Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherche

13 octobre 2019 7 13 /10 /octobre /2019 07:39

LANGAGE ET SCIENCE, L’UN SANS L’AUTRE.
EXPERTISE DE L’ÉMINENT SCIENTIFIQUE, LOUIS DE BROGLIE

Pour l’un comme pour l’autre, une exigence de qualité

Louis de Broglie (1892-1987)

Broglie (Louis, prince, puis duc de). Avant d’être le mathématicien, physicien de renommée, il passe une licence d’histoire mais, attiré par les sciences, il s’adonne à la mathématique et à la physique, devenues pour lui, de véritables passions.
En 1924, il soutient une thèse très remarquée. Il entreprend des recherches sur la théorie des quanta.
Il reçoit le prix Nobel de physique en 1929.
En 1932, il obtient une chaire de théories physiques à la faculté des Sciences de Paris, et est reçu à l’Académie des Sciences en 1933, dont il devient le secrétaire perpétuel en 1942.
Ses inventions, travaux et découvertes, au nombre impressionnant, font de lui un des scientifiques français les plus célèbres dans le monde scientifique.

                                                      

La qualité de la langue et du langage, conditions de la recherche, de l’élaboration des théories et de la vulgarisation scientifique

« Même dans les branches les plus précises, les plus évoluées de la Science, le maniement du langage usuel reste le plus précieux des auxiliaires. A plus forte raison en est-il de même dans les sciences telles que les sciences naturelles et biologiques où la possibilité d'employer le langage algébrique reste encore aujour­d'hui exceptionnelle. A l'heure actuelle, on se préoccupe beaucoup et à juste titre de faire pénétrer dans l'esprit du grand public les idées fondamentales et les idées essentielles de la Science contemporaine : dans cette œuvre de diffusion de la pensée scientifique, le rôle du langage ordinaire est essentiel, et il faut en bien posséder toutes les ressources si l'on veut pouvoir faire comprendre sous une forme exacte des problèmes toujours difficiles à un public cultivé, mais non spécialisé. L'importance de la langue employée par les savants pour traduire leur pensée, de ses qualités et de sa souplesse, apparaît ainsi en pleine lumière.
Or, les différentes langues actuellement parlées à la surface du globe possèdent à ce point de vue des avantages et parfois des inconvénients très divers. L'état présent de ces langues, leur structure, leur aptitude à traduire les nuances de la pensée et du sentiment sont le résultat d'une longue histoire. Des circonstances très variées, géographiques, ethniques et linguistiques ont présidé à leur naissance et à leur évolution : elles reflètent toute l'histoire matérielle et intellectuelle du peuple qui les emploie. Certaines d'entre elles, parlées par des peuples dont la civilisation est restée rudimentaire ou ne s'est développée que tardivement, sont peu aptes à exprimer les raffinements de la pensée ; d'autres, employées par des groupes humains plus enclins aux fantaisies de l'imagination ou aux allégories des symboles qu'à la précision des raisonnements logiques, se prêtent difficilement à l'exposé des idées scientifiques.
 »

Le français, langue qualifiée pour l’expression des sentiments humains et l’analyse scientifique

« Même parmi les langues qu'utilisent les nations que l'on peut considérer comme étant à la tête de la civilisation contemporaine, des différences sensibles peuvent de ce point de vue être notées. Les unes possèdent une structure grammaticale compliquée, se prêtent aisément à la formation de mots composés ou d'adjectifs nouveaux et s'expriment volontiers en phrases très longues chargées d'incidences diverses : elles se montreront particulièrement adaptées à l'expression un peu imprécise, mais profonde, des grandes doctrines philosophiques, ainsi qu'à l'examen détaillé, parfois un peu lourd, mais souvent très instructif, de tel ou tel chapitre de la Science. D'autres, aux formes grammaticales écourtées, à la syntaxe particulièrement simple, instrument verbal créé par des peuples à tendance pragmatique tournés vers l'action et l'efficacité, seront remarquablement aptes à exprimer les idées scientifiques sous une forme claire et concise et à fournir des règles précises pour prévoir les phénomènes et agir sur la nature sans trop se préoccuper de pénétrer tous ses arcanes. »

La langue et le langage comme outils de prédilection du scientifique

« Parmi ces moyens d'expression, la langue française tient une place à part et en quelque sorte moyenne. Sa grammaire exigeante, sa syntaxe assez rigoureuse constituent une sorte de frein aux fantaisies et aux excès de l'imagination. Moins souple que d'autres langues, elle assigne aux mots à l'intérieur des phrases une place presque nécessaire et ne se prête que difficilement à ces inversions qui, en rapprochant certains mots ou en les isolant, permettent d'obtenir des effets inattendus et donnent à certaines langues comme le latin la faculté de réaliser ainsi des contrastes d'une saisissante beauté littéraire. De plus, le français répugne aux longues périodes chargées de propositions incidentes, ce qui le prive aussi de certaines possibilités : sans doute maints auteurs et non des moindres ont cependant su avec talent employer un style de ce genre, mais c'est là une sorte de prouesse, car ce style n'est pas très conforme au génie de la langue française. Mais, si cette langue est peut-être moins que d'autres susceptible d'exprimer par des artifices de construction d'émouvants contrastes ou de suivre tout au long de phrases à multiples ramifications les obscurs dédales d'une pensée complexe, elle reprend tout son avantage quand il s'agit d'exprimer avec précision, en suivant le fil d'un raisonnement logique, un enchaînement d'idées claires et distinctes. Et ce n'est pas par hasard que reviennent ainsi naturellement sur mes lèvres des mots qui de nouveau évoquent invinciblement la grande figure de René Descartes, car le profond philosophe qui écrivit le Discours de la méthode et qui fut aussi, ne l'oublions pas, un grand savant créateur de la géométrie analytique, appartenait à ce XVIIe siècle français dont l'un des caractères essentiels fut d'être le siècle de la raison. Or, la langue française qui, au XVIe siècle, rude et savoureuse, cherchait encore sa voie, s'est stabilisée, sous la forme qu'elle a à peu près conservée depuis lors, au cours du XVIIe et du XVIIIe siècles. Au XVIIe siècle, époque du premier grand essor de la Science moderne, les grands maîtres de la littérature classique française sont tous des "hommes de raison" qui veulent toujours déduire, démontrer et convaincre, et spontanément ils cherchent à faire de la langue qu'ils utilisent un instrument parfaitement adapté à l'expression des idées claires et distinctes. Et le français se stabilise alors en se coulant dans un moule de rationalité. Puis vient le XVIIIe siècle qui, jusqu'à la réaction romantique, sera lui aussi épris de rationalité, voire de rationalisme, et saura plus encore que le siècle précédent faire preuve d'un esprit critique assez souvent teinté de scepticisme et d'ironie. Notre langue, tout en gardant son aptitude à traduire la pensée déductive, va acquérir ainsi plus de finesse dans les analyses et plus de souplesse pour traduire les nuances. Et, au cours de ce siècle des lumières qui verra déjà un grand développement de toutes les sciences mathématiques, physiques et naturelles et de leurs applications, le langage scientifique français deviendra un magnifique instrument prêt à remplir les tâches les plus difficiles. C'est là sans aucun doute une des raisons (il y en a certainement d'autres aussi) qui ont assuré à la France un rôle particulièrement brillant dans le progrès des sciences au cours de la période de cinquante ans allant de 1780 à 1830, période qui marque un des apogées de la pensée scientifique dans notre pays. Depuis Lavoisier et Coulomb jusqu'à Augustin Fresnel, André-Marie Ampère et Sadi-Carnot en passant par Laplace, Lagrange, Haüy, Lamarck, Cauchy, Fourier et bien d'autres encore, la liste des grands savants français est alors particulièrement éclatante, et l'on y trouve des noms qui sont à l'origine de toutes les principales branches de la Science moderne. Il suffit de parcourir leurs œuvres maîtresses écrites le plus souvent dans un style d'une pureté classique pour comprendre à quel point leur pensée géniale a été aidée dans son œuvre par l'admirable instrument d'expression que lui fournissait la langue française à eux léguée par les siècles précédents... »

Le français et son évolution au cours des siècles, au service de la rigueur scientifique

« J'ai été souvent amené à réfléchir sur les conditions dans lesquelles se produisent les grandes découvertes scientifiques, et je pense qu'on doit leur donner pour origine une sorte d'illumination brusque qui se produit dans l'esprit du savant et qui a pour condition un rapprochement, une analogie, une idée synthétique, dont il prend subitement conscience. Ce phénomène, décrit par de très grands savants comme Henri Poincaré et Max Planck, est ce qu'on peut appeler le "trait de lumière" qui éclaire brusquement tout un domaine demeuré obscur : dans le cas des très grandes découvertes, ce trait de lumière, c'est l'éclair de génie.
Or, le Français a depuis longtemps la réputation d'être souvent un homme d'esprit, et peut-être cette réputation lui a-t-elle quelquefois un peu nui, car avoir de l'esprit dans la conversation, c'est quelque chose qui peut paraître un peu frivole. La langue française, dont les bases se sont consolidées à une époque où les conversations brillantes jouaient un grand rôle dans les relations sociales et en particulier dans ce XVIIIe siècle qui fut le siècle de Voltaire, de Marivaux et de Beaumarchais, a acquis une grande aptitude à prendre ce tour vif et rapide qui parvient à suivre les méandres d'une pensée fine et spirituelle. Mais, me direz-vous, quel rapport y a-t-il entre la tendance, souvent futile et parfois irritante, à "faire de l'esprit" et les chemins qui, vus de loin, paraissent si austères, de la découverte scientifique ? Ce rapport existe cependant. Qu'est-ce en effet qu'avoir de l'esprit, si ce n'est être capable d'établir soudainement des rapprochements inattendus qui instruisent ou qui amusent ? Une langue alerte qui s'adapte aisément à de tels rapprochements pourra favoriser la découverte scientifique, et cela parce que le "trait d'esprit" des ironistes et le "trait de lumière" des grands découvreurs dont je parlais plus haut relèvent au fond d'agilités intellectuelles qui ne sont pas sans parenté. De ce point de vue encore, la langue française aussi apte à traduire les intuitions rapides et les fines remarques d'un esprit pénétrant qu'à exposer les raisonnements précis ou les analyses minutieuses a été et reste un instrument précieux pour l'expression de la pensée scientifique.
 »

Louis de Broglie, Sur les chemins de la Science, Albin Michel, 1960.

