous de préférer ce qu’on peut échanger, l’Asie, à ce qu’il faut garder, l’Afrique. »
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Pourquoi encore l’Afrique ?
La langue, la culture, le rayonnement de la France, la francophonie
Onésime Reclus pose cette question :
« Faut-il oui ou non répandre notre idiome dans l’empire ? »
Il y répond lui-même en commençant par balayer l’argumentaire de ceux qui sont opposés à l’enseignement du français dans les colonies d’Afrique :
« Combien dénués de sens les arguments de ceux qui prient et supplient de ne pas franciser, par la langue, nos indigènes, de tout idiome : Berbères, Arabes, Ouolofs, Malinkés, Sonraïs, Peuls, Mossis, bambaras, Malgaches etc.
"Malheureux, disent-ils, que prétendez-vous ?" disent les opposants à l’introduction du français en Afrique.
Chaque peuple —disent-ils encore— a créé son langage et ce langage est devenu le peuple…
[…]
En le lui ravissant, vous le videz de sa mentalité, vous lui volez le passé d’où son avenir aurait spontanément jailli ; vous en faites un perroquet qui jacasse et qui ne comprend pas. Laissez-le donc à ses pensers en le laissant à son verbe, qui évoluera de lui-même pour arriver peut-être aux cimes d’une perfection que votre français, dont vous êtes si fiers, n’atteindra jamais. »
Et Reclus de donner la réplique à cet argument qui ne résiste guère —selon lui— aux épreuves du temps, à ce qu’il nomme « le tourbillon du monde », cette vague, puissante déferlante, qui, de l’Europe, envahit les terres des peuples désarmés, pour se défendre et le contrer.
« Il se pourrait ; mais, le tourbillonnement de la mer du monde arrache désormais toute indépendance au roulis des nations : les vents sont trop durs, les typhons trop aspirants, les saccades trop fortes, les marées trop hautaines pour que chaque flot se déroule en long rythme jusqu’au port, asile de la tranquillité.
Les petits élans s’y coupent et s’y traversent ; les immenses ondulations s’y propagent seules, droit devant elles.
Tous les petits idiomes ont le droit à la survivance, mais aucun n’en a la force ; et la force, ici, c’est bien le droit. Le temps, comme le milieu, les condamnent également : celui-ci les secoue, puis les noie et les efface dans des ressacs énormes, entre des vents haineux, sous un ciel colérique. Il faut des siècles aux langues pour éclore, croître, proliférer, assurer leur maturité ; suivre d’un pas droit toutes les avenues de la pensée ; faute de l’impossible éternité ; le moment leur appartient. »
Et, c’est précisément aux peuples d’Afrique et à leurs langues multiples que s’adresse la suite de l’argumentation de Reclus, le géographe.
« Mais, il n’y a plus de moment pour les idiomes sans lettres [sans écritures], parlés par des hommes sans armes, sans or, sans longs calculs, sans la cimentation qui fait des blocs épais, une muraille romaine. Il ne leur reste que la mort, à eux et aux idées, aux originalités, aux beautés qu’ils préparaient (ou ne préparaient pas) pour l’avenir. […] »
Et, faisant allusion aux nombreuses langues parlées en Afrique, Reclus affirme :
« Quand bien même nous soulèverons ciel et terre pour maintenir ces cinquantaines, ces centaines de langues, elles mourraient de leur impuissance, par incapacité de suffire à ceux qui les parlent dans le tumulte du vingtième siècle.