Voir aussi l’article de blog, « QUE SAVONS-NOUS DE L’IMMENSITÉ DES TÉNÈBRES DE L’UNIVERS ? » du 11 mars 2018.

 

Partager cet article
Repost0
6 mai 2019 1 06 /05 /mai /2019 14:10

MONUMENTS EN PÉRIL
RELATION ENTRE MONUMENTS ANCIENS,

HISTOIRE, ART ET CIVILISATION

« Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que l'Europe redécouvrit son passé médiéval et, suivant l'enseignement de certains esprits éclairés, apprit à sentir l'humain de chaque œuvre dans tous les temps et tous les peuples.
Pour répondre à cet intérêt, à la même époque naissait l'archéologie scientifique, grâce à laquelle l'étude des vestiges de l'antiquité remplaçait la "
chasse aux trésors" des siècles précédents. Les fouilles miraculeuses de Pompéi et d'Herculanum, plus tard l'investigation des villes mortes du désert ou de la jungle, rendirent possible la résurrection de civilisations disparues. Les ruines prenaient un sens. Mais les châteaux aussi, et les vieilles demeures, les églises et les couvents revêtirent une signification nouvelle. »

Les monuments anciens, témoins précieux de l’histoire des hommes, des sensibilités, des techniques…

« De nos jours, nous en sommes arrivés au point que c'est toute l'histoire de l'emprise de l'homme sur la terre qui nous touche et que nous voyons écrite dans les monuments, ceux qui constituent l'expression des aspirations morales ou des conceptions sociales de leur époque, comme les constructions et les ouvrages destinés à satisfaire les exigences de la vie pratique.
Murailles, ports, aqueducs et canaux, ponts, voies anciennes ; restes d'industries disparues, témoins de la domestication des éléments par l'ingéniosité humaine : tout vestige qui exprime la pensée, tout ce qui signifie le triomphe de l'ordre humain sur l'ordre naturel nous paraît digne d'intérêt.
Même dans le cas de bâtiments à buts strictement utilitaires, il est rare de ne pouvoir déceler une recherche de l'élégance dans la solution des problèmes pratiques, en même temps que l'application d'heureuses proportions, d'un rythme, d'un jeu de lignes et de couleurs, d'un rapport de volumes suggestifs et en accord avec un site et un ciel donnés, tendant à une expression durable, elle aussi, qui procura satisfaction et joie au constructeur comme au spectateur.
Ce plaisir demeure, même après de nombreuses générations, même dans l'ignorance de l'histoire ou en l'absence des connaissances nécessaires à l'intelligence du langage artistique de l'époque, car la beauté répond à une aspiration profonde de notre être. »

Les monuments anciens, témoins précieux du passé, mais témoins fragiles

« A l'instant même où nous commençons d'apprécier ces trésors longtemps méconnus, nous sommes en mesure de juger de leur fragilité et de la gravité des dangers qui les menacent. Sous l'action de l'humidité ou de la sécheresse, du soleil ou du gel, du sable ou du vent, de la végétation ou des parasites, de la pollution de l'atmosphère, tout édifice ancien se désagrège lentement s'il ne fait pas l'objet de soins constants.
Cependant, un monument entretenu court aussi le risque de l'être trop ou de subir des rénovations exagérées. Un fâcheux voisinage, enfin, le dégrade. Car, pour ces créations de l'homme, l'homme lui-même est encore le plus redoutable adversaire. Et celui-ci n'est pas toujours le guerrier, le vengeur, le vandale, l'iconoclaste : l'urbaniste, l'ingénieur, le constructeur sont tout autant à craindre lorsque, préoccupés d'efficience pratique, ils limitent leur ambition à réaliser des programmes immédiats et s'avèrent incapables de juguler le dynamisme excessif de leur époque : pressions économiques, "
explosion" des cités, accroissement chaotique des banlieues et des zones industrielles.
L'exemple que fournissent les grands travaux hydro-électriques, les barrages qui submergent tous les biens culturels, les visibles comme les invisibles encore enfouis dans le sol, résume dans toute son ampleur et toute sa gravité le problème du choix entre l'héritage du passé et les exigences de l'avenir. Entre ces deux impératifs, un compromis doit à tout prix être trouvé : la sauvegarde des monuments de Nubie à la suite d'un appel lancé par l'Unesco nous prouve qu'il est réalisable, même à l'échelle internationale.
Et c'est bien à l'échelle internationale que la protection des monuments contre des dangers de destruction massive doit être recherchée. Rappelons qu'aucune construction ancienne ne résiste aux armes modernes, que par conséquent toute conservation des monuments est conditionnée par le maintien de la paix dans le monde, donc de la collaboration internationale. »

Les grands monuments, anciens ou nouveaux, comme les œuvres d’art :
facteur de rapprochement, créateurs de solidarité nationale et internationale

« Des vastes opérations de restauration effectuées au cours des dernières décennies, nous pouvons tirer une autre conclusion : c'est que nous disposons aujourd'hui des moyens techniques nécessaires pour protéger, réparer, restaurer, même à la rigueur déplacer n'importe quel monument.
En outre, il existe, dans bon nombre de pays, des législations et des organismes spécialement créés pour la protection des monuments — les unes pour réglementer les travaux, les autres pour veiller à leur exécution. En principe, nous serions donc équipés pour une conservation intégrale des richesses archéologiques et monumentales de la terre.
Mais une conservation intégrale ne risquerait-elle pas de transformer de vastes parties du monde en un musée géant ? Les défenseurs des monuments, même les plus convaincus, écartent eux-mêmes cette hypothèse et admettent que le progrès technique, irréversible, peut entraîner, dans certains cas, la condamnation d'édifices liés à des modes d'existence ou d'exploitation périmés. L'expérience prouve du reste qu'invariablement le dynamisme de l'époque l'emporte. C'est au prix d'immenses efforts qu'il est possible de sauvegarder un nombre limité de monuments.
Même pour atteindre ce résultat, il ne suffit pas d'une législation bien conçue et consciencieusement appliquée, d'une bonne organisation technique et de moyens financiers appropriés : la préservation des monuments n'est vraiment garantie qu'à partir du jour où les simples citoyens, prenant conscience eux aussi de la valeur de tel ou tel monument et de la perte irréparable que constituerait sa disparition, unissent leurs efforts pour faciliter cette préservation.
Il importe donc de les faire connaître et comprendre, de leur susciter des amis proches et lointains. Nous le pouvons aujourd'hui grâce à nos prodigieux moyens de diffusion. Telle silhouette d'un temple perdu au fond du désert devient vite familière aux lecteurs de revues, au public du cinéma, aux enfants des écoles.
Les touristes, une fois informés, ne demandent qu'à visiter les monuments qui jalonnent leurs itinéraires et qui servent de buts à des randonnées jusque dans les sites les plus reculés. Désormais, si le sort d'un monument est entre les mains de quelque service administratif que l'on peut espérer vigilant, l'intérêt qu'il suscite dépasse largement la sphère des spécialistes, son image est présente à l'esprit d'une masse d'hommes qui lui vouent leur sympathie, même s'ils appartiennent à d'autres pays et habitent parfois des régions très éloignées. »

En tout monument ancien, comme en toute œuvre d’art, il faut chercher la signification humaine

« Il est donc permis d'espérer qu'un tel état d'esprit, devenu universel, développera dans toutes les nations la conscience d'une responsabilité collective envers les monuments...

Nous nous apercevons, en fin de compte, que la question de la vie ou de la mort des monuments nous concerne de très près et se pose à nous en des termes nets : ou bien nous endossons envers l'avenir la responsabilité de laisser disparaître peu à peu une part des œuvres des civilisations passées, et nous renonçons de ce fait à permettre aux générations futures de connaître les œuvres que le passé nous a léguées et que nous sacrifions à l'attrait de l'aventure grisante et orgueilleuse d'un monde neuf qui serait la négation de l'ancien ; ou bien nous acceptons le principe de la solidarité humaine dans le temps comme dans l'espace et, avec un nouvel état d'esprit, nous nous insérons dans la chaîne de l'histoire, sachant que nous vivons dans un temps qui n'a plus besoin de détruire pour créer, qui est parfaitement capable d'inclure dans ses plans d'avenir les plus audacieux le respect de l'héritage du passé, et qui possède les moyens de faciliter à l'homme d'aujourd'hui le dialogue avec les grandes œuvres de ses ancêtres.

En adoptant la seconde attitude, nous augmenterions sans doute les chances de voir s'édifier une civilisation plus humaine, où la connaissance du passé trouverait sa place à côté des découvertes par lesquelles l'humanité s'efforce d'améliorer son avenir. »
                                                                                                                                              Le Courrier de l’UNESCO, janvier 1965

 

Partager cet article
Repost0
28 avril 2019 7 28 /04 /avril /2019 07:45

LES ÉNIGMES

De retour à Babylone, Zadig participe à une sorte de concours où il s'agit de résoudre des énigmes particulièrement difficiles.

« ...je demande la permission de me présenter pour expliquer les énigmes. » On alla aux voix : sa réputation de probité était encore si fortement imprimée dans les esprits qu'on ne balança pas à l'admettre.

Le grand mage proposa d'abord cette question :

« Quelle est de toutes les choses du monde la plus longue et la plus courte, la plus prompte et la plus lente, la plus divisible et la plus étendue, la plus négligée et la plus regrettée, sans qui rien ne peut se faire, qui dévore tout ce qui est petit, et qui vivifie tout ce qui est grand ? »

 

C'était à Itobad à parler. Il répondit qu'un homme comme lui n'entendait rien aux énigmes, et qu'il suffisait d'avoir vaincu à grands coups de lance. Les uns dirent que le mot de l'énigme était la fortune, d'autres la terre, d'autres la lumière. Zadig, dit que c'était le temps. « Rien n'est plus long, ajouta-t-il, puisqu'il manque à tous nos projets ; rien n'est plus lent pour qui attend ; rien de plus rapide pour qui jouit ; il s'étend jusqu'à l'infini en grand ; il se divise jusque dans l'infini en petit ; tous les hommes le négligent, tous en regrettent la perte ; rien ne se fait sans lui ; il fait oublier tout ce qui est indigne de la postérité, et il immortalise les grandes choses. » L'assemblée convint que Zadig avait raison.

 

On demanda ensuite : « Quelle est la chose qu'on reçoit sans remercier, dont on jouit sans savoir comment, qu'on donne aux autres quand on ne sait où l'on en est, et qu'on perd sans s'en apercevoir ? »

Chacun dit son mot. Zadig devina seul que c'était la vie. Il expliqua toutes les autres énigmes avec la même facilité. Itobad disait toujours que rien n'était plus aisé, et qu'il en serait venu à bout tout aussi facilement s'il avait voulu s'en donner la peine. On proposa des questions sur la justice, sur le souverain bien, sur l'art de régner. Les réponses de Zadig furent jugées les plus solides. « C'est bien dommage, disait-on, qu'un si bon esprit soit un si mauvais cavalier »... 

                                                                                                                              Voltaire, Zadig.

                                                                                   

          Voltaire (1694-1778)          

                                                                                                                                                                                                                                                

Partager cet article
Repost0
21 avril 2019 7 21 /04 /avril /2019 08:01

LA SAGESSE DES ENFANTS (2)

Énigmes

Écoutons-cette histoire pleine  de sagesse !

 

Un oncle fit une fois, accompagné de son jeune neveu, la traversée du désert. Ce voyage dura plusieurs jours. La marche fut longue, pénible et monotone. L'oncle était peu causeur.

A plusieurs reprises, l'enfant hasarda une question :

 

« Veux-tu me porter ou que ce soit moi qui te porte ? »

 

L'oncle ne sut que répondre, car il n'avait pas envie de se charger de l'enfant et n'imaginait guère comment l'enfant aurait pu se charger de lui.

Comme on arrivait à l'oasis terme du voyage, l'enfant, voyant un champ de blé demanda :

 

« Le propriétaire de ce champ a-t-il déjà mangé son blé ? »

 

Question qui resta encore sans réponse car l'oncle ne la comprit pas. Au passage devant le cimetière, l'enfant reprit :

 

«  Le locataire de ce tombeau est-il mort ou vivant ? »

 

 Demande qui se perdit comme les précédentes dans le silence de l'oncle inquiet.

Enfin, on pénétra dans le village. Les deux voyageurs entrèrent dans la première maison où ils furent accueillis en hôtes d'Allah. Le maître de céans les honora en invitant les voisins. Au cours du repas de bienvenue, l'oncle fut amené à dire à ses hôtes combien l'avaient embarrassé les questions énigmatiques de son jeune neveu. Celui-ci fut donc prié par l'assemblée de s'expliquer:

 

« J’ai essayé de rompre la monotonie du voyage en posant ma première question (veux-tu me porter ou que je te porte ?) car, si l'un de nous deux avait conté une histoire ou chanté une chanson, il aurait coupé la fatigue et la longueur de la route et ainsi porté l'autre.

Ma deuxième question (le propriétaire a-t-il déjà mangé son blé ?) visait simplement à savoir si le propriétaire avait déjà pu faire des dettes sur son champ.

Ma troisième question (le locataire de ce tombeau est-il mort ou vivant ?) désirait poser le problème du mort et de ses bonnes actions. S'il en a fait, il est toujours vivant dans le cœur de ses fils, des gens auxquels il a fait du bien, des annales de son pays qui conservent son souvenir ».

 

Les anciens admirèrent la sagesse précoce du jeune neveu.

                                                               Jeanne Scelles-Millie, Contes Sahariens du Souf, Ed. G.P. Maisonneuve et Larose.

Jeanne Scelles-Millie (1900-1993)

  Jeanne Scelles-Millie, (1900-1993) née à Alger et morte à Saint-Maurice (Val-de-Marne) est l'une des premières femmes ingénieures architectes de France. Elle initia le dialogue entre musulmans et chrétiens, et sauvegarda une part importante du patrimoine culturel d’Afrique du Nord en recueillant plusieurs centaines de contes et traditions. Auteure d’essais et livres de contes et traditions.

 

Partager cet article
Repost0
7 avril 2019 7 07 /04 /avril /2019 07:23

LA SAGESSE DES ENFANTS

Écoutons-cette histoire pleine d’humour et de sagesse !

Un taureau peut-il enfanter ?

Alors que cet enfant était assis, en train de jouer sous l'arbre qui se trouve à l'entrée du village, deux hommes arrivèrent et lui dirent : « Enfant, veux-tu nous montrer le chemin ? Si tu nous mets sur le chemin, nous te donnerons cette génisse. »

L'enfant leur montra le chemin et prit la génisse, puis alla la confier à son oncle maternel dans un des villages voisins. Cette génisse resta là et sa postérité finit par remplir un parc.

Le père de l'enfant étant devenu pauvre, son fils lui dit : « Papa, allons chercher mes bœufs chez mon oncle maternel. » Ils y allèrent ensemble.

L'oncle ne voulut lui donner que la vieille mère, disant que tous les produits étaient issus de son propre taureau.

Ils réunirent les vieux du village et leur exposèrent l'affaire, mais en vain. L'enfant dit à son père : « Papa, partons, il me donnera mes bœufs. » Ils sortirent du village et partirent.

Une fois qu'ils furent un peu éloignés du village, le fils dit à son père : « Papa, attends-moi ici, je vais aller chercher mes bœufs et je reviens. »

L'enfant arrivé près du village, se mit à crier : « Mon oncle ! Mon oncle ! Vieux du village ! Donnez-moi une calebasse neuve, du beurre de karité et du savon : papa a accouché d'une fille et je vais la laver. »

Tous les vieux se mirent à crier ensemble : « Tu es fou ? Comment un homme peut-il enfanter ? »

L'enfant dit : « Vous êtes des vieux à barbe blanche et vous n'avez jamais rien vu de pareil ? » Les vieux répondirent : « Jamais nous ne l'avons vu. »

L'enfant dit : « La cause qui a fait que le taureau de mon oncle a enfanté des vaches est la même cause qui a fait que mon père a accouché d'une fille ! »

Tous les hommes du village dirent à son oncle : « Donne-lui ses bœufs, ils sont à lui. »

L'enfant emmena tous ses bœufs chez son père.
                                                                                                                                                             Moussa Travélé, in Léonard Sainville, anthologie.

Moussa Travélé (18...-1941) est un auteur d'entre les deux guerres, et son recueil bilingue a paru en 1923. Quoique fonctionnaire de l'ancien Soudan français (actuel Mali) et non détaché de l'obédience du colonisateur, il est assimilable à un précurseur, et son ouvrage est en outre l'un des rares, sinon le seul, à avoir été publié à la fois en langue vernaculaire (bambara) et en français.
 Moussa Travélé était interprète principal auprès du Gouvernement Général.

 

 

Partager cet article
Repost0
27 janvier 2019 7 27 /01 /janvier /2019 08:35

Édith SCHUSS,  Ourson

(Lien pour Édith SCHUSS : https://www.etsy.com/fr/shop/LouiseArtKdo)

L’ARTISTE A-T-IL UNE PLACE SPÉCIFIQUE DANS LA SOCIÉTÉ ?

Le point de vue d’Albert Camus

Albert Camus (1913-1960)

Albert Camus, homme de lettres français, écrivain, philosophe, romancier, essayiste, dramaturge, journaliste, est né en Algérie en 1913 et mort accidentellement en France en 1960.
Né d’un père ouvrier agricole, il poursuit des études de philosophie, malgré une situation familiale précaire, puis est contraint de renoncer aux études supérieures pour raison de santé.
Il est l’auteur d’une production littéraire grandiose comme philosophe, romancier, essayiste, dramaturge, journaliste…
Écrivain engagé, Albert Camus fut l’homme de tous les combats pour la liberté, la justice, les droits humains…
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il joue un rôle actif dans la Résistance, notamment dans le groupe de résistance « Combat ».
Après la guerre, en 1945, il devient le rédacteur en chef du journal « Combat », mais à partir de 1947, il abandonne le journalisme pour se consacrer uniquement à la littérature. (Prix Nobel de Littérature en 1957).