Avant qu’elles aient pu s’accommoder aux sciences, aux arts, à la philosophie, à la politique, avant d’avoir créé le vocabulaire sine qua non, inspiré les 100 000 volumes sans lesquels un peuple ne peut vivre autrement que pour les basses besognes, elles seront depuis longtemps reprises par l’éternel silence. »
Et la déduction dès lors paraît des plus logiques :
« Mourir pour mourir, pourquoi n’auraient-elles pas le français pour héritier, au lieu de l’anglais, de l’allemand, de tout autre idiome de l’Europe occidentale, ou d’ailleurs ? […] Il faut bien se mettre en tête qu’il est des parlers, des consciences, comme des territoires : si l’un ne s’en empare pas, c’est l’autre, ou l’Anglais, ou le Russe, ou l’Italien, ou l’Allemand, ou tel autre joyeux larron. »
Ce qui renvoie d’une part au contexte de la seconde moitié du 19e siècle, la « course aux colonies » et la « ruée sur l’Afrique » (voir le partage de l’Afrique en 1885) ; et d’autre part, à l’avantage —pour Reclus— d’une alliance entre la France et l’Afrique, et à la naissance de ce qu’il désigne alors par l’expression « la France africaine ».
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Plutôt la « France africaine » que l’hégémonie en Europe
Reclus s’en prend tout d’abord à l’argumentation de ceux qui disent « Restons chez nous, en Europe », qu’il qualifie de « faux sages ».
Pour lui, ceux qui s’opposent à l’expansion de la France outre-mer, sont des myopes, incapables de voir la réalité du monde et des temps à venir :
« Restons chez nous, cultivons notre jardin ; notre verre est petit, buvons dans notre verre. Ceux qui parlent de la sorte ne sont pas des fous qui vendent la sagesse, mais des "sages" qui vendent la folie. »
En effet, pour lui, ne pas étendre sa famille, c’est « mettre un hameau à la place d’une province », et, en définitive, c’est « faire de la vie la mort. »
Tout en reconnaissant qu’en France, ceux qui prônent le repli sur soi, le dogme du recroquevillement définitif, et ne jurent que par l’« équilibre européen », ces « doux rêveurs » inconscients et dangereux pour l’avenir de la nation, sont apparemment les plus nombreux. Reclus reste convaincu que l’expansion coloniale se rattache à une philosophie, à une vision de la France et du monde, seule susceptible de mieux garantir la vie présente et future.
Autre conviction chez lui, l’ouverture au monde doit signifier, avant tout, l’ouverture à l’Afrique, laquelle doit demeurer l’horizon prioritaire, de préférence à l’horizon bleu des Vosges.
« S’enfermer dans l’égoïsme transcendantal, ne rien voir au-delà d’une étroite frontière, fermer les yeux devant la mer comme devant l’épouvante, et, par une erreur inconcevable, préférer perdre 100 000 jeunes gens en Europe [perte de l’Alsace-Lorraine], pour trois lieues carrées de terrain que 100 hommes en Afrique [conquête de l’Afrique], pour 100 millions d’hectares : voilà la politique de l’équilibre —L’Alsace-Lorraine à part— qui mérite de loyales hécatombes : mais, si nous avons la puissance mondiale (avec l’Afrique), nous récupérerons plus sûrement la province perdue que si nous restons impotents dans le monde.
Bien plus sanglante que la politique "universelle", c’est-à-dire africaine, en ce qui nous concerne, la politique continentale est aussi bien plus onéreuse. »
D’où le choix de l’Afrique de préférence à l’Asie. Et c’est donc « sans regrets, au contraire avec joie et fierté que la France doit dépenser en Afrique du sang, de l’argent, des énergies, un effort continu pour augmenter son domaine partout où faire se pourra, pour réunir, par des voies de fer, les trois tronçons de l’Empire [l’Afrique du Nord, de l’Ouest, du Centre], et pour maintenir la paix française.
De cette paix germera la concorde ; et celle-ci évoquera la fraternité, amènera la fusion, même l’absorption finale en ce qu’elle a de possible, et probablement de facile, par le pouvoir presque infini d’une même langue mondiale. »
L’assimilation de la langue française par les peuples d’Afrique contiendra en germe le mieux, l’épanouissement culturel, le rayonnement, voire l’hégémonie culturelle future de la France.
À cette fin « le français —affirme Reclus— doit sonner sur le Niger, le Chari, le Congo, comme sur la Seine, la Saône et la Loire… »
(Source : Onésime Reclus, Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique. Ou renaître ? Et comment durer ? Librairie Universelle, Paris, 1904)