L’Artiste vit de liberté et du regard des autres.
     Il vit et fait vivre

L’ARTISTE ET SON TEMPS

« Un sage oriental demandait toujours, dans ses prières, que la divinité voulût bien lui épargner de vivre une époque intéressante. Comme nous ne sommes pas sages, la divinité ne nous a pas épargnés et nous vivons une époque intéressante. En tout cas, elle n'admet pas que nous puissions nous désintéresser d'elle. Les écrivains d'aujourd'hui savent cela. S'ils parlent, les voilà critiqués et attaqués. Si, devenus modestes, ils se taisent, on ne leur parlera plus que de leur silence, pour le leur reprocher bruyamment.
Au milieu de ce vacarme, l'écrivain ne peut plus espérer se tenir à l'écart pour poursuivre les réflexions et les images qui lui sont chères. Jusqu'à présent, et tant bien que mal, l'abstention a toujours été possible dans l'histoire. Celui qui n'approuvait pas, il pouvait souvent se taire ou parler d'autre chose. Aujourd'hui tout est changé, le silence même prend un sens redoutable. A partir du moment où l'abstention elle-même est considérée comme un choix, puni ou loué comme tel, l'artiste, qu'il le veuille ou non, est embarqué. Embarqué me paraît ici plus juste qu'engagé. Il ne s'agit pas en effet pour l'artiste d'un engagement volontaire, mais plutôt d'un service militaire obligatoire. Tout artiste aujourd'hui est embarqué dans la galère de son temps. Il doit s'y résigner, même s'il juge que cette galère sent le hareng, que les gardes-chiourme y sont vraiment trop nombreux et que, de surcroît, le cap est mal pris. Nous sommes en pleine mer. L'artiste, comme les autres, doit ramer à son tour, sans mourir s'il le peut, c'est-à-dire en continuant de vivre et de créer. »

Créer, c’est vivre et faire vivre

« A vrai dire, ce n'est pas facile et je comprends que les artistes regrettent leur ancien confort. Le changement est un peu brutal. Certes, il y a toujours eu dans le cirque de l'histoire le martyr et le lion. Le premier se soutenait de consolations éternelles, le second de nourriture historique bien saignante. Mais l'artiste jusqu’ici était sur les gradins. Il chantait pour rien, pour lui-même, ou, dans le meilleur des cas, pour encourager le martyr et distraire un peu le lion de son appétit. Maintenant, au contraire, l'artiste se trouve dans le cirque. Sa voix forcément n'est plus la même ; elle est beaucoup moins assurée.
On voit bien tout ce que l'art peut perdre à cette constante obligation. L'aisance d'abord, et cette divine liberté qui respire dans l'œuvre de Mozart. On comprend mieux l'air hagard et buté de nos œuvres d'art, leur front soucieux et leurs débâcles soudaines. On s'explique que nous ayons ainsi plus de journalistes que d'écrivains, plus de boy-scouts de la peinture que de Cézanne, et qu'enfin la bibliothèque rose ou le roman noir aient pris la place de La Guerre et la Paix ou de La Chartreuse de Parme... Créer aujourd'hui, c'est créer dangereusement. Toute publication est un acte et cet acte expose aux passions d'un siècle qui ne pardonne rien. La question n'est donc pas de savoir si cela est ou n'est pas dommageable à l'art. La question, pour tous ceux qui ne peuvent vivre sans l'art et ce qu'il signifie, est seulement de savoir comment, parmi les polices de tant d'idéologies (que d'églises, quelle solitude !), l'étrange liberté de la création reste possible.
Il ne suffit pas de dire
à cet égard que l'art est menacé par les puissances d'État. Dans ce cas, en effet, le problème serait simple : l'artiste se bat ou capitule. Le problème est plus complexe, plus mortel aussi, dès l'instant que l'on s'aperçoit que le combat se livre au-dedans de l'artiste lui-même. La haine de l'art, dont notre société offre de si beaux exemples, n'a tant d'efficacité aujourd'hui que parce qu'elle est entretenue par les artistes eux-mêmes. Le doute des artistes qui nous ont précédés touchait à leur propre talent. Celui des artistes d'aujourd'hui touche à la nécessité de leur art, donc à leur existence même. Racine en 1957 s'excuserait d'écrire Bérénice au lieu de combattre pour la défense de l'Édit de Nantes. »

L’artiste, héros créateur de liberté, de rencontre des cœurs et des esprits

« Cette mise en question de l'art par l'artiste a beaucoup de raisons, dont il ne faut retenir que les plus hautes. Elle s'explique, dans le meilleur des cas, par l'impression que peut avoir l'artiste contemporain de mentir ou de parler pour rien, s'il ne tient compte des misères de l'histoire. Ce qui caractérise notre temps, en effet, c'est l'irruption des masses et de leur condition misérable devant la sensibilité contemporaine. On sait qu'elles existent, alors qu'on avait tendance à l'oublier. Et si on le sait, ce n'est pas que les élites, artistiques ou autres, soient devenues meilleures, non, rassurons-nous, c'est que les masses sont devenues plus fortes et empêchent qu'on les oublie.

Il y a d'autres raisons encore, et quelques-unes moins nobles, à cette démission de l'artiste. Mais, quelles que soient ces raisons, elles concourent au même but : décourager la création libre en s'attaquant à son principe essentiel, qui est la foi du créateur en lui-même. "L'obéissance d'un homme à son propre génie, a dit magnifiquement Emerson, c'est la foi par excellence". Et un autre écrivain américain du XIXe siècle ajoutait : "tant qu'un homme reste fidèle à lui-même, tout abonde dans son sens, gouvernement, société, le soleil même, la lune et les étoiles". Ce prodigieux optimisme semble mort aujourd'hui. L'artiste, dans la plupart des cas, a honte de lui-même et de ses privilèges, s'il en a. Il doit répondre avant toutes choses à la question qu'il se pose : l'art est-il un luxe mensonger ?...
Nous autres, écrivains du xxe siècle, ne serons plus jamais seuls. Nous devons savoir au contraire que nous ne pouvons nous évader de la misère commune, et que notre seule justification, s'il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire. Mais nous devons le faire pour tous ceux, en effet, qui souffrent en ce moment, quelles que soient les grandeurs passées ou futures des États ou des partis qui les oppriment : il n'y a pas, pour l'artiste, de bourreaux privilégiés. C'est pourquoi la beauté, même aujourd'hui, surtout aujourd'hui, ne peut servir aucun parti ; elle ne sert,
à longue ou à brève échéance, que la douleur ou la liberté des hommes. »

L’artiste au service de la fraternité et du progrès humain

« Le seul artiste engagé est celui qui, sans rien refuser du combat, refuse du moins de rejoindre les armées régulières, je veux dire le franc-tireur. La leçon qu'il trouve alors dans la beauté, si elle est honnêtement tirée, n'est pas une leçon d'égoïsme, mais de dure fraternité. Ainsi conçue, la beauté n'a jamais asservi aucun homme. Et depuis des millénaires, tous les jours, à toutes les secondes, elle a soulagé au contraire la servitude de millions d'hommes et, parfois, libéré pour toujours quelques-uns. Pour finir, peut-être touchons-nous ici la grandeur de l'art, dans cette perpétuelle tension entre la beauté et la douleur, l'amour des hommes et la folie de la création, la solitude insupportable et la foule harassante, le refus et le consentement. Il chemine entre deux abîmes, qui sont la frivolité et la propagande. Sur cette ligne de crête où avance le grand artiste, chaque pas est une aventure, un risque extrême. Dans ce risque pourtant, et dans lui seul, se trouve la liberté de l'art. Liberté difficile et qui ressemble plutôt à une discipline ascétique, quel artiste le nierait ? Quel artiste oserait se dire à la hauteur de cette tâche incessante? Cette liberté suppose une santé du cœur et du corps, un style qui soit comme la force de l'âme et un affrontement patient. Elle est, comme toute liberté, un risque perpétuel, une aventure exténuante, et voilà pourquoi on fuit aujourd'hui ce risque comme on fuit l'exigeante liberté pour se ruer à toutes sortes de servitude et obtenir au moins le confort de l'âme. Mais, si l'art n'est pas une aventure, qu'est-il donc et où est sa justification ? »
                                                                                                                                  Albert Camus, Discours de Suède, 1957, Extraits.

Paul SCHUSS, Méditation au couchant

 

Partager cet article
Repost0
20 janvier 2019 7 20 /01 /janvier /2019 08:33

Édith SCHUSS, Le Serpent qui danse

LES PRINCIPALES ÉTAPES DE L’ÉVOLUTION DE L’ART  VUES PAR ÉLIE FAURE

L’art à travers les siècles
Du local à l’Universel

Du traditionnel au Moderne

Élie Faure (1873-1937)

Élie Faure, médecin, historien de l’art et essayiste français. Son monumental « Histoire de l’art », écrit entre 1905 et 1909, est à  la fois un livre sur l’histoire de l’art, mais aussi sur ses réflexions philosophiques et sociologiques inspirées de l’art.
L’art n’y est pas seulement apprécié pour sa beauté, mais aussi comme témoin d’un moment de la civilisation, bref, l’art comme moyen d’expliquer le mouvement et l’évolution des peuples et du monde.

L’art à l’épreuve de l’Universel
 

L’ART MODERNE ENTRE LE PARTICULIER ET L’UNIVERSEL

« Il est certain que la rapidité prodigieusement accrue et l'enchevêtrement croissant des communications entre les peuples ont déjà presque détruit les expressions originales de la plupart d'entre eux. Des confrontations trop brusques, trop répétées, trop désordonnées conduisent, par la concurrence commerciale et la surenchère esthétique, à une rupture tragique d'équilibre qui, loin d'unifier l'art universel, lui a fait perdre de vue ses sources et ses raisons d'être.

La renonciation au vêtement local, qui était la marque la plus humble mais la plus fidèle de la diversité des origines et de l'unité des intentions (le vêtement restant, avec l'abri, le signe principal de l'entente avec le milieu), a constitué peut-être, en déguisant tous les hommes à leurs propres yeux, l'indice le plus désolant de leur désarroi.

On sait d'autre part à quelle faillite a abouti de nos jours la dernière grande école de peinture, celle du XIXe siècle français, et le rôle joué dans la catastrophe par l'immigration à Paris des artistes du monde entier. Il n'est pas niable, certes, que ce rendez-vous n'ait porté et ne doive encore porter des fruits précieux, la constitution progressive d'une élite dont le premier acte positif sera sans doute de renoncer aux formes anciennes de l'expression plastique pour rechercher des moyens communs à tous les hommes en faisant appel à leurs besoins communs. »

Choc régénérateur ou régression, voire disparition irréversible ?

« Mais le premier résultat de ce refus a consacré la ruine de toutes les écoles locales et notamment de celle dont il s'inspirait. Que cette école, par Matisse, par Maillol, par Picasso, par Derain, par Braque, ait introduit dans l'anarchie générale quelques-unes des caractéristiques qui ont fait accepter aux élites les principes directeurs de l'art asiatique, ou africain, ou mélanésien, qu'elle ait aussi réintroduit, par le cubisme, dans les préoccupations de l'artiste, le souci des profils et des plans architecturaux, cela prouve précisément qu'elle a épuisé sa vertu propre et que les étrangers qui viennent y chercher la révélation ne peuvent qu'achever sa ruine en lui empruntant les apparences d'une vision qu'elle a perdue parce qu'elle n'est plus adaptée aux besoins qui l'avaient fait naître. »

La rencontre des contraires : facteur d’évolution et d’enrichissement ?

« L'art populaire à part (poteries, étoffes, chansons, dont quelques îlots survivent çà et là, ou tentent de surnager dans le naufrage), s'il n'y a plus de par le monde que des traces à peine visibles de l'art propre à chaque pays, c'est au rayonnement de Paris au cours du XIXe siècle qu'on le doit en premier lieu. L'histoire n'est pas nouvelle : c'est celle d'Athènes, d'Alexandrie, de Florence, de Bruges, de Venise, de Rome. Mais elle a acquis de nos jours, grâce, il faut le répéter, à l'accroissement vertigineux des communications entre les peuples, un caractère d'universalité qui marque la fin, non seulement de la civilisation occidentale telle que nous la concevions encore il y a moins de cinquante ans, mais des civilisations qui lui demeuraient étrangères. Le "machinisme" a tout détruit, ou tout achevé de détruire.

Mais on peut justement se demander si, du même coup, le machinisme ne nous offre pas le moyen de tout reconstruire. Son action extérieure sur la peinture, la sculpture, la littérature est sans doute destinée à un avortement complet. Ce n'est pas en peignant, en sculptant, ou en évoquant des formes inspirées par celles de la machine qu'on créera une expression neuve et peut-être universelle. Le phénomène d'assimilation de la machine par la sensibilité humaine s'opère en des régions infiniment plus profondes et moins conscientes que celles-là.

L'homme — le Nègre à part, et par malheur ce n'est plus aussi vrai partout et en tout — avait perdu le sens du rythme, origine et condition même de tout œuvre authentique. Il semble que les cadences répétées et multipliées de la machine, la précision absolue de ses fonctions et de ses gestes, leur pénétration progressive dans tous les domaines de notre activité économique, domestique, touristique, sportive, introduisent de plus en plus intimement en nous un automatisme nouveau, qui, de même que les automatismes anciens — danse, écriture, musique, géométrie, langage —, y réveille peu à peu, en les délivrant de leurs chaînes, des facultés d'expression naguère encore liées à des besoins qui ne répondent plus à des nécessités sociales.

La substitution du groupe à l'individu appelle des moyens de s'exprimer nouveaux, dont la résurrection des sports d'ensemble, exactement contemporaine de l'apparition de la machine et croissant en importance en même temps qu'elle, est peut-être, avec l'utilisation de la machine elle-même, le signe le plus impressionnant. En musique, il existe déjà de saisissants essais d'accord entre les cadences et les sonorités révélées par la machine. La danse des girls américaines est une réalisation rythmique parfois d'une grande beauté, même quand des images mécaniques ne les accompagnent pas, comme le montrent certains films.
Le cinéma, précisément, nous révèle avec une richesse inouïe de suggestion et même d'obsession le passage progressivement accéléré des rythmes de la machine dans les rythmes du geste humain. Et c'est par une machine et même par un ensemble de machines — objectif, obturateur, caméra, projecteurs, gramophone — qu'il nous propose la démonstration de l'harmonie mécanique de tous les gestes humains, dont le ralenti nous fait saisir la logique, l'équilibre, la nécessité anatomique, le pourquoi biologique, tout un monde d'harmonies hier encore invisibles pour notre œil et qui entrent avec une abondance accrue dans le subconscient des multitudes, pour le solidariser de nouveau avec les phénomènes de gravitation mathématique que la danse pressentait jadis. »

L’impact du machinisme sur l’art et sur les modes de vie : destruction ou reconstruction ?

« N'est-il pas significatif que le cinéma s'empare de plus en plus rapidement de toutes les formes expressives ? qu'en mettant ses moyens mécaniques au service des sensibilités humaines, il se substitue aux arts plastiques, à la musique, au théâtre même, qu'il annexe alors qu'on se l'imaginait à l'origine une simple annexe du théâtre ? qu'il réalise objectivement — toujours comme la danse, mais mieux que la danse qui disparaît avec le danseur — la fusion absolue de l'espace et de la durée devenue positivement, pour lui, une dimension de l'espace ? qu'il associe dans ses cadences les volumes de la sculpture aux passages de la peinture, le contrepoint visible au contrepoint sonore ?... Le cinéma est, en somme, une musique qui nous atteint par l'intermédiaire de l'œil, le point de jonction décisif de l'art et de la science, la révélation mécanique que les harmonies du monde n'appartiennent pas au domaine hypothétique de l'au-delà, du rêve, du surnaturel, de la mystique, mais au domaine positif de la plus permanente et étroite réalité.

Nous assistons donc très probablement, non pas à une disparition de l'art lui-même par la décomposition des écoles locales et leur confrontation universelle, qui les use et les anémie les unes par les autres, mais à la substitution, à des moyens individuels de manifester l'émotion humaine en présence du monde, de procédés collectifs destinés à recréer cette émotion en réintégrant le sentiment rythmique et mathématique du monde dans l'instinct de la généralité des hommes.

Il ne s'agit pas de savoir si telle ou telle machine est susceptible de se substituer à tel ou tel mode suranné de création, mais si l'ensemble des machines — le machinisme — dont la radiophonie et surtout le cinéma constituent déjà, l'une comme instrument de transmission, l'autre comme instrument d'expression propre, des manifestations esthétiques universelles, peut réintroduire la sensibilité humaine dans ce monde absolument nouveau que la science pure et la science appliquée nous révèlent avec une puissance de moyens et de suggestion non encore égalée, ni même entrevue par les écoles d'autrefois. L'intuition sentimentale de la rythmique universelle ancienne est remplacée sous nos yeux mêmes par la croissance d'un instinct absolument vierge, et plus riche en apports insoupçonnés et en cadences inconnues que ne fut jamais aucun de ceux qui nous formèrent.
En dehors de la machine et du cinéma lui-même, l'apparition de ces rapports et de ces cadences a déjà provoqué la résurrection des harmonies collectives dont l'architecture statique était autrefois l'expression. Une architecture mobile est née. L'embarcation et la voiture en constituaient auparavant des préfigurations timides, puisque leur principe moteur ne venait pas de l'intérieur. Le chemin de fer, l'automobile, l'avion, le transatlantique sont des architectures d'une admirable beauté de formes parce qu'admirablement adaptées aux fonctions qui s'imposent à elles avec la précision intransigeante de la nécessité scientifique et économique. »

 

Le cinéma. À la jonction de l’art et le la machine

« Cette architecture dynamique n'a-t-elle pas déjà transmis la pureté de ses profils à la plus grande partie d'une architecture immobilière exprimant les besoins collectifs dont la machine fut l'instrument principal ? Barrages, ponts, aqueducs, hangars, digues, usines, routes imposent déjà au monde l'impersonnalité d'un art appelé à régénérer la vision de tous les hommes en replongeant dans tous les besoins unanimes que représentait la rythmique et dans les besoins, particuliers à chaque groupe, que réclament ses conditions d'existence sociale. Origine sans doute de variations harmoniques que l'architecture empruntera aux milieux géographiques et aux productions diverses que ces milieux déterminent.
Il faut se garder d'oublier la ductilité des matériaux introduits aujourd'hui dans l'art de bâtir — le fer et le béton entre autres —, tous aptes aussi bien à unifier les principes de la construction qu'à en varier les aspects. Il est aisé de comprendre, par exemple, pourquoi les procédés modernes n'exigent plus, dans les pays pluvieux, l'inclinaison des toits, pourquoi la puissance des éclairages artificiels peut, à la rigueur, modifier l'importance des ouvertures ou même en amener la suppression.

Mais l'harmonisation des lignes et des masses du bâtiment aux caractères de la contrée, peut-être même au génie de l'espèce, n'en demeurent pas moins parmi les impératifs les plus immédiats des formes utilitaires qu'il s'agit de réaliser. Il est déjà bien malaisé d'indiquer devant la plus parfaite de ces formes ce qui la différencie qualitativement d'un temple grec, par exemple. Sans doute que le temple grec n'est que la maturation spirituelle — son origine, la maison de paysan, le prouve — de besoins imposés par l'économie la plus positive, et que nous sommes en droit d'espérer de nos constructions utilitaires, pour un avenir plus ou moins lointain, une destinée analogue à celle-là. Les Égyptiens nous avaient démontré les premiers — et avec force et avec une continuité qui vaut pour toute la durée des âges — l'unité de nos besoins spirituels et des procédés scientifiques qui les manifestent. Sans doute touchons-nous à l'aube d'une époque analogue à la leur, ce qui ne serait pas un médiocre espoir de réveil pour le vieil optimisme de l'être humain. »
                                                                                                                                          Élie Faure, Équivalences, 1951.
 

 

Réflexion

L’art Universel (ou art moderne) est-il  inéluctablement et irréversiblement l’ennemi de l’art local ou traditionnel ?
La cuisine moderne fait-elle définitivement oublier la cuisine locale ou traditionnelle ?

Bref,la cuisine universelle fait-elle perdre à jamais le goût de la cuisine locale?

 

Édith SCHUSS,  Soucoupe volante

Partager cet article
Repost0
13 janvier 2019 7 13 /01 /janvier /2019 09:32

Paul SCHUSS, Le sonneur de l'angélus

POUR L’ART ET LA CRÉATION ARTISTIQUE,
LES LEÇONS PRATIQUES DE LUC BENOIST

Le regard exercé, source d’inspiration, de création artistique et poétique

Luc Benoist
Historien d’art, écrivain et conservateur de musée français.

Voir et savoir regarder, complément utile du savoir lire

REGARDE

« Nous avons tous appris à lire et à écrire, mais nous n'avons jamais appris à voir, n'estimant pas, à cet égard, qu'une initiation fût nécessaire. Aussi a-t-on constaté que le visiteur ordinaire d'un musée n'arrête pas son regard sur le plus beau tableau du monde pendant plus de cinq secondes. Et nous ne prêtons pas plus d'attention aux monuments célèbres ou aux paysages prestigieux que nous rencontrons en voyage. Nous ne soupçonnons pas que devant ces objets ou ces spectacles notre regard ait une habitude à prendre, un art à exercer, un plaisir à recevoir ; et qu'à partir du moment où nous en comprendrons la nature, la signification et le but, nous commencerons à les rechercher pour eux-mêmes et à les aimer. »

Bien regarder pour l’éveil des sens et de l’esprit

« C'est un accord de sentiment qui nous pousse à parcourir plus volontiers les pages d'un nouveau roman que les salles d'une exposition de peinture abstraite, à écouter sans impatience le dialogue d'une pièce, à suivre avec sympathie les gestes des acteurs sur la scène. Tandis que les tableaux d'un musée, les œuvres d'art qui s'y entassent nous demeurent bien souvent lointains et mystérieux, immobiles et muets. Comme il est naturel, nous ne prenons intérêt qu'aux choses ou aux personnes que nous aimons intimement, par vocation, profession ou passion. Si, devant une jolie femme rencontrée dans la rue, un coiffeur remarque inconsciemment sa chevelure, un couturier sa robe, un médecin sa diathèse, tous sont frappés, et nous avec eux, par la qualité la plus générale, la plus universelle à laquelle l'œil et l'âme soient sensibles : sa beauté. La question qui se pose est de savoir si nous sommes capables de déceler la beauté sous ses formes les plus différentes et les plus hautes, autant que sous sa plus ordinaire apparence.

Nous nous promenons dans un jardin public et, au tournant d'une allée, part devant nous un vol de colombes. C'est un incident sans importance. Mais il a permis à bien des peintres d'évoquer avec vérité les oiseaux consacrés à Vénus. On nous appelle pour goûter une collation servie sur un coin de table. C'est un mince sujet, mais Chardin ou Matisse en auraient tiré un chef-d'œuvre. Nous entrevoyons une autre fois une femme brossant ses cheveux : Degas et Bonnard l'ont vue avant nous et, bien souvent, l'ont peinte. Monet s'est promené le long de cette rivière bordée de peupliers. Van Gogh, Courbet se sont assis avant nous sur cette grève et Utrillo a passé dans cette rue de Montmartre, où nous voyons se découper au loin le dôme du Sacré-Cœur. L'attention infaillible de ces artistes a transformé en spectacle exceptionnel un sujet si banal que nous ne l'avions pas vu, encore moins regardé et pas du tout goûté. Pourtant nous vivons comme eux au milieu de la même nature, du même monde, auquel ils ont tout emprunté, leur répertoire, leur technique, leurs matériaux, leurs couleurs, toutes les formes des choses combinées de mille façons. La matière première de l'art est inépuisable.

Elle se rencontre partout. Mais il faut ouvrir les yeux et savoir regarder.

En effet tous les spectacles offerts par l'art ou la nature ne sont pas toujours faciles à saisir ou à comprendre du premier coup d'œil, et l'artiste, qui ne fait que transcrire les apparences, a pu hésiter comme nous. Aussi nous arrive-t-il parfois de nous demander si nous avons affaire à un objet naturel ou fait de main humaine. On a longtemps refusé d'admettre que les haches de silex, découvertes par Boucher de Perthes, avaient été taillées par des hommes dans le lointain de la préhistoire. Ou bien le jeu des illusions et l'inversion des échelles peuvent nous pousser à confondre sous la même forme des choses étrangères les unes aux autres. Nous prêtons à la courbe d'une colline le galbe d'une hanche humaine, retrouvant sans le vouloir le mythe du dieu égyptien Geb, dont le corps allongé représentait la terre. Ne nous est-il jamais arrivé de rêver à un obélisque devant une cheminée d'usine ? L'œil, comme un poète, crée journellement de nouvelles métaphores. Car, dans le domaine de l'art, comparer constitue un moyen habituel de connaissance. Sans cesse notre regard va d'un objet à l'autre et, cette comparaison nécessaire, nous souhaitons la favoriser et la commenter. Nous espérons susciter l'exercice d'un choix parmi les images d'un monde qui nous offre tous les spectacles adaptés à nos états d'âme, à nos imaginations, à nos rêves. L'œuvre d'art est le meilleur moyen d'apprendre à faire ce choix, puisque l'artiste a déjà choisi pour nous. Il nous apprend à voir comme lui. »

Savoir regarder pour découvrir trésors et délices, sel de l’existence

« Innombrables sont les points de vue auxquels nous pouvons nous placer devant les œuvres de l'art suivant notre goût, notre humeur, notre compétence. L'œuvre est capable, si nous la questionnons bien, de répondre à toutes nos curiosités, de nous révéler ses secrets : le pays où elle est née, l'artiste qui l'a faite, la technique employée, le sujet qu'elle représente, l'amateur qui l'a commandée, les sentiments qu'elle inspire, les modes qu'elle a pu provoquer. Pour être plus précis, disons qu'on peut d'abord retenir d'une œuvre d'art son sujet visible, le spectacle ou l'histoire qu'elle représente. On la traite alors comme une image. A ce titre, elle couvre tout le clavier de la réalité sensible. Elle peut nous révéler un coin de la nature, un moment du travail humain. Ce peut être le cadre de la vie d'autrefois, les épisodes de notre histoire, le visage des hommes représentatifs. Ainsi le "Sacre de Napoléon" par David constitue une grande image.
En second lieu, on peut chercher à retrouver dans un monument, une sculpture, un tableau, les conceptions idéologiques ou religieuses qui l'ont fait naître. On le considère alors comme un symbole. Presque toutes les peintures religieuses sont symboliques. Quand un peintre, Titien par exemple, peint un "Mariage mystique de Sainte-Catherine", où l'on voit l'Enfant Jésus passer un anneau au doigt d'une adolescente, on pense bien qu'il n'a pas représenté un fait historique, mais qu'il a voulu suggérer une idée, celle de la vocation d'une jeune fille qui prend l'habit et entre en religion. C'est figure des dieux ou essai d'évoquer la vie intérieure d'une âme. »

Du regard à l’équilibre de l’œuvre d’art

« On peut enfin s'attacher exclusivement à la technique, à la matière que l'œuvre utilise, au métier qu'elle exige, et on la considère alors comme un objet. A ce point de vue, l'art comporte également tous les degrés, du plus petit au plus grand, depuis l'orfèvrerie d'un bijou jusqu'à l'urbanisme des grandes capitales. Dans le cadre de la peinture, c'est le cas de toute composition non figurative, où seul compte aux yeux de l'artiste le jeu des couleurs et des lignes.
Bien entendu, toute œuvre d'art digne de ce nom devrait répondre à ces trois fonctions essentielles. Mais presque jamais l'équilibre n'est parfait. Pour une âme pieuse le sujet religieux d'une image possédera forcément une vertu qui fera négliger sa virtuosité. Le grand artiste est justement celui qui satisfait également tous les besoins de l'œil, de l'âme et de l'esprit. Il doit trouver le motif qui comble, remplisse, magnifie ou sublime exactement son dessein. A la cime de l'art, les chefs-d'œuvre nous proposent les réussites les plus difficiles, celles où l'émotion est provoquée à la fois par le symbole, l'image et le métier. Elles nous offrent un modèle de ce qu'il y a de plus exaltant au monde comme programme de vie : la coïncidence du travail et du plaisir. Tant il est vrai, selon le mot de Keats, qu'une œuvre parfaite, après avoir été la passion de son créateur, est "une joie pour toujours". ».

                                                                                                            Luc Benoist, Regarde ou Les clefs de l’art, 1962.

 

Paul SCHUSS, Rêves et paix

Lien : pour Paul Schuss
http://www.adagp.fr/fr/banque-images#/?q=cGF1bCBzY2h1c3M%3D
http://www.adagp.fr/fr/banque-images#/

Partager cet article
Repost0
6 janvier 2019 7 06 /01 /janvier /2019 09:16

ANDRÉ MAUROIS CÉLÈBRE LE LIVRE ET SES VERTUS MULTIPLES

Le livre et la lecture, facteur de formation, de culture et d’épanouissement

André Maurois (1885-1967)

André Maurois, né Émile Salomon Wilhelm Herzog, conteur, essayiste, biographe français (1885-1967). Auteur d’une œuvre monumentale et prolixe, son nom de plume (pseudonyme), André Maurois, devient son nom légal.
(Académie française, 1938)

Lire, c’est grandir, s’accomplir

« Notre civilisation est une somme de connaissances et de souvenirs accumulés par les générations qui nous ont précédés. Nous ne pouvons y participer qu'en prenant contact avec la pensée de ces générations. Le seul moyen de le faire, et de devenir ainsi un homme "cultivé", est la lecture.

Rien ne peut la remplacer. Ni le cours parlé ni l'image projetée n'ont le même pouvoir éducatif. L'image est précieuse pour illustrer un texte écrit : elle ne permet guère la formation des idées générales. Le film, comme le discours, s'écoule et disparaît ; il est difficile, voire impossible, d'y revenir pour le consulter. Le livre demeure, compagnon de toute notre vie. Montaigne disait que trois commerces lui étaient nécessaires : l'amour, l'amitié, la lecture. Ils sont presque de même nature.

On peut aimer les livres ; ils sont toujours des amis fidèles. Je dirai même que je les ai souvent trouvés plus brillants et plus sages que leurs auteurs. Un écrivain met dans ses ouvrages le meilleur de lui-même. Sa conversation, si même elle étincelle, s'enfuit. On peut interroger sans fin le mystère du livre. En outre, cette amitié sera partagée, sans jalousie, par des millions d'êtres, en tous pays. Balzac, Dickens, Tolstoï, Cervantès, Gœthe, Dante, Melville nouent des liens merveilleux entre des hommes que tout semble séparer. Avec un Japonais, avec un Russe, avec un Américain, de moi inconnus, j'ai des amis communs qui sont la Natacha de Guerre et Paix, le Fabrice de La Chartreuse de Parme, le Micawber de David Copperfield. »

Le livre, facteur irremplaçable d’ouverture aux autres et à soi

« Le livre est un moyen de dépassement. Aucun homme n'a assez d'expériences personnelles pour bien comprendre les autres, ni pour bien se comprendre lui-même. Nous nous sentons tous solitaires dans ce monde immense et fermé. Nous en souffrons ; nous sommes choqués par l'injustice des choses et les difficultés de la vie. Les livres nous apprennent que d'autres, plus grands que nous, ont souffert et cherché comme nous. Ils sont des portes ouvertes sur d'autres âmes et d'autres peuples. Grâce à eux nous pouvons nous évader de notre petit univers personnel, si étroit : grâce à eux nous échappons à la méditation stérile sur nous-mêmes. Un soir consacré à la lecture des grands livres est pour l'esprit ce qu'un séjour en montagne est pour le corps. L'homme redescend de ces hautes cimes, plus fort, les poumons et le cerveau lavés de toutes souillures, mieux préparé à affronter avec courage les luttes qu'il retrouvera dans les plaines de la vie quotidienne.

Les livres sont nos seuls moyens de connaître d'autres époques et nos meilleurs moyens pour comprendre des groupes sociaux où nous ne pénétrons pas. Le théâtre de Federico Garcia Lorca m'aura plus appris sur l'âme secrète de l'Espagne que vingt voyages faits en touriste. Tchékhov et Tolstoï m'ont révélé des aspects de l'âme russe qui restent vrais. Les Mémoires de Saint-Simon ont fait revivre pour moi une France qui n'est plus...
Plaisir accru par la découverte d'étonnantes ressemblances entre ces mondes éloignés de nous par la distance ou le temps, et celui où nous vivons. Les êtres humains ont tous des traits communs. Les passions des rois dans Homère ne sont pas si différentes de celles des généraux dans une coalition moderne. Quand je faisais un cours sur Marcel Proust aux étudiants de Kansas City, les fils des fermiers américains se reconnaissaient dans ces personnages français. "Après tout, il n'y a qu'une race : l'humanité". Le grand homme lui-même n'est différent de nous que par ses dimensions, non par son essence, et c'est pourquoi les grandes vies sont intéressantes pour tous les hommes.

Donc, nous lisons, en partie, pour dépasser notre vie et comprendre celle des autres. Mais ce n'est pas la seule raison du plaisir que donnent les livres. Par l'existence quotidienne, nous sommes trop mêlés aux événements pour les bien voir, trop soumis aux émotions pour en jouir. Beaucoup d'entre nous vivent un roman digne de Dickens ou de Balzac ; ils n'y trouvent aucun plaisir. Bien au contraire. La fonction de l'écrivain est de nous offrir une image vraie de la vie, mais de la tenir à une telle distance de nous que nous puissions la goûter sans crainte, sans responsabilité. Le lecteur d'un grand roman, d'une grande biographie, vit une grande aventure sans que sa sérénité en soit troublée. Comme l'a dit Santayana, l'art offre à la contemplation ce que l'homme ne trouve guère dans l'action : l'union de la vie et de la paix. »

Le livre et la lecture, sources de connaissance, de sagesse et de sociabilité

« La lecture d'un livre d'histoire est très saine pour l'esprit ; elle enseigne au lecteur la modération et la tolérance; elle lui montre que de terribles querelles, qui causèrent des guerres civiles ou mondiales, ne sont plus aujourd'hui que des controverses défuntes. Leçon de sagesse et de relativisme. Les beaux livres ne laissent jamais le lecteur tel qu'il était avant de les connaître ; ils le rendent meilleur.

Rien n'est donc plus important pour l'humanité que de mettre à la disposition de tous ces instruments de dépassement, d'évasion et de découverte qui transforment, à la lettre, la vie et accroissent la valeur sociale de l'individu. Le seul moyen de le faire est la bibliothèque publique.

Nous vivons en un temps où tous les hommes, en des pays dont le nombre va croissant, ont des droits égaux, participent au gouvernement et forment cette opinion qui, par son influence sur les gouvernants, décide en dernier ressort de la paix et de la guerre, de la justice et de l'injustice, bref, de la vie de leur nation et de celle du monde tout entier. Cette puissance du peuple, qui est la démocratie, exige que les masses, devenues source du pouvoir, soient instruites de tous les grands problèmes.

J'entends bien qu'elles reçoivent, de plus en plus, un tel enseignement dans les écoles, mais cet enseignement ne peut être complet si la bibliothèque ne devient l'auxiliaire de l'école. Écouter un maître, même excellent, ne suffit pas à former l'esprit. Il y faut la réflexion, la méditation. Le rôle du maître est de fournir des cadres bien construits, que le travail personnel devra ensuite remplir. Ce travail personnel sera, essentiellement, constitué par des lectures.

Aucun élève, aucun étudiant, si brillant soit-il, ne peut refaire seul ce que l'humanité a mis des millénaires à enfanter. Toute réflexion solide est, avant tout, réflexion sur la pensée des grands auteurs. L'histoire serait peu de chose si elle était réduite aux faits et aux idées que le maître peut exposer en un petit nombre d'heures. Elle deviendra une grande leçon de vie si l'étudiant, conseillé par le maître, va chercher dans les Mémoires, dans les témoignages, dans les statistiques la matière même de l'histoire.

La lecture n'est pas seulement une saine gymnastique de l'intelligence ; elle révèle aux jeunes le caractère secret de la vérité, qui n'est jamais donnée toute faite au chercheur, mais doit être construite par lui à force de travail, de méthode et de bonne foi. La bibliothèque est le complément indispensable de l'école ou de l'université. Je dirais volontiers que l'enseignement n'est qu'une clef qui ouvre les portes des bibliothèques.

Cela est plus vrai encore de l'enseignement postscolaire. Le citoyen d'une démocratie qui veut remplir ses devoirs avec conscience doit continuer de s'informer pendant toute sa vie. Le monde ne s'arrête pas le jour où chacun de nous sort de ses classes. L'histoire continue de se faire, elle pose des problèmes qui engagent le sort de l'espèce humaine.

Comment prendre parti, comment défendre des thèses raisonnables, comment s'opposer à de criminelles folies si l'on ne connaît pas les questions ? Ce qui est vrai de l'histoire l'est aussi de l'économie politique, de toutes les sciences, de toutes les techniques. En cinquante ans, les connaissances humaines ont été renouvelées, bouleversées. Qui renseignera, sur ces grands changements, les hommes et les femmes dont la vie et le bonheur en dépendent ? qui leur permettra, en accomplissant leur tâche quotidienne, de tenir compte des plus récentes découvertes ?
Les livres, et eux seuls. »

Le livre et la lecture ouvrent l’accès à la mémoire du monde

« La bibliothèque publique doit donner aux enfants, aux jeunes gens, aux hommes et aux femmes, la possibilité de se tenir au courant de leur temps, sur tous les sujets. En mettant à leur disposition, impartialement, des ouvrages qui présentent des thèses opposées, elle leur permet de se former une opinion et de garder, à l'égard des affaires publiques, l'esprit critique et constructif sans lequel il n'est pas de liberté.

Elle éveille aussi des vocations. En lisant les œuvres des maîtres, des esprits bien doués qui ne trouvaient pas leur voie seront aiguillés vers les sciences, les lettres ou les arts et apporteront à leur tour leur contribution au trésor commun de l'humanité...

La civilisation crée des besoins nouveaux. L'homme n'accepte plus d'être un pion que meuvent sur l'échiquier des puissances qui le dépassent. Dans toute la mesure où cela est possible, il veut savoir, s'informer. Jadis, seul un philosophe ou un poète disait : "Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger". Aujourd'hui, tout homme voudrait pouvoir prononcer cette phrase, parce qu'il sait que le destin de peuples lointains et inconnus modifiera le sien, et aussi parce que sa sensibilité s'est affinée et qu'une injustice commise à l'autre bout du monde le touche. Sur les problèmes qui sollicitent l'humanité tout entière, la bibliothèque est la principale, la plus riche source d'information.

Enfin, par l'abondance de l'énergie, par les progrès de l'automatisme, notre civilisation, que nous le voulions ou non, sera de plus en plus une civilisation de loisirs. Les sports, les jeux, les spectacles, la télévision contribueront, certes, à occuper les hommes, mais leur durée sera toujours limitée par la longueur des préparations et, d'ailleurs, un homme digne de ce nom en arrive assez vite à se lasser de n'être que spectateur. La bibliothèque fera pour lui, de l'Espace et du Temps, un spectacle infini qu'il créera lui-même.

"Tout homme qui sait lire, a dit Aldous Huxley, a en lui le pouvoir de se magnifier, de multiplier ses modes d'existence, de rendre sa vie pleine, intéressante et significative". C'est cette vie pleine, enrichie de toutes les autres vies, que nous souhaitons ouvrir à tous.»
                                                                                                                    André Maurois, Revue « le Courrier de l’Unesco » (mai 1961).

 

Partager cet article
Repost0
15 octobre 2017 7 15 /10 /octobre /2017 07:08

LA MUSIQUE, UNE LANGUE UNIVERSELLE : L’HYMNE À LA JOIE. BEETHOVEN COMMENTÉ

La musique, instrument de rencontre des cœurs et créatrice de fraternité universelle.

Ludwig van Beethoven. Compositeur allemand (1770-1827)

Beethoven, considéré comme un génie de la musique classique, d’une précocité étonnante, a donné son premier concert à l’âge de 8 ans.

Il est également considéré comme l’héritier de Mozart et précurseur du romantisme allemand. Sa surdité dès l’âge de 26 ans ne l’empêcha pas d’être le génie qu’il fut.

L’œuvre de Beethoven présentée et commentée par un autre grand de la musique classique, Richard Wagner

Richard Wagner. Compositeur allemand (1813-1883)

Richard Wagner présente les 4 premiers mouvements de la neuvième symphonie

Premier mouvement

Un combat — au sens le plus magnifique du mot — de l'âme luttant pour la conquête de la joie contre l'oppression de cette force hostile qui s'insinue entre nous et le bonheur terrestre : tel semble bien être le motif fondamental de ce premier mouvement. Le thème principal, qui dès le début, émerge, puissant et nu, comme d'un voile qui le dérobait à nos esprits inquiets, trouverait, je crois, son interprétation, sans que soit trahi le sens général du poème musical, dans ce vers de Goethe :

Renonce, tu le dois, il faut que tu renonces.

Nous croyons voir deux vigoureux lutteurs qui, l'un et l'autre invincibles, semblent se soustraire au combat. Des éclaircies nous permettent, par instants, d'entrevoir le sourire mélancolique et doux du bonheur qui paraît nous chercher ; nous luttons pour sa possession, mais, au moment de l'atteindre, l'ennemi perfide et puissant s'interpose et son aile ténébreuse nous recouvre de son ombre. Ainsi, tout regard, même lointain, jeté sur ces prémices de bonheur est aussitôt voilé et nous retombons dans un sombre accablement, mais qui bientôt va se transformer en un nouvel élan audacieux, en une lutte renaissante contre le démon hostile à notre joie. Ainsi, attaque impétueuse, résistance, effort, désir ardent, espoir, approche du succès, nouvelle défaillance, nouvelle tentative, nouveau combat, telles sont les perpétuelles alternances de cet admirable morceau...

A la fin du mouvement, ce sombre désespoir que la joie ne peut effleurer atteint au paroxysme et semble envelopper l'univers. On dirait que dans sa majesté terrible et grandiose, il va s'emparer de ce monde que Dieu créa... pour la Joie.

Deuxième mouvement

Une volupté sauvage nous saisit dès les premiers rythmes de ce second mouvement : nous entrons dans un monde nouveau, où nous nous sentons emportés jusqu'au vertige, jusqu'à l'étourdissement. C'est comme si, poussés par le désespoir, nous fuyions devant lui, à la poursuite d'un bonheur nouveau, inconnu, au prix d'efforts éperdus, alors que l'ancien bonheur, qui naguère nous illuminait de son sourire lointain, nous paraît hors de portée et complètement aboli. ...

Un nouveau thème s'impose soudain ; et devant nous se déroule une de ces scènes de joie terrestre et de bien-être délectable : dans le thème très simple et qui revient à tout instant, semble s'exprimer en une gaîté un peu fruste, une naïveté, une allégresse facile, et nous sommes tentés de nous reporter, ici encore, à un passage de Goethe où il évoque un contentement pareillement dénué d'envolée

Pour le peuple, ici, chaque jour est une fête ;

Avec un peu de bonne humeur et beaucoup d'agrément

Chacun tourne en une ronde étroite...

Troisième mouvement

... C'est comme un souvenir, se réveillant en nous — le souvenir du premier, du plus pur des bonheurs. ...

Avec ce souvenir revient également cette douce nostalgie qui se manifeste dans sa plénitude au deuxième thème de ce mouvement et que nous ne pourrions mieux interpréter que par ces paroles de Goethe

Un désir ineffable et doux

Me poussait à travers forêts et prairies,

Et avec mille larmes brûlantes,

Je sentais naître pour moi un monde.

Ce thème apparaît comme le désir de l'amour, auquel répond de nouveau, mais cette fois en un rythme expressif plus vif et plus orné, le premier thème, prometteur d'espérance, et d'une apaisante douceur. ...

Ainsi, le cœur encore frémissant paraît vouloir, avec une douce opiniâtreté, écarter ces consolations ; mais leur suave puissance est plus forte que notre orgueil, qui fléchit enfin ; nous nous jetons vaincus dans les bras de ces doux messagers du bonheur le plus pur :

Retentissez encore, douces harmonies du ciel ;

Une larme jaillit, la Terre m'a reconquis.

Oui, le cœur blessé semble guérir, reprendre des forces et se soulever avec une résolution virile que nous croyons reconnaître vers la fin du morceau dans la marche presque triomphale. Toutefois, cette exaltation n'est pas exempte de quelques échos des orages passés ; mais à chaque retour de l'ancienne souffrance s'oppose aussitôt cette douce puissance magique, avec ses consolations nouvelles, toujours apaisantes, et devant elle enfin, cependant que s'évanouit la lueur des derniers éclairs, l'orage se dissipe et s'éloigne.

[…]

 

Quatrième mouvement

Dès le début (et c'est la transition du troisième au quatrième mouvement), jaillit comme un cri strident ...

Avec ce début du dernier mouvement, la musique de Beethoven prend un caractère infiniment plus expressif : elle abandonne le caractère de musique instrumentale pure, qu'elle a conservé durant les trois premiers mouvements et qui se manifeste par une expression indécise et qui n'aboutit pas. La suite du poème musical exige impérieusement une conclusion — et une conclusion qui ne peut s'exprimer que par la parole humaine.

Admirons comment le maître prépare l'intervention de la parole et de la voix humaine (que l'on attendait impérieusement) par cet émouvant récitatif de basses instrumentales. Ce récitatif dépasse presque déjà les bornes de la musique absolue et emporte par une adjuration véhémente et pathétique l'adhésion des autres instruments à la rencontre desquels il s'avance ; il finit par devenir lui-même un thème de chant qui, évoluant dans la simplicité de sa ligne, et comme animé d'une joie triomphale, entraîne avec lui les autres instruments et s'élève à une hauteur sublime. C'est là, semble-t-il, la suprême tentative pour exprimer par la musique instrumentale seule un bonheur parfait et sûr, bien défini et que rien ne peut troubler. Mais l'élément indomptable ne paraît pas s'accommoder des limites qui lui sont assignées. ... C'est alors qu'une voix humaine, avec la claire et sûre expression de la parole, s'insinue au milieu des instruments déchaînés, et nous ne savons pas ce que nous devons le plus admirer de l'inspiration hardie ou de la grande naïveté du Maître, lorsqu'il fait crier par cette voix aux instruments :

Amis, non, pas ces accents. Entonnons maintenant

Des chants plus plaisants et plus joyeux.

A ces mots, la lumière se fait dans le chaos ; une expression définie, certaine, se manifeste, dans laquelle, portés par l'élément maîtrisé de la musique instrumentale, nous pouvons entendre clairement et distinctement ce qui doit apparaître, après la recherche douloureuse de la joie, comme un bonheur sublime et décisif...

Des accents belliqueux, exaltants, se rapprochent. Nous croyons voir passer une troupe de jeunes hommes dont l'héroïsme joyeux s'exprime par ces vers :

Joyeux comme les soleils qui volent

Par la voûte splendide des deux,

Suivez, frères, votre route,

Rayonnants comme le héros qui marche, à la victoire.

Cela amène une sorte de lutte joyeuse, exprimée par les instruments seuls : nous voyons les jeunes gens qui se précipitent vaillamment à ce combat, dont le trophée sera la joie, et nous nous sentons portés une fois de plus à invoquer Goethe :

Celui-là seul mérite la liberté comme la vie

Qui doit chaque jour la conquérir.

La victoire, dont nous ne doutions pas, est acquise : le sourire de la joie est la récompense de tant d'efforts vigoureux. Elle éclate en cris d'allégresse dans la conscience du bonheur nouvellement conquis :

Joie, belle étincelle divine,

Fille de l’Elysée,

Nous pénétrons, enivrés de tes feux,

 O Céleste, dans ton sanctuaire, etc. ...

Maintenant, dans la plénitude de la joie, le cri de l'amour humain universel jaillit des cœurs exaltés ; dans un enthousiasme sublime, après avoir embrassé le genre humain tout entier, nous nous tournons vers le grand Créateur de la Nature, en qui, avec une claire conscience, nous proclamons notre foi fervente ; et, dans un élan de ravissement sublime, nous avons le sentiment que nos regards parviennent jusqu'à lui à travers l'éther azuré qui se déchire :

Millions d'êtres, embrassez-vous !

Au monde entier ce baiser !

Frères, au-dessus de la tente étoilée

Doit habiter un Père tout de bonté.

Vous prosternerez-vous, millions d'êtres ?

Pressens-tu le Créateur, ô monde ?

Cherche-le au-dessus de la tente étoilée.

C'est par delà les étoiles qu'il doit habiter.

C'est comme si nous étions poussés par la révélation à cette croyance exaltante que tout homme est né pour la joie :

Millions d'êtres, embrassez-vous !                                                          

Au monde entier ce baiser ! ...

Richard Wagner , Beethoven, Ed. Gallimard.

Partager cet article
Repost0